Vous pouvez lire le billet sur le blog La Minute pour plus d'informations sur les RSS !
Feeds
10384 items (3 unread) in 53 feeds
-
Décryptagéo, l'information géographique
-
Cybergeo
-
Revue Internationale de Géomatique (RIG)
-
SIGMAG & SIGTV.FR - Un autre regard sur la géomatique
-
Mappemonde
-
Imagerie Géospatiale
-
Toute l’actualité des Geoservices de l'IGN
-
arcOrama, un blog sur les SIG, ceux d ESRI en particulier
-
arcOpole - Actualités du Programme
-
Géoclip, le générateur d'observatoires cartographiques
-
Blog GEOCONCEPT FR

-
Géoblogs (GeoRezo.net)
-
Geotribu (1 unread)
-
Les cafés géographiques
-
UrbaLine (le blog d'Aline sur l'urba, la géomatique, et l'habitat)
-
Séries temporelles (CESBIO)
-
Datafoncier, données pour les territoires (Cerema)
-
Cartes et figures du monde
-
SIGEA: actualités des SIG pour l'enseignement agricole
-
Data and GIS tips
-
Neogeo Technologies
-
ReLucBlog
-
L'Atelier de Cartographie
-
My Geomatic
-
archeomatic (le blog d'un archéologue à l’INRAP)
-
Cartographies numériques (2 unread)
-
Veille cartographie
-
Makina Corpus
-
Oslandia
-
Camptocamp
-
Carnet (neo)cartographique
-
Le blog de Geomatys
-
GEOMATIQUE
-
Geomatick
-
CartONG (actualités)
Les cafés géographiques
-
21:37
Géopolitique du cyberespace russophone
sur Les cafés géographiquesC’est devant une audience nombreuse et curieuse d’aborder un nouveau champ d’étude de la géographie que Kévin Limonier est intervenu au café de Flore le 30 janvier 2023. Kévin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8) est également directeur adjoint de GEODE (Géopolitique de la dataspère), centre de recherches disciplinaires qui est l’un des deux Centres d’Excellence choisis en 2020 par le Ministère des Armées afin de promouvoir la relève stratégique de la France.
Kévin Limonier au Café de Flore lors du café géo du 31 janvier 2023
Géographe russophone spécialiste de la Russie, Kévin Limonier (K.L) a été amené à la géopolitique par sa thèse sur les anciennes villes fermées soviétiques et sur les processus de leur reconversion après 1991 (1). Il s’est intéressé au cyberespace assez fortuitement lors de son séjour au début des années 2000 à Doubna, grand centre de recherche nucléaire (oblast de Moscou) mais aussi par passion personnelle et par intérêt pour les relations internationales. Ses recherches portent actuellement sur le développement de nouvelles méthodes de cartographie du cyberespace et d’investigation numérique (OSINT) dans le contexte post-soviétique. Il est plus largement spécialiste de l’Internet russophone et de la géographie russe. Il s’intéresse en outre aux questions de méthodologie et d’épistémologie de la géopolitique. Récemment, il a codirigé le numéro 186 de la revue Hérodote consacré aux nouvelles pratiques d’enquête et d’investigations numériques regroupées sous le nom d’Osint (open source intelligence, en français : « renseignement d’origine source ouverte »).
Quels sont les enjeux géopolitiques de la révolution numérique ? En quoi le cyberespace est-il un objet géographique et géopolitique ? Est-il possible de le cartographier ? Comment ? Ce sont les questions qui ont été abordées à travers l’exemple du cyberespace russe et russophone.
L’intérêt de la géographie pour ce nouveau territoire.
Il est impossible actuellement d’envisager les processus de territorialisation sans envisager leur dimension numérique. Les géographes s’intéressent au cyberespace depuis la fin des années 1990 en tant que territoire numérique virtuel irrigué par des flux digitalisés mettant en communication des réseaux, reposant sur un ensemble de couches superposées. On distingue ainsi deux grandes couches basses : la couche physique, celle des infrastructures (les ordinateurs, câbles, satellites…) et la couche logique immatérielle qui permet aux données d’emprunter le réseau physique et que K.L compare à des aiguillages sur le réseau ferré pour optimiser et réguler le trafic permettant aux machines de communiquer entre elles. Les couches hautes (logicielle et sémantique) concernent la standardisation des formats et l’interprétation des données.
K.L insiste sur la distinction qui s’impose entre le cyberespace, nouvel espace (en plus de la terre, de la mer, des airs) de dimension stratégique et de communication interconnecté mais aussi d’affrontements et la datasphère, nouvelle notion émergente se référant à la fois au prolongement et au reflet de la sphère physique. Toutes les actions numériques laissent des traces, des données accumulées qui permettent de quantifier les interactions numérisées et consignées en attente d’être exploitées, analysées et comptabilisées. Ainsi les leaks, fuites de données, de plus en plus nombreuses, sont des exploitations de la datasphère. Beaucoup travaillent pour l’enquête numérique sur des bases de données : ce sont surtout des journalistes, des hackers…assez peu de chercheurs académiques.
L’exception numérique russe : vers un Runet souverain à partir de 2012
L’héritage soviétique a joué un rôle important. Les Russes sont les seuls avec les Chinois à disposer de leur plateforme d’intermédiation face aux GAFAM occidentaux mais, contrairement à la Chine, il n’y a pas eu, dans un premier temps, intervention de l’Etat sur l’Internet russe. Runet, néologisme apparu dans les années 2000, désigne le segment russophone d’internet. La première connexion, modeste, entre l’URSS et le reste du monde s’est faite en 1989 grâce à A. Soldatov, chercheur en biologie à l’institut Kourchatov qui met en place par hasard (ou par erreur ?) l’internet russe avec un simple serveur et un modem. Il n’a alors que 800 abonnés en 1990.
L’histoire du Runet est très originale. La situation héritée de la guerre froide a mis en évidence le manque complet d’infrastructures en URSS. Dans les années 1995-2005, époque de la libéralisation et des privatisations sous Elstine, le Runet se développe « sauvagement » dans un marché dérégulé autour de nombreux acteurs locaux. Ni les oligarques qui s’enrichissent avec le complexe industriel, ni les Siloviki (organes de pouvoir officiels comme les renseignements, l’armée…) ne s’intéressent au cyberespace qui leur est étranger. Hostile à l’Etat, Runet devient un contre-pouvoir pratiqué par des jeunes antisoviétiques. C’est aussi le paradis des pirates.
Les années 2005-2012 sont une période « idyllique » où le Runet est surtout un univers culturel. C’est le moment de l’inauguration de la TEA, le corridor de fibres qui permet le décloisonnement des plateformes locales. Les GAFAM se désintéressent alors totalement de la Russie. Ce n’est que dans les années 2010 que le Runet devient un projet géopolitique du pouvoir russe au moment des grandes manifestations de 2011-12 s’opposant au 3e mandat de V. Poutine, lequel va comprendre l’intérêt pour l’Etat de récupérer politiquement l’espace numérique russe. En effet, le pouvoir prend peur dans le contexte des printemps arabes en constatant que les manifestants se regroupent via les réseaux sociaux. Le retour de V. Poutine en mars 2012 amène un virage conservateur. Internet est perçu comme une menace au projet politique poutinien et à la stabilité du régime. Le nouveau discours de la propagande anti-occidentale conduit à la volonté d’assurer la souveraineté numérique de la Russie. Internet considéré comme un danger, une menace et un instrument de l’Occident devient une des premières cibles de la politique idéologique de V. Poutine
Les révélations de Snowden (2013) sur un gigantesque programme de surveillance du réseau, initié par la NSA font l’effet d’un coup de tonnerre et accélèrent la prise de conscience des failles de la sécurité du cyberespace. Elles vont faire l’affaire de V. Poutine en justifiant une véritable inflation législative pour mettre en place un Runet souverain déconnecté des autres pays, sous contrôle de l’Etat. Au nom de la défense de la souveraineté numérique, toute une série de lois dote l’Etat de moyens de contrôle du réseau de plus en plus puissants. Les lois Yorovaya (2016) notamment, relatives au renforcement de la surveillance, obligent les fournisseurs de télécommunications à stocker leurs métadonnées et à les transmettre au FSB. Enfin, un nouveau palier est franchi en 2019, avec la loi du Runet souverain, qui donne à l’État les moyens de contrôler les données entrantes et sortant du territoire russe, mais également d’isoler le Runet des autres réseaux mondiaux, ce qui suppose une véritable réorganisation du réseau avec l’installation de postes frontières numériques matérialisés par des boîtiers, ce qui est contraire aux principes fondamentaux du fonctionnement d’Internet.
La représentation cartographique et spatiale du cyberespace est très difficile voire impossible à mettre en œuvre, tant sa réalité est complexe. La cartographie suppose une énorme collecte de données pour les traiter et les représenter. Il faut donc travailler avec des mathématiciens pour essayer de représenter cette nouvelle spatialité et pouvoir envisager de lui donner sa signification stratégique pour comprendre les dynamiques de pouvoir dans l’espace. Doit-on représenter les boîtiers ? les câbles ? Il y a 40 opérateurs de câbles, 13000 fournisseurs d’Internet, d’où des réseaux extrêmement complexes qui se décomposent en sous-réseaux. Il y a donc une situation de morcellement très importante.
Au final, malgré tout l’appareil législatif déployé pour un Runet souverain, la stratégie de l’Etat russe d’un contrôle intégral des données circulant sur ses réseaux, avec l’ambition d’établir de véritables frontières numériques dans le cyberespace trouve ses limites : la Russie n’est pas parvenue à se couper totalement de l’Internet mondial. Sans doute est-ce dû à la multiplicité d’acteurs et à la complexité des réseaux et sous-réseaux développés précocement de façon assez anarchique sans aucune vision stratégique dans les années 1990-2010 avant le contrôle de l’Etat. De ce point de vue, le cas de la Chine qui, comme la Russie, affiche une évidente volonté de contrôle et d’autonomisation par rapport aux GAFAM occidentaux, est une meilleure réussite avec une très bonne efficacité en raison de la main mise très précoce de l’Etat Chinois sur son cyberespace et ses données. L’Internet chinois a été conçu dès le départ pour être sous contrôle de l’Etat.
De très nombreuses questions, certaines assez techniques, ont été posées par le public très intéressé
Les échanges entre les auditeurs et l’intervenant ont été fructueux, notamment sur la vulnérabilité du Runet et sur les conséquences à long terme de l’hémorragie des cerveaux russes souvent jeunes et compétents.
Une question à propos du conflit en Ukraine a fait l’objet d’un plus long développement en prolongement de l’exposé : comment en Ukraine, au-delà des fronts classiques, il y a ou il y a eu un front de rivalités numériques ? Quelle est la dimension cyber du conflit ? K.L évoque les manœuvres cybernétiques pour éviter les espaces ukrainiens non occupés. Dès 2014 les Russes ont cherché à déconnecter les systèmes autonomes pour les reconnecter au réseau russe, initiant ainsi une véritable occupation numérique du territoire. IL s’agit d’une sorte de guerre de position sur aiguillage des données.
(1) La thèse de Kévin Limonier « La cité scientifique de Doubna. De la « ville idéale » soviétique à la vitrine du renouveau de la Russie contemporaine, étude d’un territoire d’innovation mis au service d’un discours de puissance » (sous la direction de Béatrice GIBLIN et Jean-Robert RAVIOT) a été soutenue en 2014.Pour prolonger ce compte rendu :
-Lire l’entretien avec Kévin Limonier sur la souveraineté numérique russe en 5 questions publié sur le site de SciencesPo : [INTERVIEW] La souveraineté numérique russe en 5 questions avec Kevin Limonier – Sciences Po Chaire digital, gouvernance et souveraineté
-Lire le texte d’une rencontre avec Kévin Limonier paru sur le site de l’Université Paris 8 : Rencontre avec Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique – Université Paris 8 (univ-paris8.fr)
-Lire le compte rendu d’un café géo qui s’est tenu le 17 janvier 2023 à Montpellier avec Louis Pétiniaud sur les enjeux territoriaux d’internet dans la guerre en Ukraine :
Compte rendu rédigé par Micheline Huvet-Martinet, relu par Daniel Oster, mars 2023
-
18:00
Pasteur, la France et le monde
sur Les cafés géographiquesMaxime Schwartz et Annick Perrot (photographie de Denis Wolff)
Le 21 janvier 2023, les Cafés géo ont accueilli à l’Institut de géographie Annick Perrot, Maxime Schwartz et Agnès Desquand.
Isabelle Mazenc commence par les présenter rapidement : diplômée de l’Ecole du Louvre, conservateur de 2 musées, Annick Perrot a réalisé un énorme travail pour faire connaître Pasteur (42 expositions !) et a aussi dirigé la conception et la création de plusieurs musées en France et au Viêt-Nam.
Après une formation en biologie moléculaire (il s’agit d’expliquer tous les phénomènes biologiques par des interactions entre molécules), Maxime Schwartz a occupé de nombreux postes : directeur de recherche au CNRS, professeur et directeur général de l’Institut Pasteur, directeur scientifique de l’AFSSA (Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments).
Ils ont tous deux rédigé en collaboration un grand nombre d’ouvrages sur Pasteur (géographe de l’infiniment petit ?) et les Pasteuriens.
Quant à Agnès Desquand, diplômée de l’Ecole du Louvre, elle a écrit un livre sur Madame Pasteur.Deux livres récents rédigés par les conférenciers
On imagine souvent Pasteur cloîtré dans des lieux savants : son laboratoire, l’Ecole normale supérieure, l’Institut Pasteur… Pourtant, en France, de nombreux lieux conservent le souvenir de son passage. Il en va de même à l’étranger, même s’il a relativement peu voyagé. La construction de sa réputation dans le monde a suivi la progression de son œuvre scientifique.
Louis Pasteur est né le 27 décembre 1822 à Dole, que sa famille quitte rapidement pour habiter dans une petite ville voisine, Arbois, où le père de Pasteur avait installé une petite tannerie.
Pasteur y grandit avec ses trois sœurs. Cet élève sérieux ne manifeste aucun goût particulier, hormis le dessin. Artiste et observateur, il croque à quatorze ans le portrait de sa mère, puis de tout son voisinage. Il restera toute sa vie attaché à son Jura natal.
En 1843, Pasteur est reçu au concours de l’Ecole normale supérieure. Elève studieux et travailleur, il se découvre une passion pour la physique et la chimie, et notamment la cristallographie.
A l’issue de ses études, recruté en qualité d’agrégé-préparateur, il fait sa première découverte à propos de l’acide tartrique ; cet acide est présent dans le tartre qui se dépose au fond des cuves où se produit la fermentation alcoolique lors de la transformation du jus de raisin en vin. Pasteur découvre alors que les molécules composées des mêmes atomes peuvent être dissemblables en raison de la position desdits atomes. Elles sont donc des objets à trois dimensions. C’est l’émergence de la stéréochimie qui, bien plus tard, est à la base de la biologie moléculaire.En 1849, Pasteur, alors âgé de vingt-six ans, est nommé professeur suppléant de chimie à la faculté de Strasbourg. Pasteur rencontre la fille du recteur et l’épouse l’année même. Trois enfants naissent rapidement… alors que le papa poursuit ses travaux.
Il entreprend alors son premier voyage à l’étranger, en Allemagne et en Autriche ; il se rend alors compte que ses recherches sont connues en Allemagne et y noue des relations scientifiques.
Nommé professeur à Lille en 1854, il commence à s’intéresser aux fermentations. Depuis l’Antiquité, on fait appel à la fermentation dans la fabrication des boissons alcoolisées, du pain et du fromage, mais sans en comprendre le mécanisme. On a constaté depuis longtemps que ce processus est associé à la présence d’organismes vivants microscopiques (= ferments) mais sans connaître leur rôle. Pasteur démontre non seulement que les fermentations sont dues à l’action et à la croissance de microorganismes, mais également que chaque fermentation est liée à un microorganisme particulier ; si le processus de fermentation ne se produit pas correctement, c’est en raison de la présence de microorganismes contaminants.
Mais quelle est l’origine de ces microorganismes ? Selon la théorie de la génération spontanée, alors très en vogue, ils s’organisent spontanément à partir de la matière organique. Pasteur est rapidement convaincu que les microorganismes responsables des fermentations proviennent toujours du milieu extérieur.
Pasteur qualifie donc la génération spontanée de chimère, ce qui suscite de vives réactions dans la communauté scientifique internationale… et contribue à le faire connaître, même en dehors des milieux scientifiques. En effet, le débat qui touche à l’origine de la vie a des incidences philosophiques.En 1857, Pasteur devient chargé de la direction des études à l’Ecole normale supérieure à Paris. En 1860, la France et le Royaume-Uni signent un traité de libre-échange. Alors que les vins français commencent à envahir le marché anglais, un problème se pose : les vins français souffrent de multiples « maladies » : les bordeaux tournent, les bourgognes deviennent amers et le champagne devient filant. Cette qualité inconstante du vin français met en péril les exportations. Napoléon III fait donc appel à Pasteur pour « rechercher les causes des maladies des vins et les moyens de les prévenir ».
