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#1 Sat 17 September 2005 07:54

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Une puce révolutionne le cadastre

A Bangalore, dans le sud de l'Inde, le gouvernement régional a informatisé les relevés de propriété. Une expérience pilote en milieu rural qui élimine paperasses et corruption.

Par Pierre PRAKASH - LIBERATION http://www.liberation.fr/page.php?Article=324288


Penché sur une large feuille de papier imprimé, à la sortie du guichet, Ereya Veerangowda affiche un sourire radieux. En quelques minutes, ce petit paysan de l'Etat du Karnataka, au sud de l'Inde, vient d'obtenir le document administratif qui, pour lui, est le plus important de tous : le RTC ou Record of Rights, Tenancy and Crop, équivalent local d'un titre de propriété. Comme l'écrasante majorité des 650 millions d'Indiens vivant dans les campagnes, le vieil homme ne possède en effet rien d'autre que ses terres. «Cinq acres de canne à sucre, de rizières et de lentilles», explique-t-il fièrement. D'où l'importance du RTC, qu'il doit fournir plusieurs fois par an pour obtenir des prêts bancaires, assurer ses plantations, toucher les compensations gouvernementales en cas de pertes liées aux catastrophes naturelles ou, comme ce matin, pouvoir acheter de l'engrais subventionné par l'Etat. «Ça sert même de caution pour obtenir une liberté conditionnelle, ajoute-t-il, c'est la seule preuve matérielle que je possède quelque chose à moi.» Jusqu'à peu, obtenir ce précieux document relevait d'un véritable parcours du combattant. «C'était un cauchemar», raconte Karigowda Krishna, lui aussi fermier dans la région de Mandhya, à trois heures de route de la capitale régionale, Bangalore, connue comme la Silicon Valley indienne. «L'officiel qui s'occupait des cadastres gérait plusieurs hameaux en même temps, il fallait sans cesse lui courir après. Ça pouvait prendre des semaines, voire des mois, et il fallait payer un pot-de-vin pour obtenir quoi que ce soit.» Un système qui favorisait évidemment les plus riches, les plus influents et surtout les plus à même de soudoyer le tout-puissant village accountant (plus bas échelon de l'administration régionale, s'occupe entre autres des cadastres, ndlr).

En moins de dix minutes

Désormais, tout paysan du Karnataka, soit près de sept millions de personnes, peut obtenir son RTC en moins de dix minutes et pour seulement 15 roupies (0,3 euro). Précurseur et peut-être soucieux de prouver que l'expertise informatique de Bangalore n'était pas utile qu'à l'export, le gouvernement régional a en effet informatisé tous les cadastres. Installés dans les 177 sous-districts de l'Etat, des kiosques baptisés «centres Bhoomi» sont à la disposition de la population pour délivrer le fameux certificat et enregistrer toute modification relative aux titres de propriété. En d'autres termes, les neuf mille village accountants de l'Etat ont cédé leur place aux ordinateurs du projet Bhoomi («Terre»), aujourd'hui cité comme un exemple mondial de gouvernance électronique en milieu rural.

Aux guichets, petits paysans et grands propriétaires défilent à longueur de journée. «Le service est beaucoup plus efficace, la corruption et le favoritisme ont été éradiqués, explique Shiva Rudraiah, directeur adjoint du projet. Et la transparence est totale puisque, d'une part les particuliers peuvent demander à consulter les fichiers, et d'autre part tous les centres sont reliés à une base de données centrale, à Bangalore, si bien que nous savons en temps réel où en est tel ou tel dossier.» Sans compter que, pour les autorités, le fait d'avoir une vue claire de l'occupation des sols devrait permettre d'améliorer les projets d'aménagements du territoire. Bientôt, même les paysans pourront acheter des plans de leurs terrains, une révolution dans ce pays où les litiges entre voisins rythment la vie des campagnes.

Simple et efficace, Bhoomi est le fruit de huit années de travail. «Ça paraît merveilleux aujourd'hui que ça marche, mais croyez-moi, ça n'a pas été facile», sourit Rajeev Chawla, l'architecte du projet, aujourd'hui considéré comme le gourou national de la gouvernance électronique. «Le plus dur a été d'entrer les données, raconte-t-il. Il y a dans cet Etat vingt millions de titres de propriété qui comptent chacun en moyenne quarante-huit parcelles. Au total, cela faisait donc près d'un milliard de dossiers à rentrer dans la base de données, et les registres manuels étaient bourrés d'erreurs.» Débordés ou peu intéressés par leur travail, les village accountants n'étaient en effet pas très appliqués, d'autant qu'ils n'avaient pas de comptes à rendre. «Ils tenaient l'information, donc le pouvoir, et rien ne les empêchait de modifier les titres de propriété en échange d'un bakchich, ou même de les mettre à leur nom pour revendre la parcelle», explique Shiva Rudraiah.

«Nous nous sommes heurtés au cynisme et à l'indifférence de l'administration locale, poursuit Rajeev Chawla. Tout le monde pensait que nous abandonnerions en cours de route, comme partout ailleurs.» Bien que des fonds aient été alloués à tous les Etats indiens par le gouvernement fédéral pour informatiser les cadastres dès la fin des années 80, aucun, jusqu'ici, n'avait en effet réussi. D'une part parce que l'administration chargée des cadastres compte parmi les plus désorganisées et les plus corrompues, et d'autre part parce que les registres étaient si erronés que la tâche paraissait insurmontable. Sans compter que les directeurs de ces départements vivent souvent leur poste comme un placard, sont mutés avant d'avoir pu entreprendre quoi que ce soit, et ne comprennent généralement pas grand-chose à l'informatique.