Selon Pasteur, les viciations du vin résultent de la présence de germes contaminants (en dehors de la levure responsable de la fermentation). Il entreprend une étude microscopique des vins d’Arbois : il identifie les microorganismes responsables de chacune des maladies. Pour protéger le vin contre les maladies, il faut donc empêcher ou arrêter le développement de germes contaminants. Pasteur propose pour cela un chauffage à 55° à l’issue de la fermentation : c’est la pasteurisation. En 1866, il donne à l’Empereur son remède au problème posé. Ce procédé, guère utilisé pour le vin aujourd’hui, est en revanche fort employé dans le monde entier pour conserver d’autres aliments.
Les applications de ses travaux à la production de vinaigre, de vin, et ultérieurement de bière, commencent à faire connaître Pasteur auprès du grand public.En 1865, Pasteur est appelé afin de sauver la sériciculture (la France produisait alors 10% de la soie mondiale). Or, les vers à soie sont alors décimés par une maladie épidémique. La production de soie est en chute libre. En cinq ans, il parvient à trouver un remède.
Entre 1859 et 1866, Pasteur perd successivement trois de ses filles de maladies. En 1869, il est frappé par un AVC : il devient hémiplégique mais l’intelligence est intacte.
Par ailleurs, en raison de la guerre de 1870, Pasteur, jusqu’alors germanophile, se met à haïr l’Allemagne. Humilié par la défaite française, il souhaite contribuer au relèvement de la patrie, d’où son intérêt pour la fabrication de la bière, domaine où l’Allemagne a une supériorité incontestable. Il voudrait que la France produire une bière de meilleure qualité qu’en Allemagne. Ce serait la « bière de la revanche ».
A son retour à Paris (il s’est réfugié à Clermont-Ferrand pendant la guerre), il installe une petite brasserie dans son laboratoire et dépose quatre brevets pour fabriquer et conserver la bière. Les techniques de Pasteur se répandent en Angleterre, au Danemark… puis dans le monde entier.
Selon Pasteur, la « théorie des germes » issue de ses travaux sur les fermentations, doit s’appliquer également aux maladies contagieuses. Un chirurgien anglais constate qu’en détruisant les microorganismes par des antiseptiques lors des opérations, le risque de gangrène et de septicémie diminue. Puis l’allemand Robert Koch démontre que le charbon des ovins et des bovins est causé par une bactérie. Pasteur n’apprécie alors pas qu’un jeune médecin de campagne allemand prétende confirmer SA théorie des germes. Il effectue des expériences plus rigoureuses qui confirment en fait les conclusions de Koch (1877). C’est la première fois qu’on peut imputer une maladie à un microbe. En 1882, Koch identifie la bactérie responsable de la tuberculose, le Bacille de Koch. C’est le début d’une rivalité féroce entre Pasteur et Koch…
En 1883, l’Egypte étant confrontée au choléra, Pasteur recommande au gouvernent français d’y envoyer une mission. Il est le premier à préconiser l’envoi d’une mission lorsqu’une épidémie survient (c’est fait systématiquement aujourd’hui, sous l’égide de l’OMS). Mais cette mission est un échec, et se conclut par la mort de Louis Thuillier, jeune collaborateur de Pasteur, alors que la mission allemande, dirigée par Koch, obtient les premières indications sur la bactérie responsable du choléra.Il est alors prouvé que les maladies contagieuses sont dues à des microbes. Pasteur s’attache alors à rechercher des moyens de protection : développement de l’hygiène (notamment l’asepsie lors des opérations), puis travaux sur les vaccins.
Le premier vaccin, contre la variole, avait été mis au point par le médecin anglais Edward Jenner en 1796. Il s’agissait de l’inoculation de la vaccine, maladie bénigne de vaches, proche de la variole. Cent ans plus tard, Pasteur est convaincu que la variole est due à un microbe et que le microbe de la vaccine doit être une forme atténuée de celui de la variole. Il montre alors, par ses travaux sur le choléra des poules, le charbon des ovins et des bovins, qu’en inoculant des formes atténuées des microbes, on peut protéger les animaux contre leur action nocive. A Pouilly-le-Fort (Seine-et-Marne), Pasteur se livre à une expérience publique : cinquante moutons sont mis à sa disposition, la moitié a été inoculée avec la bactérie atténuée puis, quelques semaines plus tard, tous ont été inoculés avec la bactérie virulente. Résultat : les vingt-cinq moutons préalablement inoculés avec le microbe atténué survivent et les vingt-cinq autres sont morts. C’est un triomphe pour Pasteur ; c’est à ce moment-là qu’il étend l’usage du mot « vaccination » jusqu’alors restreint à l’utilisation de la vaccine pour protéger contre la variole. La vaccination contre le charbon est introduite en France, puis dans le monde entier jusqu’en Australie.
Les éleveurs de porcs de la région de Bollène (Vaucluse) sont alors touchés par une autre maladie, le rouget du porc. En 1882, Louis Thuillier, élève de Pasteur, identifie la bactérie responsable du rouget. En 1883, Pasteur met au point le vaccin.
La découverte du vaccin contre la rage fait, plus que toute autre, la gloire de Pasteur. Maladie contractée après la morsure d’un animal enragé, le plus souvent un chien, elle n’est que peu fréquente en Europe… mais elle déchaîne l’imagination ! Pour Pasteur, vaincre une maladie aussi terrifiante donnera de la publicité à ses travaux. De plus, comme il s’agit d’une maladie animale, on peut faire des expérimentations sur des chiens avant de passer à l’homme. Il faut cinq ans de travaux pour obtenir le vaccin contre la rage. Il est particulier car il ne protège pas avant l’infection, mais après ; il n’est pas fabriqué à partir d’un microbe atténué, mais tué.
En 1885, le jeune alsacien Joseph Meister, mordu par un chien enragé, est conduit à l’Ecole normale supérieure par sa mère. Pasteur décide de lui faire injecter son vaccin pendant onze jours, avec des suspensions de moelle infectée de moins en moins atténuées et, pour finir, par la moelle virulente extraite d’un lapin mort la veille. Joseph Meister ne contracte pas la rage. Le prestige de Pasteur atteint alors des sommets : il est considéré comme un bienfaiteur de l’humanité. Peu après, quatre enfants américains s’embarquent vers la France pour être vaccinés, leur voyage étant payé par le New York Herald : ils ne contractent pas la rage. Dix-neuf paysans russes viennent ensuite à Paris…
En 1886, on lance une souscription internationale en vue de construire ce qui sera l’Institut Pasteur, édifié dans le quartier de Vaugirard. Inauguré en 1888, il n’est pas uniquement destiné à la prophylaxie contre la rage, mais aussi à la recherche scientifique, au perfectionnement et à l’enseignement de la microbiologie. Une nouvelle génération de chercheurs s’apprête à suivre le chemin tracé par Pasteur.
En novembre 1894, Pasteur est très malade ; il meurt en 1895. Le gouvernement décrète des funérailles nationales, dix ans après celles de Victor Hugo. Pasteur repose désormais au sein de l’Institut qu’il a créé.
Peu à peu se met en place un réseau international. Adrien Loir, neveu de Mme Pasteur, fonde en 1886 à Saint-Pétersbourg un centre antirabique qui devient ensuite un institut Pasteur. En 1888, il tente d’éliminer les lapins en Australie par une « guerre bactériologique » ; c’est un échec mais il crée à Sydney un institut Pasteur. En 1893, il est envoyé en Tunisie pour apporter une solution aux problèmes de vinification ; il fonde aussi un institut Pasteur. Albert Calmette, après avoir fait reculer la variole et la rage en Indochine, fonde en 1891 à Saigon un institut Pasteur qui existe encore aujourd’hui. Puis Alexandre Yersin, qui découvre le bacille de la peste, fonde l’institut Pasteur de Nha-Trang.
Ces instituts fondés par Calmette, Yersin et Loir sont les premiers d’un réseau qui compte actuellement trente-trois instituts, certains dans des colonies françaises devenues depuis indépendantes, et de nombreux autres, comme en Grèce, en Chine ou en Uruguay… En dehors des services apportés dans leurs pays respectifs, ils jouent un rôle majeur dans la surveillance mondiale des maladies épidémiques et participent à de nombreux programmes de recherche sur les maladies infectieuses.Les instituts Pasteur dans le monde
(© Institut Pasteur)L’exposé terminé, Isabelle Mazenc demande aux conférenciers de préciser ce qu’étaient les règles d’éthique au dix-neuvième siècle. Ainsi, lors de ses travaux sur le vaccin contre la rage, Pasteur propose à l’empereur du Brésil de vacciner des condamnés à mort, leur peine étant commuée en détention. On n’accepterait sûrement pas cela aujourd’hui (l’empereur a d’ailleurs refusé). Les règles éthiques n’étaient pas les mêmes à l’époque. D’ailleurs, Pasteur ne vaccine Joseph Meister qu’après mûre réflexion.
Question : Pasteur n’était pas médecin mais chimiste… Cela lui a-t-il posé problème (cf. la génération spontanée) ? Par ailleurs, il y a aujourd’hui du Pasteur bashing c’est-à-dire une remise en cause des vaccinations.
Réponse : Cela ne date pas d’aujourd’hui, les antivaccins ! Il y en a eu dès la variolisation (qui a précédé la vaccination), puis lors des premières vaccinations (cf. des caricatures montrant des gens vaccinés avec des cornes puisqu’on leur avait inoculé un produit venant des vaches !). Leurs prétextes sont divers : outre les raisons religieuses, ces personnes estiment qu’il faut laisser faire la nature, que les vaccins ne servent qu’à enrichir les industriels… Il y avait déjà eu des problèmes lorsqu’on a rendu des vaccins obligatoires pour les enfants, on en parle aujourd’hui en raison du vaccin contre la Covid… Pasteur a montré qu’on pouvait fabriquer des vaccins et a réussi à le faire. Pasteur est la victime indirecte de la vaccinophobie… mais ce n’est pas récent !Question : La polémique fait-elle progresser la science ? On pense à celle entre Pasteur et Koch. La science progresse-t-elle plus vite du fait d’une polémique ?
Réponse : Cela a fait progresser la science, Pasteur comme Koch essayant de faire mieux que l’autre. De manière générale, l’émulation est importante en science. Les scientifiques essaient de répondre à des questions… et aiment être les premiers à y répondre. L’émulation peut être très positive, sauf lorsqu’il y a une concurrence déloyale. Maxime Schwartz s’est occupé du problème du Sida entre Gallo et Montagnier. Gallo a vraiment essayé de s’approprier les résultats de Montagnier.Question : Pour revenir à Koch, il y aurait eu une tentative d’instrumentalisation politique par l’empereur allemand. Qu’en est-il des rapports entre Pasteur et le pouvoir politique français, notamment Napoléon III ?
Réponse : Pasteur était très conservateur et cherchait à être bien vu par le pouvoir. Il est proche de Napoléon III (qui lui demande de travailler sur le vin), puis proche du pouvoir républicain (le sénateur Dumas l’incite à travailler sur le ver à soie). Il cherche alors à devenir sénateur mais fait une très mauvaise campagne (plus scientifique que politique) et surtout, il ne veut pas serrer les mains car il craint de se faire contaminer !!
Koch a été très admiré en Allemagne après la découverte du bacille de la tuberculose puis du choléra. Il est très soutenu par les pouvoirs publics. Dans les années 1890, il veut trouver un remède contre la tuberculose. Il obtient des résultats préliminaires intéressants. Poussé par le pouvoir politique à faire une annonce lors d’un grand congrès à Berlin, il ne propose qu’une découverte partielle : la tuberculine, intéressante uniquement comme outil de diagnostic. Cela lui cause du tort. Après sa mort (1910), les nazis prennent Koch comme figure de la science allemande (réalisation d’un film). Cela nuit à sa réputation après la guerre. Aujourd’hui, Koch n’a pas en Allemagne la popularité que connaît Pasteur en France : il y a beaucoup moins de rues Koch en Allemagne que de rues Pasteur en France.Question : Peut-on visiter l’Institut Pasteur ? Quelles recherches y pratique-t-on ?
Réponse : Le musée Pasteur est fermé en raison de travaux pour quatre ans au moins. Actuellement, les visites ne peuvent être que virtuelles. Cela dit, le musée ne forme qu’une petite partie de l’Institut où les recherches se poursuivent, notamment sur un nouveau vaccin contre la Covid-19 : les vaccins actuels ne protégeant efficacement que pour six mois, on souhaiterait découvrir un vaccin pérenne. La moitié des unités de recherches de l’Institut Pasteur s’intéressent aux maladies infectieuses, les autres faisant de la recherche sur d’autres sujets, fondamentaux ou appliqués (cancer, maladies dégénératives…).Question : Outre le talent littéraire, que pensez-vous du livre de Patrick Deville, La peste et le choléra ?
Réponse : Patrick Deville s’est largement inspiré du livre de Henri Mollaret, pastorien, chercheur, et de Jacqueline Brossolet, historienne et assistante de Mollaret. Ils ont tous deux fait un travail considérable et ont collecté la correspondance entre Yersin et sa mère (actuellement aux archives de l’Institut Pasteur). Ils ont rédigé un très bel ouvrage consacré à Yersin, paru chez Belin puis dans une collection de poche. Patrick Deville a prétendu utiliser les archives de l’Institut Pasteur, mais en réalité, il s’est beaucoup inspiré des livres de Mollaret et Brossolet, mais sans les citer, ce qui est pour le moins choquant.Question : Compte tenu de la germanophobie de Pasteur, des instituts Pasteur ont-ils été créés dans les pays germaniques ?
Réponse : Il n’y a pas d’institut Pasteur en Allemagne ou en Autriche, ni dans les colonies allemandes de l’époque. Loir avait créé un institut Pasteur à Bulawayo (alors en Rhodésie du Sud, aujourd’hui au Zimbabwe) qui devait être pérenne mais, un an après, Koch est arrivé sur place et n’a rien fait pour le sauver…Question : Pourquoi le réseau Pasteur n’a-t-il pas réussi à mettre au point le vaccin contre la Covid-19 ?
Réponse : Maxime Schwartz rappelle que l’ARN-Messager a été découvert à l’Institut Pasteur en 1961 par une équipe composée de François Jacob, Jacques Monod et François Gros. A l’époque, personne ne songeait à l’utiliser comme vaccin car il s’agit d’une molécule très instable (durée de vie très courte). Par ailleurs, pourquoi chercher à cette époque une nouvelle méthode pour élaborer un vaccin ? On pouvait en fabriquer avec des microbes atténués, des microbes tués, des molécules issues des microbes… Ce n’est que dans les années 1990 que certains chercheurs s’intéressent à nouveau à l’ARN-Messager. Maxime Schwartz avoue sa stupéfaction lorsqu’il a appris qu’on allait l’utiliser dans le vaccin contre la Covid-19…
Au début de l’épidémie, environ cent cinquante institutions dans le monde se sont mises à chercher un vaccin. Les chercheurs de l’Institut Pasteur ont suivi une piste, a priori prometteuse, mais les essais cliniques ont montré que les résultats obtenus par ce vaccin étaient moins efficaces que ceux obtenus par l’ARN-Messager (90% de succès ; c’est rare pour des vaccins). La percée de l’ARN-Messager est extraordinaire, et pas seulement contre la Covid. Cela révolutionne l’industrie des vaccins : on va avoir des vaccins ARN-Messager contre beaucoup de maladies et l’ARN-Messager peut servir à beaucoup d’autres choses en médecine. C’est vraiment une percée extraordinaire… hélas non réalisée par l’Institut Pasteur, mais il ne peut pas être toujours le premier !Question : Qui a d’abord produit, au début du vingtième siècle, le vaccin contre la rage ? Est-ce aujourd’hui les mêmes industriels ? L’Institut Pasteur y tient-il encore une place ?
Réponse : Pendant longtemps, on vaccine contre la rage en utilisant de la moelle épinière, puis des cerveaux de moutons… mais, depuis de nombreuses années, on sait cultiver le virus de la rage. Encore aujourd’hui, ce vaccin permet de sauver un grand nombre de vies. Différents industriels fabriquent ce vaccin. Depuis les années 1970, l’Institut Pasteur ne produit plus de vaccins ; la production a été transmise à Pasteur-Vaccins qui, racheté par Mérieux, est alors devenu Pasteur-Mérieux, puis Sanofi-Pasteur.Question : Pasteur s’est beaucoup intéressé à la prévention. Aurait-il pu imaginer les antibiotiques ?
Réponse : Oui et non. Oui, car Pasteur avait fait une observation à l’origine des antibiotiques : lorsqu’il inoculait, en même temps que la bactérie du charbon une autre bactérie (on ignore laquelle), cela empêchait l’animal d’avoir le charbon. Il a donc l’idée d’antagonisme entre des microorganismes. S’il avait poursuivi cette expérience, il serait peut-être arrivé aux antibiotiques… Pasteur préférait prévenir, plutôt que guérir : il se concentrait plus sur les vaccins que sur les antimicrobiens.Question : A l’école primaire, on parlait de vaccin pour se protéger d’une maladie et de sérum comme remède lorsque la maladie est déclarée. Le vaccin contre la rage ne serait-il pas un sérum ?
Réponse : Sérum et vaccin sont deux choses différentes. Le vaccin protège à l’avance en faisant fabriquer des anticorps ; dans la sérothérapie, on va chercher des anticorps ailleurs, chez des animaux vaccinés, et on vous les injecte si vous êtes malade. Aujourd’hui, on n’utilise plus guère la sérothérapie. En revanche, il y a une branche de celle-ci qui est devenue fort importante : les anticorps monoclonaux, anticorps spécifiques contre telle ou telle maladie, comme certains cancers.
Dans le cas de la rage, on injecte le vaccin alors qu’on a déjà été mordu. La morsure est le début de l’infection mais on n’est alors pas encore malade parce qu’il faut plusieurs semaines pour que le virus migre du point de morsure jusqu’au cerveau, ce qui donne le temps à la défense immunitaire de se mettre en place. Mais on ne peut pas agir ainsi pour la plupart des autres maladies, d’abord parce qu’en général, il y a moins de temps entre l’infection et le début de la maladie et que, le plus souvent, on ne sait pas quand on a été infecté… Aujourd’hui, des vaccinations thérapeutiques ont pour objet de développer la réaction immunitaire alors qu’on est déjà malade (dans le cas des cancers, par exemple).Question : Certains produits non pasteurisés (Camembert au lait cru, bière…) apparaissent meilleurs gustativement que des produits pasteurisés… et ceux qui en consomment ne semblent pas plus frappés par une maladie microbienne que les autres.
Réponse : Il y a eu une évolution dans la conception de la pasteurisation. Initialement, elle était destinée à éviter que le lait ne tourne et qu’il n’y ait des contaminations qui rendent l’aliment impropre à la consommation mais, à l’époque, sans idée de maladie consécutive. Dans le cas, du vin, l’idée est qu’il reste agréable à boire. Plus tard, on craint une transmission de la tuberculose bovine à l’homme. La pasteurisation détruisait les bacilles tuberculeux potentiellement présents. Selon une idée répandue, on effectue la pasteurisation pour protéger les consommateurs contre les maladies… mais il y a peu de cas de maladies transmises par des aliments. On pasteurise surtout les aliments afin qu’ils restent bons.Question : Pasteur a révolutionné les mentalités au dix-neuvième siècle. Quelle a été l’attitude de l’Eglise ?
Réponse : La question se pose surtout à propos de la génération spontanée. Pasteur, catholique peu pratiquant, reste à un niveau scientifique. Il n’y a pas de polémique avec l’Eglise et il a même été dans son sens puisqu’il montre que la vie n’apparaît pas spontanément. Il y a même un peu de récupération de Pasteur par l’Eglise.Question : Pasteur avait-il établi la différence entre bactérie et virus ?
Réponse : Pasteur utilise indifféremment les deux termes. Selon lui, un virus est un microorganisme qui donne des maladies. Dans le cas de la rage, il n’arrive pas à le voir. Il s’est donc dit qu’il s’agissait d’un microbe trop petit. Cela dit, un virus ne se développe qu’à l’intérieur d’une cellule, ce que Pasteur ne savait pas. Les premiers virus sont identifiés à la fin du dix-neuvième siècle : d’abord la mosaïque du tabac… Ils n’ont véritablement été vus qu’après l’invention du microscope électronique, dans les années 1930. Pasteur a cultivé son virus en le transmettant d’animal à animal ; il a été virologue sans le savoir.Question : Quelle est la différence entre la pasteurisation et l’appertisation ?
Réponse : Nicolas Appert (1749-1841) avait déjà constaté que chauffer fortement des aliments favorise leur conservation. Pasteur n’a donc pas inventé la méthode mais il lui a donné une base rationnelle en expliquant que les aliments sont bien conservés parce que les microbes sont détruits (ce que ses prédécesseurs n’avaient pas compris).Question : Existe-t-il aujourd’hui un cadre juridique international sur les découvertes scientifiques ? Ou n’y a-t-il que des législations propres à chaque pays ?
Réponse : Pour protéger les résultats scientifiques et leurs applications industrielles, il faut prendre des brevets (sinon, pas de protection). Les transferts d’informations ne sont pas protégés ; il peut d’ailleurs y avoir des problèmes, comme dans le cas entre Gallo et Montagnier précédemment mentionné : Montagnier avait envoyé son virus à Gallo qui a fait semblant de le redécouvrir un an plus tard. Heureusement, des brevets avaient été pris et l’Institut Pasteur a pu se défendre. En 1994, le gouvernement américain finit par admettre que le virus de Gallo était en fait celui envoyé par Montagnier. Depuis, on tient scrupuleusement des cahiers de laboratoire, rigoureusement datés, ce qui peut permettre, le cas échéant, de prouver l’antériorité d’une découverte.Question : Une amibe s’est invitée dans la station spatiale internationale de Thomas Pesquet, le blob (nom scientifique : Physarum polycephalum)
Réponse : Au départ, il s’agit d’une amibe ; c’est un microorganisme qu’on ne peut voir qu’au microscope. Ce microbe se multiplie, mais ne se divise pas. Il peut mesurer plus d’un mètre et avoir différents noyaux. On n’a pas besoin d’un microscope pour le voir ! On en voit dans les forêts.Question : Quels sont les métiers de l’Institut Pasteur ? Combien de personnes y travaillent ?
Réponse : Ils sont fort variés. On peut être recruté (payé) par l’Institut Pasteur mais aussi par des organismes de recherche, tels le CNRS, l’INSERM ou l’Université. L’Institut Pasteur est une fondation privée reconnue d’utilité publique. Il est financé par l’Etat pour environ un tiers, par la générosité publique (dons et legs) pour un deuxième tiers et un dernier tiers provient des revenus des applications industrielles, des royalties sur les brevets et des contrats avec l’industrie… Deux mille cinq cents personnes y travaillent à l’heure actuelle, sans compter les instituts du réseau qui sont, pour la plupart, indépendants. En les intégrant, on arrive à environ dix mille Pasteuriens dans le monde.Compte rendu rédigé par Denis Wolff, relu par Isabelle Mazenc et Maxime Schwartz, mars 2023
-
12:22
Géopolitique de l’Amérique latine
sur Les cafés géographiquesCe dossier a été réalisé par Maryse Verfaillie pour accompagner le récent voyage organisé par les Cafés géo en Colombie. Il fait le point sur les grandes étapes de l’histoire de l’Amérique latine et sur sa situation politique et économique actuelle.
-
13:42
Frontières et fronts numériques : les enjeux territoriaux d’Internet dans la guerre en Ukraine
sur Les cafés géographiquesLouis Pétiniaud est docteur de l’Institut Français de Géopolitique et chercheur postdoctoral au sein du laboratoire IFG-Lab et du centre de recherche GEODE. Spécialiste d’Internet dans les conflits territoriaux, il a soutenu en novembre 2021 une thèse sur la fragmentation géopolitique et numérique de l’Ukraine sur la période 2013-2020. Il a récemment reçu le 1er prix scientifique de thèse de l’Institut des hautes Études de Défense Nationale. Le 17 janvier 2023, il est l’invité des Cafés Géo de Montpellier pour présenter les enjeux territoriaux d’Internet dans la guerre en Ukraine.
I. Aux origines du conflit : un pays aux frontières multiples ?
Marquée par de nombreuses tensions avec la Russie depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine connaît une escalade du conflit à partir de 2014 (notamment avec les manifestations pro-européennes « Euromaïdan », aussi appelées Révolution de la Dignité), au sommet de laquelle le pays est progressivement dépossédé de sa souveraineté sur deux enclaves territoriales : la Crimée et une partie du Donbass. Il existe en Ukraine un certain nombre de divergences nationales économiques, sociales, politiques, linguistiques et mémorielles anciennes et territorialement marquées, qui sont autant de fractures territoriales, entre inégalités économiques Est-Ouest, et rivalités nationalistes qui remontent aux années 1930, alors que l’armée collaborationniste opportuniste est reconnue dans l’Ouest comme la fondatrice de l’Ukraine contemporaine, tandis que l’Est la considère majoritairement comme ennemie collaborationniste.
Entre 2015 et 2021, l’Ukraine représente une zone chronologique tampon, avec deux territoires gérés de façon différente par la Russie :
– La Crimée, incorporée à la Russie du point de vue juridique, politique et infrastructurel, qui voit la création d’une frontière physique bien délimitée sur des bandes de terre bordées de fils barbelés et de caméras. – Le Donbass, zone grise géopolitique, qui est un territoire semi occupé, à travers des forces locales manipulées et russes, avec une frontière/front de guerre difficile à définir.Sur cette période, les fronts et les frontières ukrainiennes sont relativement stables, tandis que les capacités russes se renforcent et multiplient d’importantes cyberattaques, en Ukraine et ailleurs, et que la rhétorique de Moscou s’affirme, jusqu’à nier totalement en 2021 l’existence d’une nation ou d’un État ukrainien. Depuis février 2022, ce conflit est devenu une guerre de haute intensité.
II. Préalables techniques : la structure d’Internet
Les aspects infrastructurels d’Internet ont joué un rôle croissant dans la stratégie russe. Le réseau Internet constitue en effet un enjeu stratégique majeur, qui participe de la structuration de la puissance et du contrôle de la Russie sur les territoires ukrainiens.
En Crimée et dans une partie du Donbass, puis dans les territoires occupés en 2022, la modification de l’architecture du réseau Internet a effectivement conduit à une forte dépendance à la Russie pour l’accès à Internet. Ces transformations des infrastructures d’Internet entraînent des répercussions majeures sur l’équilibre des forces, et sur la manière dont les États ou les pouvoirs locaux peuvent contrôler ou non l’information, et par là, les territoires. L’observation du réseau montre comment cette architecture peut nous renseigner sur cette guerre, sur les pratiques stratégiques russes, et sur les contournements possibles.
En 2022, on constate une préservation initiale des infrastructures numériques. Au début du conflit, certains spécialistes pensaient qu’elles allaient être détruites par les Russes afin d’empêcher la communication. Mais il se trouve que, jusqu’à la seconde partie de la guerre (fin mars 2022), ce type d’infrastructure n’était pas vraiment visé. Le contrôle s’exerce en fait différemment : il ne concerne pas la couche physique du cyberespace (data centers, routeurs, câbles), mais plutôt sa couche logique, qui permet aux éléments physiques de communiquer entre eux.
Pour comprendre le routage des données numériques
Le cyberespace a une conception opérationnelle découpée en 3 ou 4 couches. La première est la couche physique (data centers, routeurs, câbles), et la deuxième est sa couche logique. En ce sens, la présence d’un câble ne veut pas dire qu’il y a une connexion Internet, la géographie des câbles ne donne qu’une indication parcellaire des routes de données.
En termes géographiques, à travers le prisme de la couche logique, Internet est un réseau mondial d’environ 120 000 « systèmes autonomes » (AS). Il s’agit d’un terme qui permet de considérer le réseau comme une somme de beaucoup d’unités différentes (fournisseurs d’accès comme SFR ou Bouygues, fournisseurs de transit, qui sont « les fournisseurs d’accès des fournisseurs d’accès », les fournisseurs de contenus (sites web, services VOD…) hébergés dans des data centers, etc.) dont l’interconnexion crée les chemins nécessaires à la circulation des données.
Issu du complexe militaro-industriel, Internet est conçu pour être le plus résistant possible ; il est donc résilient, car il a un très haut potentiel d’adaptation, afin d’assurer la circulation des données. En théorie, ce réseau peut être « distribué », c’est-à-dire qu’en cas de disparition d’un chemin, un autre est utilisé. En réalité, ce réseau n’est pas distribué mais décentralisé ; il existe des dépendances formelles entre certains points du réseau. Il peut être aussi considéré comme « concentrique », car les systèmes autonomes varient en importance et en rôle, donc le réseau a une forme déterminée, une architecture particulière. Par exemple, il est possible de déterminer l’itinéraire logique d’un ordinateur parisien vers vk.com, un réseau social russe hébergé en Russie. Les données empruntent un ensemble de routeurs et d’infrastructures, qu’on peut mettre en carte.
III. La connectivité comme phénomène géopolitique
La connectivité entre ces différents systèmes autonomes (AS) est à la fois la résultante et la cause de dynamiques géopolitiques. Les systèmes autonomes passent des accords pour avoir des accès avec d’autres systèmes autonomes, et un acteur du réseau va privilégier un « voisin » plutôt qu’un autre pour diverses raisons. Choisir un fournisseur est principalement motivé par son coût d’accès, mais la question des intentions du « voisin » est également importante, par exemple lorsqu’un fournisseur potentiel est enregistré dans un pays adversaire voire hostile.
L’architecture de la connectivité implique deux enjeux majeurs :
– Le contrôle étatique, à travers le contrôle de l’architecture d’un réseau national, notamment par la maîtrise du nombre de points de connexion avec l’extérieur. Par exemple, l’Iran a réorganisé son réseau pour le réduire à trois points de sorties, afin d’en faciliter le contrôle. – La dépendance, la puissance topologique, lorsqu’un territoire est fortement dépendant d’un Etat ou d’un acteur spécifique pour sa connexion au reste du réseau.IV. L’Ukraine, réseau décentralisé et résilient
Le réseau ukrainien est très décentralisé, et comporte de nombreux points de sortie vers l’extérieur. C’est l’un des marchés les moins concentrés du monde, avec peu de contrôle de l’État. Ce réseau est donc très résilient. Or, on observe à travers le réseau, une appropriation territoriale de la Russie par l’infrastructure logique.Entre 2016 et 2021, le Donbass et la Crimée connaissent une déconnexion progressive des fournisseurs ukrainiens, et une reconnexion simultanée à Internet à travers des fournisseurs d’accès russes contrôlés par l’Etat, qui déploient ainsi une « puissance topologique » via cette infrastructure logique. Il y a donc une séparation effective des réseaux. Il existe encore des câbles physiques reliant l’Ukraine au Donbass, mais ils ne sont plus utilisés. La Russie déploie ici sa puissance topologique, à travers sa capacité à modifier le réseau et à le structurer.
Si en 2018 le Donbass conserve quelques connexions ukrainiennes, la Crimée est désormais quant à elle exclusivement connectée au réseau russe. Ces deux régions ont subi des modes d’appropriations territoriales différentes ; en Crimée, on observe une appropriation plus directe du réseau depuis 2014, qui est claire et significative, et se joint à l’annexion politique et physique. Dans le Donbass, il y a bien une territorialité visible de la connectivité, mais avec des stratégies plus difficilement identifiables. Il existe des zones contrôlées par la Russie et une zone plutôt ukrainienne, que l’observation des fournisseurs d’accès permet d’établir, traçant un découpage assez marqué, au sein duquel Moscou accapare un rôle de plus en plus important, avec des coupures infrastructurelles progressives.
Cependant, le routage n’est pas le fait d’un seul acteur. En l’occurrence, à partir de 2014, les autorités ukrainiennes ont imposé des sanctions aux opérateurs ukrainiens qui voulaient s’interconnecter avec les opérateurs russes en Crimée. D’une certaine manière, le gouvernement ukrainien lui-même a provoqué sa perte de souveraineté sur les territoires qu’il revendiquait comme sien.
Les conséquences générales de la puissance topologique
Filtrage / blocage : contrôler l’accès internet à un pays est un moyen de pression, au même titre que le contrôle de ressources plus classiques comme le gaz ou le pétrole. Contrôler l’accès Internet d’une zone occupée permet de la déconnecter facilement en cas de problème, afin de générer un vacuum de communications et d’informations, engendrant de l’incertitude voire du chaos.
Espionnage : avoir la main sur les données qui passent par internet permet de détourner et d’inspecter les informations, y compris chiffrées.
Une appropriation territoriale par le réseau : appropriation des territoires disputés à travers l’architecture du réseau ; de fait, la Crimée et le Donbass sont intégrés au projet en cours du « Runet souverain », un projet d’Internet russe qui contrôle l’information et fait de la surveillance de masse, en censurant notamment des plateformes et services occidentaux, ce qui a un impact sur les services numérisés de l’État ukrainien, et qui entraîne sa perte de puissance régalienne.
L’appropriation territoriale par l’infrastructure logique est une stratégie opérationnelle russe très claire en 2022. Il s’agit d’un phénomène croissant, voire systématique dans les zones occupées. Le chargé du développement haut débit mobile au sein du ministère ukrainien pour la transformation numérique, Stanislav Prybytko, commentait ainsi : « The first thing the Russians do when they occupy Ukrainian territory is cut off the networks [from Ukraine] ».
Les enjeux spécifiques de l’accès à Internet en situation de conflit ouvert ou de haute intensité
Les communications interpersonnelles entre les territoires occupés ou non peuvent être coupées, la ligne de front sépare ainsi numériquement des territoires parfois très proches physiquement.
L’accès à l’information et à la diversité de l’information est compromis. L’organisation collective : la surveillance peut avoir des conséquences sur l’organisation de mouvements de résistance. Les services publics (Diia) comme privés (banques) sont perturbés.