La volonté d'aller jusqu'au bout

La réussite de Bhoomi relève d'ailleurs avant tout d'une question de personnes : Rajeev Chawla est lui-même diplômé en informatique, et réputé pour sa ténacité à faire aboutir les dossiers ­ une attitude rare dans l'administration indienne. «Mes qualifications d'ingénieur ne sont que la cerise sur le gâteau, ce qui compte, c'est le zèle, la volonté d'aller jusqu'au bout», affirme d'ailleurs l'intéressé, tellement passionné que, il y a quelques années, un de ses adjoints avait menacé de se suicider parce que son patron l'appelait tous les jours à six heures du matin...

Pour créer la base de données Bhoomi, Rajeev Chawla a brisé un tabou en faisant appel à des entreprises privées, chargées de la saisie informatique. Diplomate, il a toutefois pris soin de les faire travailler en tandem avec les village accountants, qui étaient de toute façon les seuls à pouvoir déchiffrer leurs registres gribouillés. A trois reprises, les paysans de tout l'Etat ont par ailleurs été consultés pour vérifier qu'il n'y avait pas d'erreurs, ou plutôt d'arnaques. La question, ensuite, était de savoir qui allait bien pouvoir manier les ordinateurs en rase campagne. Certainement pas les village accountants, depuis trop longtemps habitués à l'ancien système et bien peu motivés puisque Bhoomi revenait de facto à les priver de leurs pots-de-vin. La solution : un programme gouvernemental qui, au nom de la «compassion», permet d'embaucher les enfants de fonctionnaires décédés en poste. «Ils n'avaient aucune expérience mais ils étaient jeunes et plus à même de comprendre l'informatique, explique Rajeev Chawla. Je leur ai fait goûter Bhoomi avant qu'ils ne goûtent à la corruption.» Mille deux cents personnes ont ainsi été formées à travailler sur le software développé par l'organisme public National Informatics Center.

En 2001, soit quatre ans après le lancement de l'opération, le premier centre Bhoomi a enfin été ouvert. Aujourd'hui, il en existe deux cent trois, tous équipés de générateurs afin de contrecarrer les coupures d'électricité quotidiennes. Quitte à se mettre l'administration d'origine à dos, les registres manuels ont carrément été interdits, afin de s'assurer que toute actualisation des fichiers ait bien lieu dans la base de données. Et ça marche : les centres Bhoomi délivrent en moyenne un million de RTC par mois, assurant par conséquent 15 millions de roupies (272 000 euros) de revenus mensuels supplémentaires à l'Etat. Pour des questions de sécurité, les employés de chaque centre n'ont accès qu'aux registres concernant leur sous-district. Et à chaque modification d'un dossier (vente, héritage, etc.), celui qui s'en charge doit fournir à l'ordinateur son empreinte digitale. «Si un dossier n'avance pas, on sait qui est responsable, les fonctionnaires ne peuvent plus échapper à leurs responsabilités», se félicite Shiva Rudraiah, installé devant la base de données centrale, à Bangalore.

Cybercafés ruraux à l'étude

Vu la réussite, Bhoomi s'apprête désormais à passer à la vitesse supérieure. «L'infrastructure que nous avons développée offre une plate-forme qui peut servir pour délivrer tous genres de services dans les campagnes», s'enthousiasme Rajeev Chawla, qui dirige aujourd'hui la cellule Gouvernance Electronique du Karnataka, la seule du pays. Dans certains sous-districts, un projet pilote baptisé Rural Digital Services (RDS) est déjà en route. Actes de naissance, avis de décès, certificats pour handicapés, paiement des taxes foncières... vingt-six services publics au total sont à portée de souris, l'objectif étant d'en atteindre quarante-deux. Une véritable révolution pour les habitants, puisque, jusqu'ici, tous ces documents demandaient d'affronter les méandres de l'administration, toujours riches en rebondissements et en paperasserie inutile. «Il faut se déplacer jusqu'au chef-lieu, mais au moins, on est sûr de ne pas venir pour rien», estime Sundar, qui vient de parcourir quatorze kilomètres en bus pour venir au centre RDS de Mandhya. Selon les autorités, le projet devrait être étendu à tous les sous-districts d'ici un an.

«Ce n'est pas suffisant, reprend Rajeev Chawla, toujours prêt à relever le défi. Du point de vue du paysan, nous avons finalement compliqué le système puisqu'il n'y a aujourd'hui plus que deux cents points de distribution au lieu des neuf mille village accountants. Il faut donc descendre à l'échelle du village.» D'où l'idée d'un partenariat public-privé, afin d'ouvrir des kiosques Internet dans les villages. Près de deux mille demandes de particuliers prêts à ouvrir des cybercafés ruraux sont à l'étude. Une fois munis de licences, ils pourront fournir tous les services publics qui seront mis en ligne via des sites protégés. Un système qui pourrait aussi s'avérer utile aux entreprises privées, notamment banques et assurances, pour atteindre directement les villageois. Même au fin fond des campagnes indiennes, la révolution électronique est en cours.


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