Ces enjeux interrogent l’importance réelle du maintien du réseau, et plus précisément, d’un réseau indépendant. La réponse est complexe, mais il semble bien que depuis le début de la guerre en Ukraine, Internet apparaisse de manière croissante comme un besoin premier, au même titre que la nourriture ou le chauffage. Il s’agit donc de ce qu’on pourrait appeler une « weaponization » croissante des infrastructures logicielles, c’est-à-dire l’usage stratégique du routage des données par la Russie.
Conséquences annexes : la transformation de l’espace-temps des données
Ce nouveau routage implique également d’autres enjeux. En effet, si on se trouve d’un côté de la frontière ou de l’autre du front, on accède à des ressources à des vitesses différentes. Accéder à des ressources hébergées en Europe si on est à l’Est (Donetsk) est plus long que si on se trouve à l’Ouest (Kiev), car le chemin pris par les données y est rendu plus long et complexe. Par exemple, si l’on consulte un site d’information de presse français ou américain hébergé en Europe depuis une zone occupée en Ukraine, le temps de chargement sera plus long qu’en consultant un site russe. Cette différence est peu perceptible pour l’utilisateur, car elle est de l’ordre de 20 à 60 millisecondes, mais on peut faire l’hypothèse que cette latence rende l’accès à certaines ressources plus compliqué, et puisse avoir un impact sur les comportements en ligne.
Il reste à en mesurer l’impact réel ; la latence incite-t-elle davantage d’utilisateurs à ne lire que de la presse russe ? Cette question se pose également pour les services bancaires et financiers, qui en choisissant logiquement le réseau le plus rapide et le plus performant, les partenaires russes, risquent de restructurer les rapports économiques sur le long terme et renforcer l’appropriation du territoire.
Conclusions et ouvertures
L’architecture des réseaux de données offre à la Russie une forme de puissance topologique, qui se déploie à travers le réseau, dans les territoires occupés d’Ukraine. Cette puissance renforce l’appropriation territoriale russe, mais n’est pas toujours seulement une stratégie du pouvoir politique russe, puisqu’elle implique d’autres acteurs. La compréhension des stratégies actorielles nécessite un travail de terrain, dont les débuts ont eu lieu au Kirghizistan, et de nouvelles approches sociologiques des opérateurs Internet.
On constate une approche de plus en plus politique du routage par les acteurs étatiques, qui dans le cas de l’Ukraine, conduit à la consolidation d’une vision territoriale et stratégique du routage. Il s’agit de la première occurrence de re-routages systématiques dans un conflit ouvert.
Louis Pétiniaud met finalement l’accent sur la nécessité d’avoir plus de données sur le fonctionnement du réseau, au moyen d’une meilleure répartition des points d’observation du réseau, et sur le besoin de mieux comprendre le fonctionnement du réseau et les comportements des opérateurs et usagers, grâce à la pratique du terrain.
Remarques finales :
Les fronts se sont doublés d’une séparation numérique, alors que le cyberespace est conçu comme un espace sans frontières. Selon Louis Pétiniaud, le numérique ne rebat cependant pas toutes les cartes de la géographie, car on manque d’outils pour comprendre exactement les conséquences de cette « borderization » sur l’accès à telle ou telle ressource de chaque côté de ces « frontières numériques ». Il n’existe pas réellement une frontière numérique au sens propre, mais une distorsion. En fait, c’est l’espace-temps de la donnée qui est complètement modifié, et c’est cette distorsion qui fait frontière.
La ligne de front se trouve matérialisée dans le cyber-espace, bien que les connexions internet par satellite soient amenées à modifier progressivement cette vision.
Il existe en Ukraine une différence ville/campagne importante ; il y a donc des lieux où cette puissance topologique russe est sans effet, puisqu’elle dépend du niveau de développement du réseau et de la démographie.
Annabel Misonne et Marine Truffaut, mars 2023
-
19:06
Dessin du géographe n°91. Sous le pinceau de l’archéologue. Vues du passé de l’Amazonie
sur Les cafés géographiquesCarte archéologique simplifiée d’Amazonie avec la localisation des trois régions signalées dans le texte
La photographie est indispensable à l’archéologue pour rendre compte de manière fidèle ce qu’il exhume lors de ses fouilles. Mais, cette mémoire photographique doit nécessairement s’accompagner de relevés graphiques, de plans, de stratigraphies, de cartes de dispersion des vestiges et autres détails significatifs. J’ajoute un troisième volet à ces deux modes de l’image avec l’aquarelle, une technique moins rigide, plus apte à l’imagination et suscitant la liberté artistique.
Cimetière des gardiens de l’ancien bagne de l’île Saint-Joseph, au large de Kourou, en Guyane française
J’ai fait ces aquarelles et de nombreuses autres durant mes pérégrinations archéologiques de terrain en Guyane française, au Brésil, à Aruba, en Équateur et au Suriname. Parfois aussi, elles occupèrent mes nuits insomniaques à Cayenne, Paramaribo ou Quito.
Elles résultent toutes de moments où il me fallait exprimer graphiquement les impressions provoquées par les fouilles archéologiques et une nécessité de poser sur le papier une représentation de ce que j’imaginais du passé de ces territoires méconnus.
Ces aquarelles n’ont pas la prétention d’être des œuvres d’art, mais plutôt des bribes subjectives d’interprétations de faits archéologiques. Leur vocation est plus de saisir un moment de la réflexion artistico-scientifique que d’aspirer à une vérité universelle du passé amazonien. Réunies dans des carnets de route, elles ont permis de fixer graphiquement des idées surgies en cours de fouilles ou de voyages. Je ne dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage. Lorsque les mots m’ont manqué, j’ai eu la consolation du pinceau.Reconstitution d’un village précolombien d’agriculteurs sur champs surélevés, de la côte occidentale de Guyane française
L’aquarelle vue d’en haut
Mes premiers pas sur le sol amazonien furent en Guyane dans les années 1980. Enfin, quand je dis sur le sol, ce serait plutôt en l’air, puisque très vite je m’envolais en ULM pour tenter l’archéologie aérienne. Perché à quelques centaines de pieds au-dessus des savanes inondables du littoral de Guyane, avec la pointe d’albâtre du lanceur spatial émergeant de la sylve au loin, je découvrais un paysage spectaculaire. Des milliers de petits tertres arrondis ou carrés s’alignaient dans les marais pour former d’insolites échiquiers amphibies d’anciens champs artificiels surélevés.
Dès lors, survoler le littoral des Guyanes n’est pas sans rappeler la vision qu’offrait le déploiement de l’armée romaine antique. Ce ne sont que centuries, manipules et cohortes de buttes tactiquement ordonnées en carré ou en tortue. Elles sont camouflées le long d’un talweg1 ou d’un cordon sableux, rangées en escadre prétorienne serrée dans une aire noyée ou disposées en phalange hoplitique2 sur toute l’étendue d’une savane. Elles ont en tout cas vaincu l’apparent capharnaüm de la nature côtière de ces tropiques. L’insouciante liberté de la nature s’est ici inclinée et a rendu les armes devant le génie amérindien. Le brin d’herbe, domestiqué, ne dépasse plus. L’humain l’a dompté, écrasé, annihilé, pour le remplacer par la végétation de son choix. On est loin de la bonhomme anarchie du terroir français qui donne à lire des siècles de ventes successives, de conflits de voisinage et d’héritages houleux. Ce parcellaire guyanais reflète bien au contraire une harmonie palpable et le souvenir d’un labeur communautaire florissant. Un généralissime a imposé sa loi et soumit le barbare naturel équatorial. Quels tribuns et centurions agricoles ont-ils donc organisés cette légion si disciplinée de structures ?En testant les monticules, j’ai pu démontrer que c’était bien les Amérindiens précolombiens qui avaient creusé et accumulé la terre sans relâche il y a près d’un millénaire, pour édifier de curieux petits champs au dessus du niveau d’inondation afin d’y cultiver diverses plantes.
Restitution du village précolombien de Tanki Flip sur l’île d’Aruba à partir des données de fouille
L’aquarelle sous les cocotiers
Pendant longtemps, on a supposé que la présence précolombienne avait laissé peu de traces en Amazonie. Pour soutenir cette idée, des tartufes de la science affirmaient que les populations forestières étaient semi-nomades, archaïques et sauvages. Tout cela est faux et, surtout, bien naïf.
Évidemment, ils ne bâtirent pas d’édifices pérennes de pierre, la roche étant absente dans la grande plaine alluviale. Le bois et la palme remplacèrent les matériaux manquants. Déceler l’empreinte de ces habitations est dès lors plus délicat, surtout dans ce milieu équatorial qui corrompt et dissout la plupart des matières. Toutefois, des approches adaptées permettent de révéler les restes des premiers habitants d’Amazonie. La fouille par décapage de grandes surfaces est, par exemple, très appropriée aux sites tropicaux.
J’ai ainsi eu l’occasion de mettre en place ce type de méthode en divers endroits d’Amazonie. Mais, l’un des chantiers les plus spectaculaires fut sans nul doute celui d’Aruba au large du Venezuela, une petite île de 30 par 9 kilomètres, autrefois colonie des Pays-Bas. Avec un collègue hollandais, nous avons organisé un décapage gigantesque d’environ 2300 m2, représentant près de 7,5 % du village originel de Tanki Flip, attribué à la culture Dabajuroïde et daté de 1000 à 1250 de notre ère. Grâce à cette méthode, le plan de l’implantation précolombienne fut mis au jour, comprenant plus de quinze structures d’habitat, une palissade qui fermait le village, des foyers en fosse remplis de roches de différents types, des sépultures primaires et secondaires, des fours à céramique, des caches avec divers contenus, des milliers de vestiges et artefacts. Un pan entier de la vie quotidienne et riuelle des anciens habitants se révélait à nous.Vision d’artiste d’une maison de culture Huapula au sommet d’un monticule artificiel de terre, en Amazonie équatorienne, à partir des données de fouille
L’aquarelle au pied du volcan
La même technique de fouille peut également être employée sur des sites plus restreints. Dans la vallée de l’Upano, dominée par le puissant volcan Sangay en Amazonie équatorienne, des familles de culture Huapula construisirent entre 800 et 1200 de notre ère leurs maisons au sommet de monticules artificiels de terre auparavant édifiés par leurs prédécesseurs. Ils ont ainsi récupéré les restes abandonnés d’une des plus grandes cités précolombiennes d’Amazonie, composée de tertres et de routes rectilignes creusées.
Les fouilles archéologiques sur un tertre ont divulgué un sol de maison très bien conservé, avec toute une série de traces et de vestiges. On reconnaissait des foyers, de gros outils de mouture, des jarres semi-enterrées brisées en place, de la vaisselle, des outils variés. Des graines calcinées de diverses plantes consommées furent également collectées.
L’étude spatiale de la dispersion des restes du sol d’occupation a permis la restitution d’une demeure amérindienne. Elle est très proche de celle des Shuar, groupe Chicham Aents (anciennement dénommés Jivaros), occupant aujourd’hui la région. La forte parenté des deux habitats plaide enfin pour une filiation culturelle. La culture Huapula représenterait ainsi les ancêtres directs des Shuar actuels.
Que ce soit depuis les airs ou le nez au sol, le passé de l’Amazonie se dévoile à ceux qui cherchent à le regarder. Comme l’écrivait John Steinbeck dans son livre « Dans la mer de Cortez » : « Chez certaines gens, il existe une pratique pernicieuse et mauvaise qui s’appelle voir ».Figure 6. Le volcan Sangay, culminant à 5320 mètres au-dessus de la forêt amazonienne d’Équateur, est parmi les plus actifs du globe
Stéphen Rostain
Derniers livres parus de Stéphen Rostain
Directeur de recherche au CNRS, Paris, mars 2023
La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Le Pommier, 360 p., 2021.
Histoire de l’Amazonie, Que sais-je ? PUF, 127 p., 2022.
Amazonie. Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée, Essai d’écologie historique, (2e édition, révisée), Actes Sud, 263 p., 2023.
2 Formation de fantassins lourdement armés dans la Grèce ancienne. -
20:25
Retour vers les montagnes d’Irlande du Nord : un changement de regard
sur Les cafés géographiquesC’était un retour vers les Mourne Mountains, un massif granitique, situé à 60km au sud de Belfast, qui domine directement la mer d’Irlande et où j’avais réalisé une thèse voici plus de quarante ans.
Voici trois vues sur le massif des Mourne Mountains. Ces croquis, réalisés en 1978, recherchaient un « regard objectif » pour mettre en évidence les unités granitiques de la montagne.
Fig.1-La façade nord des Mourne Mountains vue de Newcastle
Les dômes de granite culminent à 850m au Slieve Donard. La montagne est échancrée par une vallée encaissée et des cirques glaciaires. Les reboisements de bas de versant ne dépassent pas l’altitude de 300m, en position abritée.
Fig. 2-Vue du Sud, un massif éventré
Une vaste cuvette s’ouvre sur le côté sud du massif, dominée par les sommets de Slieve Bearnagh (voir fig. 6) et Slieve Binnian, hérissés de puissants tors (1). En contrebas de cette montagne, on devine à peine l’entaille profonde de Silent Valley avec le barrage du grand réservoir d’eau.
Fig.3-Les Mourne de l’Ouest vues du Sud-Est
C’est un plateau tourbeux vers 550m. Quelques cirques s’inscrivent sur les pentes de vallées.
Un retour vers ces moyennes montagnes propose de nouveaux regards, sur les mêmes paysages. Les randonneurs sont plus nombreux, mais les sentiers ne sont pas mieux tracés. Les nuages peuvent défiler, les rochers de granite restent immobiles.
Le Nord de l’Irlande a largement échappé aux canicules qui ont marqué l’été 2022 en France et en Europe centrale. La fraicheur, le vent, la pluie et de belles éclaircies ont animé les paysages. Les prairies et les tourbières ont été copieusement arrosées. En Irlande, le temps perturbé est une donnée toujours changeante qui fait varier les lumières et masque parfois les lointains.
Fig. 4-L’arrivée d’un grain à l’ancienne jetée de Greencastle, sur le Carlingford Lough.
Le temps perturbé est marqué par de violentes averses. A l’arrivée de la pluie, le ciel s’obscurcit, le vent fraîchit, les promeneurs vont s’abriter. Le Carlingford Lough est un bras de mer qui échancre la côte orientale de l’île et fait frontière entre les deux Irlande. Un bac moderne assure désormais un passage régulier entre nord et sud.
Fig. 5-A la rencontre du vent.
Dans la montagne, le vent se renforce au passage d’un col. La marche dans la lande vers Slieve Binnian devient un exercice de force.
Fig. 6-Les tors du sommet de Slieve Bearnagh (739m), dans les Mourne Mountains.
Les gros rochers de granite qui marquent les sommets ont été en partie exploités au début du 20ème siècle pour la construction d’un mur qui ceinture la ligne de crête afin de protéger le grand réservoir d’eau qui alimente Belfast. Au loin le parcellaire régulier qui quadrille les drumlins (2) du comté de Down. Ce sont des paysages de montagnes atlantiques, un peu hors du temps.
Fig. 7-Un aperçu des Mourne de l’Ouest.
Au-dessus du Carlinford Lough, c’est un plateau bosselé qui porte de vastes tourbières. Les basses pentes sont reboisées au-dessus des prairies entourées de murets. (Voir fig. 3)
Le crayon cherche à transposer sur le carnet des images du moment (ciel, atmosphère, ambiance, vie sensible…), les formes, la rugosité du terrain. Le regard est subjectif et s’organise suivant la perspective des objets qu’il embrasse. Le croquis recompose l’espace autour de quelques éléments qui lui donnent signification.
Fig. 8-Localisation des Mourne Mountains (au sud-ouest de l’Ulster)
NOTES :
(1) Tors : ce terme d’origine cornique désigne un amas de boules et blocs granitiques ruiniformes, enracinés dans la pente, qui ont été dégagés par l’érosion. (2) Drumlins : ce terme irlandais désigne des collines morainiques allongées voire fuselées par le passage d’une nappe glaciaire au QuaternaireCharles Le Cœur, février 2023
-
22:18
Le succès actuel des cartes
sur Les cafés géographiques
Delphine Papin, Juliette Morel et Daniel OsterLe désir de comprendre l’évolution du conflit en Ukraine a donné au grand public un regain d’intérêt pour les cartes. C’est pourquoi nous étions particulièrement heureux de recevoir au Flore deux spécialistes de la cartographie utilisant les ressources informatiques, Juliette Morel, universitaire (1), et Delphine Papin, directrice du service Cartographie et Infographie du journal Le Monde (2).
A la question préalable de Daniel Oster « Qu’est-ce qu’une carte ? », les deux intervenantes sont d’accord pour la définir comme « la représentation réduite d’un espace, terrestre ou imaginaire, sur un format plat, ce qui suppose de faire des choix ».
Juliette Morel explique les différentes étapes du travail cartographique à partir de l’exemple de la carte du commerce mondial en 2012.Dans un premier temps, il faut choisir les éléments graphiques pour le fond de carte et la représentation des données statistiques. La réalisation du fond de carte suppose de choisir un mode de projection (passage de la forme sphérique à la carte plate), une orientation, une sémiologie graphique, un maillage et une toponymie (ce sujet ne sera pas traité).
Le commerce mondial en 2012 (source : la cartothèque de Sciences Po, 2014) (3)De nombreux paramètres interviennent qui peuvent changer, être modifiés par le ou la ou les cartographes et donner des images différentes. La carte en haut à droite a le défaut de faire apparaître l’Océanie comme hors des échanges internationaux. Les deux cartes de gauche sont des tentatives de rééquilibrage géographique pour visualiser la place effective de l’Océanie. Enfin, en bas à droite, le commerce mondial est représenté par un schéma dans lequel la position des cercles symbolisant les régions n’est plus déterminée par leur localisation géographique, mais par l’intensité de leurs échanges.
Il y a différents modes de projection obtenus par des modèles mathématiques qui déforment différemment les continents (formes, surfaces). Le choix est important, surtout à petite échelle (représentation de grands territoires). Longtemps le modèle de Mercator (1569) a prévalu jusqu’à ce que Peters (1973), très critique à l’égard d’une projection qui donnait trop d’importance à l’Europe, en propose un autre. Chaque modèle a ses partisans.
A gauche, projection de Mercator. A droite, projection de Peters. Source : (3)L’orientation des cartes a aussi changé au cours de l’histoire. Au Moyen Âge, les Européens indiquaient la direction de l’Est en haut des cartes car c’était la direction de Jérusalem. Plus tard, à l’époque des grandes découvertes européennes, on choisit le Nord. En 1979 un Australien, Stuart Mc Arthur a proposé une Carte du monde universelle corrigée qui place le Sud en haut et l’Australie au centre. Ainsi, dit-il, « Le Sud ne se vautrera plus dans une fosse d’insignifiance… enfin le Sud émergera au sommet ».
A gauche, carte « TO » (Isidore de Séville). A droite, carte de Mc Arthur (années 1970). Source : (3)La sémiologie graphique pose la question de la représentation visuelle des informations. Le choix des couleurs est alors arbitraire. Ainsi en France les champs sont laissés en blanc alors qu’aux Pays-Bas ils sont colorés en vert, ce qui crée une impression toute différente chez le lecteur qui a besoin de se référer à une légende. La représentation visuelle des quantités a été tardive. Sur une carte de 1782 il est encore nécessaire de consulter la légende pour en avoir connaissance tandis qu’au XIXe siècle on utilise différentes densités de couleur, puis des traits plus ou moins épais.
Mise en regard de 4 cartes de la fin du XVIIIe siècle ou du XIXe siècle témoignant de la difficulté de représenter graphiquement des quantités. En haut à gauche, une carte de l’Europe qui contient les produits les plus curieux, les lieux de commerce les plus commodes et la superficie des pays. En bas à gauche, la carte figurative de l’instruction populaire en France. En haut à droite, la carte du Vésuve. En bas à droite, la carte de la circulation des voyageurs par voitures publiques sur les routes entre Dijon et Mulhouse. Source : (3)Le choix d’un maillage plus ou moins serré (commune, département, Etat, continent…) dans la représentation de données statistiques influe fortement sur la conclusion qu’en tirera le lecteur.
A titre d’exemple critique, J. Morel présente alors une carte produite le 30 avril 2020 par le gouvernement sur la circulation active du Covid, afin de préparer la population à des sorties différenciées du confinement. On a choisi de représenter par des couleurs les différents taux de passage aux Urgences, ce qui est contestable, et les territoires d’Outre-mer sont mal reproduits.
Carte proposée par le gouvernement français le 30/04/2020 pour rendre compte de la circulation du coronavirus. Source : (3)En conclusion de cette première intervention, Juliette Morel et Delphine Papin sont d’accord pour insister sur la place importante des cartes dans les journaux du monde entier, cartes compréhensibles par des gens de cultures différentes.
Delphine Papin explique que, ces dernières années, l’actualité a donné de nombreuses occasions de s’épanouir à la cartographie qui dispose aujourd’hui de nombreux outils permettant un travail rapide et efficace. La carte est devenue le premier support dans les médias de la diffusion du COVID 19, des élections présidentielles françaises (avril 2022), de la guerre en Ukraine (début en février2022) et du séisme en Turquie et Syrie (février 2023).
Dans le cas des élections, il a fallu choisir un maillage très fin (commune) et travailler dans la nuit suivant le jour électoral, en collaboration avec les services du Ministère de l’Intérieur, afin de publier des cartes dès le lendemain matin. Un des choix difficiles à faire est celui des couleurs qui représentent partis et candidats. Ce n’est qu’après beaucoup d’hésitations que le jaune a été choisi pour Emmanuel Macron.
Les nombreuses cartes présentées à la télévision sur le conflit ukrainien ont donné aux spectateurs une bonne connaissance de la cartographie du pays. Pour leur réalisation, plusieurs questions se sont posées (par exemple, quelle place donner au relief et à l’eau : Dniepr, mer Noire ?)
Les cartes du séisme turc et syrien ont demandé deux jours et demi de travail afin de localiser les zones les plus touchées. Les cartographes devaient prendre en compte les données géographiques, politiques, économiques et comprendre la frontière turco-syrienne alors que le pouvoir syrien n’a pas la maîtrise du territoire. La frontière est désignée comme une « faille géopolitique ». Le nombre des éléments figurant sur les cartes a nécessité l’adjonction de légendes très détaillées.
Deux représentations du relief de la frontière turco-syrienne (source : Le Monde, février 2023)
Répartition de la population dans la zone du séisme en Turquie et Syrie. (Source : Le Monde, février 2023)Questions du public :
• La première question porte sur la lecture des cartes.
D. Papin témoigne que son équipe et elle ont un grand souci de la réception de leurs cartes et se demandent, par exemple, quel temps les lecteurs passent devant leurs cartes. La rédaction a constaté que les grands formats cartographiques amenaient de nouveaux abonnements.
J. Morel concède qu’il faut un minimum de formation pour bien comprendre une carte. Google Maps a entraîné un développement de la consultation des cartes, mais une carte papier ne se lit pas comme une carte web.• Comment cartographier le conflit ukrainien?
Les cartographes de presse disposent aujourd’hui de nombreuses ressources (Internet, différentes chaînes de TV etc…) et de plusieurs équipes de rédacteurs. Mais certains terrains sont plus difficiles que d’autres à cartographier.• Les « vraies » cartes ne mettent-elles pas en danger la vie des gens ?
D.Papin répond qu’on ne se pose jamais cette question et que, de toute façon, la précision des cartes n’est pas assez grande.• Les cartes sont-elles un support par rapport à l’écrit ?
La Cartographie est un service indépendant du journal où travaillent des « journalistes cartographes ». Le texte ne doit pas lire la carte et la carte ne doit pas répéter le texte.Notes :
(1) Maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Créteil où elle enseigne, outre la cartographie, la géomatique, les SIG… Elle a publié, entre autres, Les cartes en question. Petit guide pour apprendre à lire et interpréter les cartes, Autrement, 2021.
(2) Docteure en géopolitique de l’Institut de géopolitique. Elle a publié dernièrement Atlas géopolitique de la Russie, Les Arènes, 2022
(3) Toutes ces cartes sont extraites du livre de Juliette Morel, Les cartes en question. Petit guide pour apprendre à lire et interpréter les cartes, Autrement, 2021
Michèle Vignaux, Février 2023
-
11:25
Géopolitique de la Turquie
sur Les cafés géographiquesPierre Raffard au Café de la Mairie (Paris 3ème)
Ce mardi 10 janvier, Pierre Raffard est l’unique intervenant d’un café géopolitique se tenant dans la salle, bien remplie, du premier étage du Café de la Mairie (Paris 3ème). Pierre Raffard a soutenu sa thèse de géographie en 2014. Cette thèse porte sur la géographie de l’alimentation ou plus exactement sur une approche culturelle de la cuisine turque en liaison avec l’agriculture du pays.
Pierre Raffard a résidé plusieurs années d’une part à Izmir et d’autre part dans l’est de la Turquie à Gaziantep. Il est actuellement rattaché comme enseignant et chercheur à l’ILERI fondé par René Cassin en 1952. Sa connaissance de la Turquie est fondée sur une pratique attentive du terrain avec une attention particulière aux zones rurales.
En introduction Pierre Raffard pose les caractéristiques de la politique extérieure de la Turquie : une stratégie d’équilibriste entre politique intérieure et politique extérieure.
Le politique intérieure de la Turquie d’aujourd’hui cultive un nationalisme qui permet de séduire la société et de gagner les élections. L’exaltation du nationalisme turc est de surcroît fondée sur la remise en cause de l’héritage de Mustapha Kemal. En ce sens, l’arrivée au pouvoir d’Erdogan constitue un tournant décisif. Erdogan né en 1954, est premier ministre depuis 2003. En 2014 il est élu président de la République. Les nouvelles élections présidentielles sont prévues pour 2023. Compte tenu de divers facteurs dont la dépression économique, tous les sondages désignent au premier rang des candidats le principal adversaire d’Erdogan, Eklem Imanoglou, maire d’Istanbul. Il lui faut donc réagir et si possible l’empêcher de se présenter.
Erdogan est porteur d’une idéologie anti-kémaliste. Il veut en finir avec cette république laïque et revenir aux aspects principaux de l’empire ottoman, éliminé en 1923. Il souhaite donner la première place à la famille et à la religion : création d’un ministère de la religion. Les imams sont devenus fonctionnaires d’Etat. Dans les lycées les cours de religion sont passés d’une heure à sept heures par semaine. Il agit par conviction religieuse personnelle, mais aussi par calcul politique : plutôt que de s’appuyer sur les grandes villes (Istanbul, Izmir) acquises à l’idéologie de Mustapha Kemal, il recherche l’agrément des zones rurales particulièrement à l’est du pays, zones qui ont toujours été réticentes à l’égard de la politique de Kemal. Durant des décennies la société rurale a été sous le tapis, le retour du religieux lui convient.
En outre Erdogan réforme la langue, le code civil, les questions agraires.
Cette politique s’inscrit dans une situation économique marquée par deux phases très différentes. Au-début de l’ère Erdogan tout va bien : prospérité qui profite au premier ministre puis au président de la République. Puis vient l’essoufflement et une crise profonde de l’économie. Le secteur du bâtiment est durement touché. Effondrement du cours de la monnaie, le litre de lait est passé de 3,5 à 35 livres turques. D’où une grande inquiétude pour les futures élections présidentielles. Erdogan a éliminé ses rivaux. Fethullah Gülen, prédicateur tout d’abord très proche de lui, a été accusé de coup d’état en 2016. Les universités qui s’inspiraient de ses vues ont été fermées, appel à la dénonciation.
En politique étrangère Erdogan a été sur tous les fronts, Pierre Raffard parle d’une stratégie d’équilibriste. En effet, les orientations de la politique extérieure correspondent souvent à une stratégie électorale.
La Turquie est intégrée dans l’OTAN depuis 1952 et bénéficie depuis 1964 d’un accord d’association à la CEE. Toutefois l’intégration dans la CEE devenue UE apparait compromise. Cette supposée intégration en ferait le membre le plus peuplé de l’UE, plus de 84 millions d’habitants.
En matière de politique étrangère on peut distinguer le proche du lointain. Dans l’étranger proche figurent : le Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan dont la langue est très proche du turc, mais aussi l’Iran, la Syrie, l’Irak. La Turquie est une plateforme de transit vers l’Iran qui joue un rôle dans le trafic de drogue. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est un organisateur de la contrebande entre Irak et Turquie.
Si l’on sort de l’étranger proche on a le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Sinkiang chinois : ce sont des pays de langue « turcique » qui rappellent l’origine des Turcs arrivés dans la Turquie actuelle en provenance de l’Asie centrale.
Pierre Raffard explique aussi l’influence des séries turques dans ces pays et au Moyen-Orient dans le domaine du soft-power : les séries turques tiennent une grande place, elles ont beaucoup de succès, les jeunes ont les yeux rivés dessus.
De proche en proche la Turquie a élargi son aire d’intervention y compris militaire : dans la Syrie voisine Erdogan a soutenu Bachar El-Assad par crainte de collusion entre les Kurdes irakiens et les Kurdes de Turquie. Ces derniers seraient 12 millions, groupés dans l’est du pays et constituent pour la république turque une menace de premier ordre compte tenu de la continuité entre population kurde de Turquie et populations kurdes de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie.
Dans le bassin méditerranéen la Turquie se pose en héritière de l’empire ottoman en particulier en Libye où elle soutient les autorités de Tripoli face aux prétentions du maréchal Haftar en Libye orientale. Ce soutien procède de l’idée d’effacer les traces du conflit italo-ottoman de 1911 et en particulier de partager avec la Libye une Zone Economique Exclusive.
Cette ZEE maritime lui permet d’envisager des sondages en eau profonde à la recherche d’hydrocarbures. Ce qui introduit un conflit avec l’Egypte, Chypre et la Grèce, dont il ne sera pas question ici car il mériterait d’amples développements. Figure aussi la question des migrants à destination de l’Europe. La Turquie prétend utiliser cette ZEE, voisine de Tripoli, pour interdire les migrations illicites. Dans cette optique, elle sollicite l’aide financière européenne. Avec la Grèce les migrants servent aussi d’instruments pour faire pression : on les retient et en même temps on les encourage à quitter la Turquie soit en direction des îles grecques voisines soit en franchissant la rivière Evros en Thrace, à la frontière Grèce-Turquie.
En Afrique, la Turquie a encore élargi son aire d’intervention non seulement sur la côte de l’océan indien mais jusqu’en Afrique occidentale. L’extension du développement des vols des Turkish Airlines à destination des grandes villes africaines va dans ce sens.
C’est cette accumulation de cas qui justifie selon Pierre Raffard le terme du passage d’une stratégie d’intermédiaire à une stratégie d’équilibriste.
Michel Sivignon, le 12/02/2023
-
19:05
LES PROVINCES DU TEMPS. Frontières fantômes et expériences de l’histoire (Béatrice von Hirschhausen, CNRS Editions, 2023)
sur Les cafés géographiquesBéatrice von Hirschhausen, Les provinces du temps : frontières et expériences de l’histoire, CNRS Editions, 2023
Disons-le d’entrée, Les provinces du temps est un ouvrage passionnant, même si sa lecture exige une attention soutenue du fait de la rigueur minutieuse de la réflexion et de l’extrême précision du vocabulaire. On se souvient que Béatrice von Hirschhausen est l’auteure d’un beau livre sur les campagnes roumaines post-socialistes (Les nouvelles campagnes roumaines. Paradoxes d’un « retour » paysan, collection Mappemonde, Belin, 1997). Géographe, directrice de recherche au CNRS (laboratoire Géographie-cités), elle travaille depuis une quinzaine d’années sur les longues durées géographiques à partir de terrains menés notamment en Allemagne, Roumanie et Pologne. Dans Les provinces du temps, elle interroge la spatialité, autrement dit la dimension géographique, des différences culturelles entre les sociétés de l’Europe centrale et orientale.
Les frontières fantômesL’auteure a proposé en 2009 d’appeler « frontières fantômes » les traces laissées par les entités politiques défuntes (comme l’Empire austro-hongrois ou l’Empire russe) dans les pratiques sociales contemporaines de l’Europe centrale et orientale. On peut lire Les provinces du temps comme un bilan d’étape d’une réflexion en cours qui se demande comment et pourquoi des limites territoriales, qui n’ont plus de réalité politique, peuvent réapparaître après plusieurs générations. La métaphore de la « frontière fantôme » permet à l’auteure d’enquêter sur « l’apparition de discontinuités d’ordre géoculturel », celles-ci pouvant à la fois relever du passé et des circonstances présentes, de la réalité et des imaginaires. En même temps, la métaphore du fantôme se démarque d’autres métaphores utilisées pour traiter des longues durées géographiques, comme les « prisons de longue durée » dont parlait Fernand Braudel.
L’Europe centrale et orientale est sillonnée, plus que d’autres régions, par d’anciennes frontières avec des tracés frontaliers maintes fois modifiés. Elle représente « un véritable laboratoire des relations entre espace, histoire et culture ». Mais l’auteure souhaite aller au-delà d’une compréhension des situations singulières étudiées et ainsi aboutir à une analyse de portée générale, d’où le choix d’un va-et-vient entre études de cas et élaboration conceptuelle.
Les questions que soulèvent les cartesNous reprenons ici le titre de la première partie de l’ouvrage, une partie particulièrement intéressante qui conduit à une longue réflexion théorique située au cœur du livre. Deux cartes de répartition des logements disposant d’eau courante en Roumanie sont proposées à partir des données statistiques des recensements de 2002 et de 2011. En 2002, on constate sans surprise un fort contraste entre les villes, mieux équipées, et les campagnes, sous-équipées. En 2011, il est visible que l’équipement des campagnes a nettement progressé mais un processus évident de différenciation s’est produit au sein même des campagnes : le sous-équipement rural est frappant en Moldavie, Munténie et Olténie (au sud et à l’est de la Roumanie actuelle, correspondant aux terres du Vieux Royaume) tandis que les campagnes les moins sous-équipées se trouvent au nord et à l’ouest du coude des Carpates (Transylvanie, Banat, Maramures).
Cette configuration géographique est intrigante pour plusieurs raisons : elle est médiocrement corrélée avec les niveaux de richesse ; cette asymétrie suit le tracé de la frontière qui organisa autrefois l’espace roumain actuel, entre l’Empire austro-hongrois (à l’ouest) et les principautés roumaines (le « Vieux Royaume », à l’est et au sud) ; enfin, le phénomène est récent (aucune différence repérable en 1994). Comment comprendre l’asynchronie géographique du processus de modernisation ? Si la trace de la frontière impériale est apparue de manière récurrente dans la géographie du vote ou dans la géographie des niveaux de qualification des lycéens, on l’observe plutôt rarement pour d’autres indicateurs (par exemple, pour la téléphonie mobile).
En fait, les géographies de l’accès à l’eau courante et de l’accès aux réseaux des nouveaux médias correspondent à deux régimes profondément différents de construction de leurs infrastructures. D’autre part, il faut aborder la question des imaginaires du territoire de l’Etat-nation roumain. Ces imaginaires sont des représentations du territoire participant aux modes de pensée et d’action partagés au sein de la société roumaine. L’auteur en cite trois : la polarité « territoires des Habsbourg/territoires du Vieux royaume », la polarité « foyer carpatique/périphérie des plaines », la polarité « villes/campagnes ». La place manque ici pour montrer comment ces trois polarités « organisent le sens et la valeur conférés dans ces imaginaires à différentes portions du territoire » en Roumanie ».
Les enjeux théoriques du rapport entre espaces, histoire et cultureToute la partie centrale de l’ouvrage est consacrée aux aspects théoriques de la réflexion de l’auteure. La question est d’importance : comment les choix des habitants, quand ils votent ou modernisent leur habitat, sont-ils liés aux legs historiques et aux imaginaires qu’ils mobilisent ? Pour cela, Béatrice von Hirschhausen doit se situer par rapport à plusieurs controverses scientifiques : la vieille question des déterminismes géographiques et des essentialisations culturelles, la pertinence scientifique des aires culturelles, la question de l’objectivisme. Après un résumé de ces controverses, l’auteure revendique une autre voie qu’elle expose longuement dans la deuxième partie de son livre, reconnaissant notamment tout ce qu’elle doit à Reinhart Koselleck, historien et théoricien de la pensée de l’histoire qui a défini les deux catégories d’ « espace d’expérience » et d’ « horizon d’attente ». Expérience et attente sont à la fois individuelles et collectives, elles varient aussi selon les lieux et entre les manières de se penser dans l’espace et dans le temps, dans l’histoire et dans la géographie de l’Europe. Cela conduit l’auteure à proposer le nouveau concept de « géorécit », terme inspiré de « géohistoire », pour qu’il puisse s’appliquer à d’autres lieux, d’autres temps, d’autres objets de recherche, que ceux analysés dans les études de cas de l’ouvrage. Le concept désigne une conception de l’histoire et un vécu du temps qui sont traduits en espace. Tout le chapitre 7, inclus dans la deuxième partie du livre (il y a au total 3 parties et 9 chapitres), constitue un « essai sur le concept de géorécit », c’est d’ailleurs le titre exact de ce chapitre.
Une autre frontière fantôme : l’Allemagne orientaleDans la troisième et dernière partie de l’ouvrage l’auteure poursuit son analyse de la réactivation des fantômes de territorialités défuntes, tout en restant dans le contexte de l’Europe post-socialiste. Elle interroge en particulier la singularité du « fantôme » de l’ex-RDA dans la géographie électorale de l’Allemagne contemporaine des trois dernières décennies. Cette singularité permet de mettre en évidence la dimension profondément géographique de ce qui s’est joué depuis 1990. Même une génération après l’unification allemande, ce sont « les appartenances territoriales et les identifications spatiales qui prennent le pas chez les électeurs pour motiver leurs choix politiques ». Pour expliquer ce phénomène B. von Hirschhausen analyse trois facteurs : les marques symboliques de l’espace quotidien par la puissance publique ; le processus de recomposition et d’inscription de la trace du passé dans le présent (l’Ostalgie est-allemande) ; les stigmates paysagers d’un « pays disparu ». Nous renvoyons ici le lecteur intéressé par ces analyses aux développements passionnants des pages 265-283 sur les recompositions du géorécit est-allemand
De quoi les fantômes de frontières anciennes sont-ils la trace ?La question des frontières fantômes dans l’Europe centrale et orientale comporte des enjeux particuliers car les Etats contemporains de la région se sont construits à partir de morceaux d’empires progressivement démembrés depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Mais le cœur de l’analyse vise à comprendre « une importante discontinuité spatiale dans la géographie de pratiques ordinaires et de niveaux d’équipement au long d’une frontière symbolique des imaginaires contemporains du continent » (européen). Les lectures courantes de phénomènes analogues suivent un modèle explicatif lié à des « mentalités » bien installées dans les comportements et supposées renvoyer à des niveaux de pénétration de la modernité. B. von Hirschhausen déplace la question en interrogeant les acteurs eux-mêmes sur les raisons de leurs choix. Et de conclure à la fin de l’ouvrage que « les frontières de nos géographies imaginaires, celles qui dramatisent les différences entre les sociétés et qui découpent les aires culturelles, dessinent des géographies de l’Histoire » (p. 347).
Daniel Oster, février 2023
-
18:58
Arctique
sur Les cafés géographiquesNicolas Escach (dir), Benoît Goffin (dir), Arctique, Collection Odyssée, villes-portraits, ENS Editions, 2023
Troisième volume (1) d’une collection originale qui veut présenter une géographie subjective, faite plus de ressenti et d’émotion que d’analyse rationnelle, Arctique présente dix villes (2) telles que des universitaires et journalistes les ont perçues, lors d’une résidence plus ou moins longue.
Arctique ? oui mais Arctique européen (au sens politique), à l’exception de Mourmansk. Des villes arctiques ? oui, ce n’est pas un oxymore. Certes, Copenhague est située à une latitude tempérée, mais est considérée comme la porte d’entrée vers l’Arctique et Qassiarsuk, localité de 80 habitants dont la moitié vit dans des fermes isolées, peut difficilement prétendre au titre de « ville » même au Groenland. Mais les huit autres localités sont bien des villes de quelques milliers ou dizaines de milliers d’habitants ayant des fonctions diverses.
Une double question d’actualité incite à s’intéresser particulièrement à ces villes : le réchauffement climatique, plus rapide aux latitudes polaires, et le conflit ukrainien.
Le moindre gel des fjords et des lacs complique le problème des transports ; quads, motoneiges, traineaux… ne peuvent plus traverser rapidement les eaux gelées, obligeant parfois à de longs détours. A Longyearbyen (Spitzberg), l’instabilité des sols amène à se demander s’il ne faudrait pas déplacer certaines parties de la ville.
Ces dernières années, la mythique route maritime du Nord-Est a fait beaucoup rêver. Les porte-conteneurs pourraient rallier l’Asie de l’Est à Rotterdam en gagnant 40 % de temps en moyenne, naviguant le long des côtes arctiques dans des eaux libres de glace ou guidés par les solides brise-glaces russes. Et déjà Kirkenes (port norvégien de 7000 habitants) s’imaginait en nouveau Singapour d’autant plus que ses relations avec les Russes – la frontière n’est qu’à 7 km – étaient excellentes. Olivier Truc décrit longuement les relations chaleureuses qui unissaient Norvégiens et Russes de part et d’autre d’une « frontière pacifique » facilement franchie pour aller au marché ou rencontrer sa belle-famille. L’« Opération spéciale » du 24 février 2022 en Ukraine a balayé la confiance et le « rideau de fer » est retombé. Le Conseil de l’Arctique, fondé en 1996 pour promouvoir le développement durable dans toute la zone arctique, a suspendu ses activités depuis cette date (3).
En dehors de Mourmansk, toutes ces villes arctiques font preuve d’une belle prospérité comme en témoignent commerces, restaurants, services, loisirs. Les lieux de sociabilité sont nombreux où se rencontrent les autochtones, mais aussi de nombreux chercheurs et étudiants étrangers (à Tromsö), un habitant sur six est étudiant), des communautés venues d’Asie du Sud-Est et bien sûr touristes et aventuriers.
Pendant longtemps la pêche et la chasse arctiques ont été au cœur de l’économie locale. Elles occupent encore une place importante à Torshavn (îles Féroé, territoire autonome danois) dont 90% de la pêche est exporté. Partisans de ces activités traditionnelles et écologistes sont souvent en conflit. On pratique encore la chasse à la baleine en Norvège malgré le moratoire de 1982 et le grindadrap en vigueur aux Féroé (globicéphales et dauphins sont abattus au couteau sur les plages) rencontre la forte opposition des défenseurs des animaux.
L’exploitation minière, notamment celle du charbon, a aussi fait les beaux jours de certaines des villes arctiques. On assiste à la fermeture progressive des mines, actuellement retardée par la crise énergétique comme à Longyearbyen. En effet, depuis le traité de Paris de 1920, le Svalbard a un statut juridique particulier. L’archipel, administré par un gouverneur, est sous souveraineté norvégienne mais 40 pays signataires ont le droit d’en exploiter les ressources (seuls Russes et Norvégiens en ont profité).
Si les installations minières tendent à se patrimonialiser, c’est dans un objectif touristique. Le tourisme, voilà la nouvelle richesse de l’Arctique ! Beaucoup de fonds s’investissent dans des hôtels de luxe et l’organisation d’expéditions polaires. En 10 ans le tourisme a quadruplé à Reyjavik. Et si Tromsö est la capitale du tourisme d’aventures, Romanievi est la ville officielle du Père Noël. Les touristes arrivent en avion ou dans de gros bateaux de croisière. Cette activité économique avec l’artificialisation du milieu qu’elle provoque est-elle un bien ou un mal pour l’Arctique ? C’est un sujet de débat.
Ce qui séduit habitants comme touristes dans ces villes c’est leur paysage, mélange d’urbain et d’éléments naturels. A Reyjavik, on ressent la forte présence d ’« une mer, d’un bleu presque noir ». A Tromsö, la ville s’étale au milieu d’archipels et de fjords. Cette présence de la nature en ville est particulièrement développée dans l’article de Camille Girault sur Copenhague. Dans ce cas il s’agit d’une métropole qu’il parcourt longuement à la recherche des espaces « naturels », jardins botaniques, prairies… imbriqués dans le milieu urbain, ce qui constitue un des charmes de la ville.
On peut s’étonner de ne voir évoquer les Samis, premiers habitants de ces territoires, que dans le dernier article sur Rovaniemi, ville finlandaise, capitale de la Laponie. Il faut dire qu’il y a aujourd’hui plus de Samis à Helsinki que dans la zone arctique où ils siègent, à Inari, dans un Parlement qui a un pouvoir consultatif auprès du gouvernement finlandais. C’est entre les 15% de Samis qui sont restés éleveurs de rennes, et le reste de la population que naissent parfois des conflits. Ces conflits ont trait aux activités qui peuvent perturber le pâturage ou la migration des rennes, telles que l’implantation d’éoliennes ou le passage d’une ligne de chemin de fer. Respect d’ une culture traditionnelle et transition vers une économie durable s’avèrent alors difficilement compatibles. Mais la langue et la culture samies ont été revitalisées.
La question des Samis ne se pose pas en Laponie russe car ils en ont été pratiquement éradiqués. Et de Mourmansk, grande ville de 283 000 habitants, située sur la rive orientale de la baie de Kola, on peut dire le contraire de tout ce qui caractérise les neuf autres villes de l’ouvrage. Bien que reconstruite après la IIe GM, la ville est vétuste et ses immeubles anonymes caractéristiques de l’architecture soviétique des années 60, présentent des façades décrépies. Elle connait une chute démographique importante caractérisée surtout par l’exode des jeunes diplômés. Et les touristes sont bien peu nombreux.
Pourtant Mourmansk a connu un passé brillant à l’époque soviétique alors qu’elle jouait un rôle stratégique grâce à son port en eau profonde et libre de glace toute l’année. « Ville-héroïne » de la « Grande guerre patriotique », elle vit dans la nostalgie de son passé. Elle pouvait espérer un regain d’activité avec le développement de la route maritime du Nord-Est, mais la guerre en Ukraine a repoussé cet espoir pour un temps indéterminé.
Les villes arctiques que la nuit polaire et le froid intense semblent isoler du reste du monde, font bien partie de la mondialisation par leurs populations mélangées, le travail de leurs chercheurs et leur dépendance aux conflits internationaux.
Michèle Vignaux, Février 2023
Notes :
1. https://cafe-geo.net/de-la-baltique-a-la-mer-noire-atlantique/#more-13501
[https:]]
2. Qassiarsuk, Nuuk, Reyjavik, Torshavn, Copenhague, Tromsö, Longyearbyen, Mourmansk, Kirkenes, Ravaniemi
3. Le Conseil de l’Arctique comprend 8 Etats (Canada, Etats-Unis, Danemark, Norvège, Suède, Finlande, Russie, Islande) et les représentants autochtones, auxquels se joignent des Etats observateurs. Depuis 2013, son secrétariat siège à Tromsö. -
22:18
Géopolitique des migrations internationales
sur Les cafés géographiquesFrançois Héran entouré de Gilles Fumey, Michel Sivignon, Henry Jacolin © B. Verfaillie
Lundi 5 décembre 2022, les Cafés géographiques ont eu le privilège d’accueillir François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France titulaire de la chaire « Migrations et sociétés ». La salle du premier étage du Café de la Mairie (Paris 3e) est entièrement remplie pour assister à ce café géo consacré à la géopolitique des migrations internationales. Un dossier de 9 tableaux a été distribué aux participants afin d’étayer le propos de l’intervenant déclarant d’entrée que le débat public en France sur l’immigration est sans rapport avec la réalité. François Héran entend le démontrer en se référant aux seules statistiques.
Quelques définitions préalables permettent de cerner le sujet. Qu’appelle-t-on « immigrés » en France ? Ce sont les étrangers ainsi que les étrangers naturalisés.
Le premier tableau indique le nombre et la proportion d’immigrés depuis 1850 jusqu’à aujourd’hui. On passe de 0,3 à 7 millions de personnes, soit en proportion de 1 à 10 %. Mais les deux courbes du tableau ne sont pas linéaires. On observe notamment que le mouvement migratoire stagne en période de récession économique et qu’il repart à la hausse après la Première Guerre mondiale qui provoque 1,5 million de morts en France et induit un déficit de naissances de 1,5 million d’enfants.
F. Héran donne alors un exemple concret, celui de Missions françaises qui vont aller recruter des Polonais pour faire tourner les usines textiles du Nord ainsi que les mines de charbon. Lorsque la France n’a plus besoin d’eux, elle n’hésite pas à les renvoyer et Saint-Exupéry fut alors un des rares à s’en émouvoir lorsque, dans un train de 3ème classe, il s’exclame devant un enfant de réfugiés polonais misérables : « C’est Mozart qu’on assassine ».
Après la Seconde Guerre mondiale, le recours à la main-d’œuvre étrangère se reproduit, les mêmes causes provoquant les mêmes effets, mais à présent on appelle des Espagnols, des Italiens, des Portugais, etc.
La décélération des courbes se manifeste avec une nouvelle crise économique enclenchée par les crises pétrolières avec le quadruplement des prix du pétrole et la guerre du Kippour en 1973.
Après l’an 2000, l’immigration repart nettement à la hausse, quel que soit le président au pouvoir (Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron). Aucun gouvernement ne parvient à juguler le flux : ne le peuvent-ils pas ou ne le souhaitent-ils pas ?Ce tableau présente cette fois, non plus les flux, mais les stocks d’immigrés dans les pays d’Europe. Le mot « stock », souligne F. Héran, est sans doute mal choisi mais c’est celui utilisé par l’ONU. Il inclut les nationaux nés à l’étranger. Le tableau suivant détaille le nom des pays concernés dans le tableau précédent et en tire la leçon.
La progression du flux migratoire à l’échelle mondiale, entre 2000 et 2020 est très importante en % (+ 62 %), on passe alors de 173 à 281 millions de personnes nommées « immigrées ». La surprise vient de la place de la France dans ce tableau : elle est le dernier pays d’Europe occidentale avec seulement 36 % de hausse ! Seuls les pays de l’ancien bloc de l’Est communiste sont moins attractifs.
A l’inverse, les pays de l’Europe du Sud, traditionnellement exportateurs de main-d’œuvre, sont devenus importateurs et battent tous les records avec une hausse de 180 %. La hausse est importante aussi dans les Pays nordiques. La Suède, ajoute F. Héran, a accueilli un nombre important d’Afghans et d’Erythréens. Expliquer les mouvements migratoires par des taux de fécondité élevés ou faibles n’est pas toujours validé : ainsi les Balkans ne gardent pas leur population malgré une faible fécondité.Le tableau ci-dessus analyse les titres de séjour délivrés en France depuis 2005. Les chiffres sont ceux fournis par la DGEF (Direction générale des Etrangers en France). Ils ne comptabilisent que les adultes non européens. Durant les quinze dernières années, la France a distribué 265 000 titres de séjours.
– Le premier tiers est composé d’étudiants, ce dont on peut se réjouir, mais lorsque F. Héran ajoute que les Chinois en attirent trois fois plus et que nos voisins proches, Allemands ou Britanniques sont aussi plus attractifs, il y a matière à s’interroger. L’explication principale réside dans le fait que chez nos voisins, les étudiants sont reçus, presque sans bourse délier.
– Les migrations de travail concernent un autre tiers des titres de séjours octroyés à des étrangers. Depuis la présidence de Nicolas Sarkozy on oppose migration choisie et migration subie. En vertu du passeport « Talent », c’est désormais l’employeur qui doit faire une demande de main d’œuvre aux autorités françaises.
– Le chiffre des réfugiés est plus aléatoire. Si les illégaux sont nombreux, ils peuvent passer à la légalité par un mariage blanc. À présent, on demande aux préfets et aux maires de contrôler ces flux sans s’attendre à des résultats probants…
L’actualité accroît le caractère aléatoire des chiffres fournis en ce qui concerne les migrants et leur sort. Les belles déclarations des dirigeants français sont parfois à prendre avec recul et circonspection. Quelle attitude prendre à la suite de cette déclaration du président Macron ?« Prendre sa part dans la misère du monde, mais pas toute la misère » déclarait Michel Rocard en 1989. Son propos surprit et parfois choqua les Français. A chaque épisode tragique de ces dernières décennies, la France n’a pas pris sa part, que ce soit lors de la retirada espagnole, lors de la crise des boat people, lors des conflits en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Même aujourd’hui, la France n’a reçu que 100 000 Ukrainiens tandis que l’Allemagne en a accueilli 700 000.
Ces données gagneraient à être connues de nos concitoyens et peut-être même aussi de certains de nos dirigeants politiques…
Les deux documents ci-dessus se complètent. Non sans humour, F. Héran déclare que lui, le démographe, le statisticien de l’INSEE, admet qu’une carte peut éclairer l’opinion publique autant qu’un tableau.
Ainsi, il est logique que les pays limitrophes de l’Ukraine aient accueilli les Ukrainiens massivement, comme lieux de premier accueil. Logique aussi d’observer que ce sont les pays qui ont la plus grande diaspora qui ont accueilli des frères, des familles et des amis.
En Allemagne, Angela Merkel a obtenu que chaque Land « prenne sa part », c’est-à-dire à proportion de sa richesse. En France rien de tel ne s’est produit. C’est en Ile-de-France que 40 % des Ukrainiens se sont installés.
Admettons toutefois que ces chiffres n’ont qu’une validité limitée dans le temps puisque dès qu’ils le peuvent, malgré le froid, les privations et les bombes russes, les réfugiés ukrainiens retournent chez eux.
Le dernier tableau proposé par F. Héran apporte cependant un bémol à « cette France qui ne prend pas sa part ».Pour être demandeur d’asile, il faut faire un récit de persécution et une demande personnalisée. La France déboute tout de même 60 % des demandes. Il faut tenir compte des facteurs structurels, politiques, économiques. Quelles structures d’accueil, quel travail à proposer, dans quelle région voudra-t-on les accepter ?
Les migrants ne sont pas les personnes les plus pauvres de leur pays, car émigrer coûte cher : il faut payer un passeur, avoir un ou des relais dans le pays d’accueil convoité, accepter de perdre tout de sa vie d’avant. Une étude de World Gallup Service sur le « désir d’émigrer si opportunité » est de 33 % pour les Africains mais aussi de 13 % pour les Français…À méditer !En conclusion, retenons que le débat public en France, sur l’immigration est sans rapport avec la réalité. Nous ne sommes qu’au 25e rang des pays européens pour la proportion d’immigrés nés dans l’Union européenne.
De très nombreuses questions ont été posées par le public et les échanges ont été fructueux, notamment sur les notions de ressenti ou d’acceptabilité de la migration. Ces échanges ont été à la hauteur de la dignité de notre intervenant. Ce fut donc une soirée exceptionnelle qui a enrichi notre savoir et questionné notre esprit.
Maryse Verfaillie, décembre 2022
-
20:03
Compte-rendu du Café géographique du 13 décembre 2022 à Chambéry
sur Les cafés géographiquesLe Café Géo qui s’est déroulé à Chambéry le 6 décembre 2022 accueillait deux intervenants qui ont présenté leurs travaux de recherche conduits en master. Antonin van der Straeten, actuellement doctorant au sein du laboratoire EDYTEM à l’Université Savoie Mont Blanc, a commencé avec un regard géographique sur le Tour de France, évènement sportif qui a été au cœur de ses mémoires de Master 1 et Master 2. Ce fut ensuite à Nina Parmantier, aujourd’hui en Master 2 Géosphères (Master recherche en géographie) à l’Université Savoie Mont Blanc, d’aborder un sujet diamétralement différent : la question de l’alimentation au Groenland., une thématique qu’elle continue d’explorer cette année.
Le Tour fait-il le tour de la France ? Critique(s) d’une géographie idéaliséeEn guise d’introduction, Antonin van der Straeten évoque les critiques récurrentes à propos du parcours du Tour de France qui est décrié pour ne pas faire réellement le tour de l’hexagone. Pour lui, ces critiques renvoient à l’idée d’une géographie réductrice associée au Tour et il apporte une première réponse en s’appuyant sur les propos de Roland Barthes pour qui « la géographie du Tour est soumise à une nécessité épique de l’épreuve ».
En effet, chaque année au moment où le parcours du Tour est dévoilé, celui-ci est vivement attaqué. Antonin van der Straeten en profite pour rappeler qu’Alain Rémond qualifiait en 2009 dans La Croix le parcours du Tour 2010 de « gigantesque arnaque » au regard du tracé de l’épreuve cette année-là. Toujours pour illustrer cette critique d’un Tour qui selon certains ne ferait pas le tour, le doctorant fit apparaître à l’écran un florilège de critiques plus ou moins acerbes postées par des internautes sur différents réseaux sociaux. Il était alors possible de lire parmi ces commentaires : « c’est pas un tour de France », « à quand un Tour de France comme avant ! », « à quand le départ du Tour en Russie ? ». Enfin, Antonin van der Straeten indique que l’annonce très récente d’un final du Tour à Nice en 2024 (année olympique en France) est aussi une source de déchaînement sur les réseaux sociaux.
Ainsi, après avoir présenté et illustré les critiques qui entourent les parcours du Tour de France, Antonin van der Straeten se questionne sur la signification de faire le tour, est-ce : « un tour de la France », « Un tour autour de la France » impliquant d’être à l’extérieur du pays ou bien « faire un tour en France ». Mais finalement le Tour de France ne serait-ce pas tout cela à la fois, c’est en tout cas l’idée émise par le conférencier.
« Qu’est-ce que faire le tour ? », réalisation Antonin Van der Straeten, 2023
1/ La France du Tour : trajectoires en centres et en périphéries
Face à toutes ces critiques, Antonin Van der Straeten propose des réponses et des arguments. Il rappelle d’abord qu’en 1925 le Tour de France a littéralement fait le tour de la France et de fait ce parcours contribua à l’époque à exclure une grande partie du territoire français. Ce parcours de 1925 reste similaire durant les années qui suivent jusqu’en 1947, depuis, peu de Tour de France ont été aussi proches de la définition sensu stricto de faire le tour.
Carte extraite de la présentation, réalisation Antonin van der Straeten, 2020
Pour étayer ces propos, Antonin van der Straeten présente une carte qui montre la répartition départementale des accueils du Tour de France entre 1990 et 1999. Ainsi, il lui est possible de faire ressortir la prédominance de certains territoires, comme les départements de l’Isère, de la Savoie ou bien celui des Pyrénées-Atlantiques. Cela traduit l’importance des massifs montagneux et illustre parfaitement la dimension « épique » du Tour évoquée par Roland Barthes.
De plus, Antonin van der Straeten fait également remarquer qu’au regard de la superposition du tracé – illustrée par une carte de Romain Courvoisier (2021) – le Tour fait bien le tour de la France puisqu’il va partout sur le territoire français, bien qu’il existe des centres avec les principaux massifs montagneux et des périphéries comme le département du Loiret.
Le géographe développe ensuite une approche multiscalaire, en constatant à partir de données statistiques que « le Tour va de plus en plus dans des petites villes à l’instar de Sarran et ses 300 habitants, en Corrèze ». Cette affirmation lui permettant alors d’indiquer que les centres du Tour de France ne sont pas forcément les grandes villes. Il conclut ainsi cette première partie en affirmant que « des sites accueillent le Tour de France sans avoir d’habitants, comme certains cols » ; Le Tour faisant alors de certaines périphéries “inhabitées” des centres éphémères, le temps de cet évènement sportif.2/ La montagne : centre décentralisé et multiforme
Pour la seconde partie de son propos, Antonin van der Straeten analyse deux cartes illustrant la superposition des parcours du Tour de France dans les Alpes du Nord et le Bugey entre 2007 et 2013 pour la première et entre 2014 et 2020 par la seconde. Cette analyse lui permet alors de montrer la manière dont au fil du temps et des passages le Tour contribue à asseoir de véritables centres en territoires montagnards. La première carte illustre le poids de communes comme Le Grand-Bornand, Annecy ou encore l’Alpe-d’Huez, tandis que la seconde montre l’importance des communes savoyardes d’Albertville ou de Saint-Jean-de-Maurienne. Ainsi, pour Antonin van der Straeten, cette récurrence des passages établit de véritables centres dans des territoires qui auraient pu être perçus comme des périphéries.
Cartes extraites de la présentation, réalisation Antonin Van der Straeten, 2020
Pour Antonin van der Straeten ce phénomène n’est pas propre aux Alpes du Nord, mais bien à une grande partie des massifs montagneux de l’hexagone, indiquant que « les Vosges et le territoire alsacien connaissent des dynamiques semblables bien que le tracé du Tour de France 2023 contrevienne à cette logique ».
Ainsi, il achève cette seconde partie en présentant une typologie qu’il a pu établir au sujet des cols fréquentés par le Tour de France. Pour lui, il se dégage au fil du temps des cols dit « historiques » comme la Croix de Fer dans la vallée de la Maurienne qui s’érige comme un emblème de cette épreuve sportive. S’ensuivent les cols « récents » qui apparaissent depuis la décennie 1990 dans le parcours du Tour, c’est le cas de la Planche des Belles Filles dans les Vosges. Et enfin les cols « oubliés » comme celui de l’Arpettaz en Savoie, déjà visité mais aujourd’hui délaissé par l’évènement. Une typologie qui contribue à montrer cette diversité des territoires traversés par le Tour de France.
3/ Aller hors de France : hérésie ou repoussement des frontières ?
Dans ce troisième et dernier temps, l’intervenant propose au public de revenir sur les départs et/ou arrivées du Tour à l’étranger, aspect qui alimente les multiples critiques évoquées précédemment. Antonin van der Straeten souligne le fait que le Tour de France ne fréquente pas uniquement le territoire français ; il rappelle par exemple qu’en 1992, à l’occasion de la signature du traité de Maastricht, l’évènement sportif a compté 15 départs et arrivées hors de l’hexagone. Cette fréquentation de pays étrangers est pour lui une composante importante du Tour de France, avec toutefois une véritable recherche de proximité avec la Belgique, les Pays-Bas ou encore la Suisse qui figurent parmi les pays à avoir le plus accueilli d’étapes du Tour de France. Antonin van der Straeten parle alors d’une progression diachronique permettant de voir une croissance du nombre d’étapes à l’étranger depuis 2006, avec par exemple l’édition de 2009 où 6 pays ont vu passer les coureurs du Tour de France.
Carte extraite de la présentation, réalisation Antonin van der Straeten, 2021
Ces passages à l’étranger sont source de controverses, mais aussi d’acceptation selon Antonin van der Straeten qui, au cours de ses travaux de Master, a réalisé des enquêtes dont les résultats montrent que « finalement, il y a une plutôt bonne acceptabilité du passage à l’étranger ». D’une certaine manière le passage à l’étranger permet cette internationalisation voire cette mondialisation de l’évènement sportif Tour de France, aspect fortement développé par l’intervenant dans ses travaux de recherche. Cette internationalisation alimente les critiques d’un Tour qui ne ferait finalement pas le tour, et cela doit, selon Antonin van der Straeten, être reconsidéré comme un élément consubstantiel du Tour de France.
Cette présentation se conclut sur la projection d’une carte intitulée « Des villes inédites » réalisée en 2022 par Lucas Destrem qui montre qu’il reste encore beaucoup de possibilités dans les tracés à venir du Tour de France. Antonin van der Straeten estime finalement que de multiples volontés territoriales associées aux imaginaires géographiques du Tour gravitent autour du Tour. En somme, « le Tour de France est passé dans tous les départements français, Corse comprise, mais hors outre-mer » et finalement « il fait donc le Tour sans le faire et, de toute évidence, ce n’est pas sa vocation d’aller partout ». Antonin van der Straeten conclut sur les mots d’Henri Desgrange, cycliste et surtout fondateur du Tour, pour qui « le Tour est une épreuve vivante qui ne peut se contenter de vivre sur son passé ».
L’alimentation au Groenland Manger vert au pays blancNina Parmantier débute cette seconde présentation en rappelant que le Groenland ne correspond pas uniquement aux imaginaires fréquents en Occident qui réduisent l’île à la naturalité et au réchauffement climatique. Selon elle, le Groenland est également un monde habité confronté à des enjeux sociétaux et animés par des cultures dynamiques.
Au cours de cette introduction, Nina Parmantier revient sur le contexte politique et démographique qui lui semble être un élément essentiel à la compréhension de l’alimentation au Groenland. Ainsi, elle rappelle au public que le Groenland est un pays constitutif du royaume du Danemark. La souveraineté danoise sur le Groenland dans le domaine des affaires étrangères et de la monnaie créée des dépendances qui questionnent la possibilité d’une indépendance de facto du Groenland comme le prévoit la loi de 2009. Cette dépendance fait de la capitale groenlandaise, Nuuk, un centre économique et politique disputé. Avec ses 19 200 habitants, soit le tiers de la population totale de l’île, les acteurs économiques de Nuuk doivent répondre aux risques d’insécurité alimentaire tout en satisfaisant les goûts d’une population issue de cultures culinaires variées (inuit, nordique, asiatique). Ces dimensions vont être au cœur de la présentation de Nina Parmantier.Le Groenland : une île polaire au cœur d’un processus d’autonomisation politique vis-à-vis du Danemark. Sources : Statistics Greenland, 2022 et Naalakkersuisut, 2009. Réalisation : Nina Parmantier, 2022
1/ La transition alimentaire à Nuuk : entre occidentalisation et végétalisation
Pour cette première partie, Nina Parmantier revient sur l’alimentation traditionnelle groenlandaise. Elle présente au public la diversité des mets consommés historiquement par les populations locales, avec entre autres la baleine, le phoque et le bœuf musqué. Sur ce dernier point, la géographe indique que la chasse aux mammifères marins est autorisée par les exceptions prévues par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
Exemple de plat groenlandais, photographie et apport Nina Parmantier, 2022
Néanmoins, la sédentarisation tend à réduire la centralité des aliments « traditionnels » et à favoriser l’occidentalisation des habitudes alimentaires. Par exemple en 2022, les fast-foods représentaient 24 % de l’offre de restauration nuukoise tandis que seuls 12 % des restaurants proposaient des mets d’inspiration groenlandaise. Selon Nina Parmantier, cela souligne le processus de mondialisation culturelle que connaît Nuuk aujourd’hui.
La mondialisation culturelle à Nuuk : le cas des restaurants nuukois par type de cuisine en 2022. Sources : observations, entretiens, Tripadvisor, Google Map. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.
La géographe continue en soutenant que la transition alimentaire à Nuuk se traduit par deux processus concomitants. Le premier consiste en la marginalisation des aliments issus de la chasse comme l’ont montré ses enquêtes réalisées au printemps 2022 et concluant à une diminution évidente de la consommation de viande de mammifères marins et de grands gibiers (bœuf musqué et rennes). Le second aspect réside dans l’augmentation de la consommation hebdomadaire de fruits et légumes, bien que cela pose des problèmes en matière d’accessibilité à ces produits.
2/ Une sécurité alimentaire incertaine face à l’insalubrité, les ruptures d’approvisionnement et la cherté des denrées
Après avoir expliqué le processus de transition alimentaire que connaît le Groenland, Nina Parmantier s’est intéressée à l’insécurité alimentaire qui découle selon elle en partie de cette modification des habitudes alimentaires. Plusieurs aspects sont alors abordés. Il est tout d’abord question de la contamination des aliments traditionnels liée aux rejets des polluants organiques persistants et des métaux lourds dans l’eau par les industries. La concentration de ces polluants au sommet de la chaîne alimentaire génère de graves problèmes sanitaires au Groenland.
Illustration D : La pollution des mammifères marins groenlandais : un enjeu du global au local. Sources : Petersen et al, 2011, Bjerregaard, 2012, AMAP, 2021. Réalisation : Nina Parmantier, 2022
Puis, il est question de l’insalubrité de certains aliments modernes participant au développement de nouveaux problèmes de santé tels que le diabète ou l’obésité. Nina Parmantier souligne que l’obésité touche certes une partie des Groenlandais sans qu’elle soit plus répandue qu’ailleurs. Ce sont les représentations sur l’autochtonie qui conduisent une partie des Occidentaux à surestimer les problèmes d’obésité au Groenland.
Ensuite, Nina Parmantier indique que les ruptures d’approvisionnement sont un risque non négligeable au Groenland. En effet, elle rappelle que tous les approvisionnements alimentaires transitent via le Danemark ou l’Islande. Cela illustre alors la dépendance du Groenland au Danemark évoquée en préambule. Le constat de la géographe sur ces risques de pénurie reste néanmoins nuancé. Elle souligne ainsi que Nuuk est moins vulnérable aux ruptures d’approvisionnement grâce à son port libre de glaces toute l’année qui lui permet de bénéficier d’une bonne accessibilité. Ce n’est cependant pas le cas de tous les ports du Groenland, comme l’indiquent les restrictions de circulation dans la partie nord et est de l’île.
Port de Nuuk libre de glace en avril 2022, photographie Nina Parmantier, 2022
Pour terminer à propos de la sécurité ou de l’insécurité alimentaire, Nina Parmantier expose au public la cherté de certains aliments qui crée une inaccessibilité économique des végétaux pour les populations les plus modestes. Pour illustrer cela, elle rappelle qu’en moyenne un Groenlandais gagne 21 700€/an contre 43 000€/an pour un Danois (en raison principalement des écarts de qualification et de niveau d’étude). Or, les prix élevés des aliments importés conjugués aux revenus parfois modestes contribuent à des formes d’insécurité alimentaire au Groenland.
3/ Des stratégies pour faire face à la transition et l’insécurité alimentaire
Ne souhaitant pas laisser son auditoire sur une note négative, Nina Parmantier aborde dans un troisième et dernier temps la question des stratégies mises en place localement pour faire face à ces questions de transition et d’insécurité alimentaire.
Parmi ces stratégies, l’intervenante évoque le développement de l’hydroponie permettant d’approvisionner le marché local de Nuuk. Ces cultures hydroponiques développées par l’entreprise Greenlandic Greenhouse sont réalisées de manière durable par l’utilisation de l’hydroélectricité et de la chaleur excédentaire provenant de l’incinérateur à quelques mètres de la serre.
Schéma extrait de la présentation, réalisation Nina Parmantier, 2022
Au-delà de la culture hydroponique, Nina Parmantier évoque également le développement d’une petite agriculture dans le Sud du Groenland. Pour elle, cette agriculture est aujourd’hui insuffisante pour assurer l’autosuffisance alimentaire du Groenland. Mais à l’échelle locale, cette stratégie pourrait favoriser le développement d’une alimentation locale saine. La carte suivante réalisée par l’intervenante montre la présence de l’agriculture sur la côte méridionale ; toutefois on peut observer que, rapporté à l’ensemble du territoire groenlandais, cela reste relativement réduit. Cette dimension agricole sera au cœur des recherches de l’intervenante en 2023.
Vers une hyperspécialisation régionale du Groenland ? Sources : Statistics Greenland, Naalakkersuisut (2020), Sullissivik (2022). Réalisation : Nina Parmantier, 2022
Pour conclure sa présentation, Nina Parmantier rappelle les principaux points évoqués et les idées essentielles à retenir autour de cette question de l’alimentation au Groenland. La population groenlandaise oscille entre tradition et modernité et est confrontée à des problématiques sanitaires majeures. Toutefois, elle tient à souligner la grande résilience du système alimentaire groenlandais en lien avec la conservation de pratiques d’auto-approvisionnement indissociables de l’identité groenlandaise, tels que la pêche et la chasse. Ces aspects sont pour Nina Parmantier le signe d’une grande capacité d’adaptation de la part de ces populations.
Compte-rendu rédigé par Yannis NACEF, professeur agrégé de géographie et doctorant en géographie au laboratoire EDYTEM (Université Savoie Mont Blanc – CNRS), décembre 2022
-
20:31
L’Union européenne dans le monde
sur Les cafés géographiquesMichel Foucher (MF) et Daniel Oster (DO)
Mardi 13 décembre, devant une audience nombreuse et attentive, les Cafés géographiques ont reçu au Flore Michel Foucher, géographe et diplomate, qui a dirigé le Centre d’Analyse et de Prévision du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (1999-2002) et a servi comme Ambassadeur de France en Lettonie de 2002 à 2006.
Le modérateur, Daniel Oster, insiste dans sa présentation sur la nécessité, pour prendre conscience des rapports de l’UE avec le monde, d’avoir une approche multiscalaire : européenne, régionale, mondiale. Ces différentes échelles ne s’annulent pas mais se cumulent, rendant l’édifice européen plus complexe. C’est cependant en privilégiant l’échelle mondiale que l’on peut aujourd’hui mieux comprendre la spécificité de l’UE.
Invité dans un premier temps à présenter son parcours personnel et à aborder ses relations entre la géographie, la politique et la géopolitique, MF signale que, bien qu’ayant collaboré à la revue Hérodote, il emploie volontairement le moins possible le terme, devenu selon lui à la mode, de géopolitique car « depuis peu tout est devenu géopolitique » y compris la géographie électorale ; il y a une « inflation » de ce terme utilisé par des non-géographes qui oublient la dimension géographique. MF quant à lui, se déclare avant tout « géographe et fier de l’être », fervent d’une géographie « active, pratique et appliquée » comme il y a été formé par son maître Pierre George. La géographie, pas plus que l’histoire, n’ont pour finalité première d’être académiques, elles ont avant tout une fonction civique et pratique qui conduit le géographe (comme l’historien) à conseiller les décideurs, à s’impliquer dans la lecture raisonnée des cartes, le tracé des frontières (comme de Martonne pour l’Europe centrale en 1919 avec le tracé de la frontière hungaro-roumaine), l’aménagement du territoire, la géographie militaire… Ainsi MF justifie-t-il son parcours d’universitaire comme « un géographe au cœur de l’Etat » sous le premier mandat de Mitterrand, puis en 1997, « géographe du prince », conseiller d’Hubert Védrine, associé aux réflexions menées sur les limites de l’Europe dans l’imbroglio balkanique qui reste avant tout une question de territoires tout comme le problème israélo-palestinien. La réflexion sur les frontières n’est pas un sujet académique mais pratique ; en les connaissant bien on peut souvent anticiper les problèmes à défaut de pouvoir les régler. L’analyse géographique par la lecture des cartes est primordiale et le rôle de la légende (de legendare = lire) essentiel. Les cartes ne sont pas des images à voir mais des documents à lire avec attention « au ras du sol » : MF prend l’exemple de Marioupol dont il avait prévu l’attaque russe car la carte montrait bien que l’objectif de liaison entre le sud de l’oblast de Donetsk et le nord de la Crimée pour assurer le contrôle de la mer d’Azov était resté inachevé en 2014. Pour lui, la géographie est multiforme, elle est au cœur des réflexions sur les notions d’empire, de frontières, de nations, régions, ressources… Ainsi en 2021, MF a été associé à un groupe de réflexion pour préparer la présidence française de l’UE en 2022, autour de trois thèmes : relance, puissance, appartenance, ce qui l’a conduit à réfléchir à la souveraineté européenne.
DO : Comment comprendre les différentes étapes de la construction européenne depuis les 72 ans qui nous séparent de la déclaration Schuman sans rappeler les différents contextes mondiaux successifs qui ont pu accélérer ou au contraire freiner ou réorienter le processus d’association des Etats ? Vous insistez notamment sur le rôle de la décolonisation et la réconciliation franco-allemande, « véhicule de rédemption pour l’un (l’Allemagne) et de réincarnation pour l’autre ». Pouvez-vous développer ?
Il s’agit en effet de deux aspects essentiels au centre du processus dans lequel il convient d’introduire des dimensions de temps et d’espace pour expliquer ce qui justifie l’effort commun à l’échelle mondiale. En ce qui concerne l’espace, MF note que le chancelier allemand Olaf Scholtz est allé tout seul à Pékin le 4 novembre dernier, ce qui justifie la crainte que l’insertion de l’UE à l’échelle mondiale soit un facteur non pas d’éclatement mais de divergences profondes, ce qu’il observe aussi par rapport aux Etats-Unis. En ce qui concerne le temps, c’est beaucoup plus politique. La construction européenne, c’est-à-dire l’engagement d’Etats souverains dans un relatif partage de souveraineté et d’exercice commun de certaines fonctions régaliennes, vient après la fin des empires, même si des sentiments impériaux et des réflexes néocoloniaux subsistent. C’est vrai du Portugal, des Pays-Bas, de la Belgique, de l’Italie comme de la France : il a fallu la crise de Suez (1956) pour signer le traité de Rome dès l’année suivante. Ce sont les accords d’Evian (1962) qui mènent de Gaulle à « faire son pivot », considérant que la puissance française devait se faire dorénavant via la construction européenne par la réconciliation avec l’Allemagne dans un souci réaliste d’éviter une autre guerre car Il faut se rappeler aussi que la construction européenne se réalise après la guerre sur un champ de ruines avec l’appui des Etats-Unis encourageant la réconciliation franco-allemande qui n’était pas une évidence du point de vue des opinions publiques. La réconciliation s’organise autour de multiples procédures et n’est pas limitée à la France et l’Allemagne. Après 1991, l’Allemagne cherche à se rapprocher des Polonais en approfondissant l’Ostpolitik de Willy Brandt sur la reconnaissance des frontières. Il y a eu aussi tentative de rapprochement Pologne/Ukraine pour aller au-delà des anciens contentieux territoriaux. Ce processus de réconciliation, toujours difficile (cf nos rapports avec l’Algérie), n’est pas possible avec la Russie. Quant à l’Ukraine elle est actuellement « la victime expiatoire » de la fin du processus de décomposition de l’URSS. Les élites russo-soviétiques n’ont jamais voulu faire le travail de compréhension des raisons de l’effondrement de l’empire soviétique par lui-même et elles considèrent que tout mouvement démocratique est le fruit des intrigues de l’Occident. Tant qu’il n’y aura pas de changement de régime, la Russie sera exclue de l’espace de civilisation européenne car la seule garantie de sécurité de la construction européenne c’est la réconciliation. Elle ne s’est pas faite avec la Russie en raison du rêve impérial qui mène au combat des nations contre un Empire. La guerre d’Ukraine est « une guerre coloniale en Europe » puisque c’est une guerre d’émancipation d’une nation contre un Empire.
D.O : Si l’effondrement de l’URSS en 1991 a été un facteur d’accélérateur de la construction européenne (approfondissement et élargissement) que pensez-vous du rôle actuel de la rivalité sino-américaine sur la situation et la politique de l’UE ?
On revient au problème des échelles. Le gros problème vient de la remise en cause actuellement, avec la guerre en Ukraine, du modèle allemand qui repose sur du gaz et des matières premières venant à bon compte de Russie avec des contrats à long terme pour produire et exporter des machines-outils en Chine, avec la garantie de sa sécurité par les Etats-Unis sous l’égide de l’OTAN. Depuis 2019, la Commission européenne a défini une stratégie vis-à-vis de la Chine qu’elle considère de trois points de vue : partenaire stratégique et de négociation sur les enjeux globaux, concurrent économique dans la course à la domination technologique, rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernement. Il est nécessaire et urgent de renforcer le pilier de la défense européenne ce qui va être très compliqué avec le retour des Etats-Unis en Europe depuis l’agression russe sur l’Ukraine. Il y a un vrai débat sur le retour américain en Europe et la menace chinoise telle qu’elle est présentée par l’OTAN. De plus les Etats-Unis inquiètent aussi l’U.E de par sa capacité de réaction rapide qui permet sa réindustrialisation et des décisions pour mettre en place la transition énergétique avec des moyens financiers considérables dans le cadre de l’IRA (Inflation Reduction Act) qui constitue le plus gros investissement fédéral jamais réalisé pour lutter contre le changement climatique. Le problème de l’Europe c’est qu’à 27 tout prend du temps et que le prix de l’énergie est quatre fois plus cher qu’aux Etats-Unis, ce qui risque de conduire des entreprises à délocaliser là-bas.
DO : Le mal congénital de l’Europe n’est-il pas de ne pas être un Etat et d’être une association d’Etats très hétérogènes malgré tous les efforts faits pour se rapprocher ?
Ce thème de la diversité qui est à la fois une force et une faiblesse est intéressant. Le propre de l’Europe c’est la friction et la forte densité de frontières : le nombre d’Etats indépendants sur un petit espace est le plus fort du monde mais en même temps agit le réflexe impérial de l’unité. Les différences culturelles peuvent être mortifères mais quand elles sont maîtrisées et valorisées elles peuvent être une source formidable d’émulation. La guerre d’Ukraine a renforcé les solidarités mais le risque à terme est de décrocher par rapports aux grands mouvements technologiques, industriels et financiers et de se replier sur nous-mêmes. Il faut que les Européens travaillent et investissent.
Questions de la salle :- Que penser en matière de stratégie de sécurité commune européenne de l’I.E.I. (Initiative Européenne d’Intervention) lancée en 2017 par E. Macron visant à réunir certains pays européens de l’U.E mais pas seulement (la Norvège et le R.U en font partie alors que l’Irlande, la Pologne ou quelques autres n’en font pas partie) ?
Ce projet est mort car la stratégie européenne commune se fait et se fera avec les Etats-Unis qui a un budget militaire colossal de 780 milliards de dollars. Les Européens ne dépensent à eux tous que 70% du budget de l’OTAN. Le flanc est de l’UE est maintenant protégé avec le déploiement français en Estonie et Roumanie, les Britanniques en Lettonie, les Allemands en Lituanie, les Suédois sont aussi présents. Il faut se préparer à des guerres de haute intensité car actuellement l’armée française ne tiendrait que 20 jours, l’armée allemande 2 jours…
- Que peut faire l’U.E pour l’Arménie et à Chypre par rapport à la colonisation turque ?
Le problème de l’Arménie remonte à 1988 quand celle-ci a opéré la conquête militaire de tout un espace d’Azerbaïdjan et la sécession du Haut-Karabagh qui a entrainé flux de réfugiés azerbaidjanais en Azerbaïdjan et prise du pouvoir à Erevan par les habitants du Haut-Karabagh. En 1999 MF a participé aux travaux du groupe de Minsk. Les Russes ont lâché les Arméniens et ce sont les Turcs qui ont maintenant la main dans la région.
L’UE ne peut rien faire pour Chypre qui a été intégrée à l’UE « en fermant les yeux » sur beaucoup de vulnérabilités, notamment financières. La frontière est maintenant relativement ouverte entre les deux parties et les tensions ont baissé. Chypre est une carte entre les mains de la Turquie, le statu quo sera certainement maintenu.
- Y-a-t-il un espoir de voir se fissurer le Kremlin prochainement ?
C’est l’opacité totale au Kremlin car tout est verrouillé, personne ne sait ce qui s’y passe sauf peut-être les Américains. Il y a des successeurs possibles à Poutine qui peuvent être pires. L’éventualité d’un complot au sommet n’est pas à exclure lorsque le coût des sanctions sera très élevé et que les élites ne voudront pas sceller leur sort à une défaite. Certains Russes quittent le pays mais il n’y a pas d’opposition organisée en exil car toute possibilité d’alternance a été détruite et les oligarques se taisent pour survivre. Tout est incertain et, comme disait Churchill, « la Russie est un rébus enveloppé de mystère au milieu d’une énigme ». Malgré tout, MF considère que la population russe sait ce qui se passe malgré la propagande mais personne ne parle. On va vers un temps de troubles, vieille tradition russe. Les déclins d’empire peuvent être longs, chaotiques et sanglants. La Russie est dans une trajectoire de déclin vivant les derniers épisodes de la fin de l’Union soviétique qui pourrait mener à la décomposition de la Russie. MF n’est pas optimiste, il voit l’enlisement du conflit.
Compte rendu rédigé par Micheline Huvet-Martinet, relu par Daniel Oster, décembre 2022
-
11:54
Les Cafés géopolitiques
sur Les cafés géographiquesLes Cafés géopolitiques se déroulent de 19h00 à 21h00 au Café de la Mairie, 51 Rue de Bretagne, Paris
Contact : geopolitique@cafe-geo.net
• Retrouvez également les archives des comptes rendus des Cafés Géopolitiques
Programme 2022-2023Lundi 3 octobre 2022 : Que serions-nous sans nos fleuves ? (avec Elisabeth Ayrault, ancienne présidente de la Compagnie Nationale du Rhône)
Lundi 5 décembre 2022 : “Géopolitique des migrations internationales” (avec François Héran, sociologue, démographe, est professeur au Collège de France)
-
16:31
Russes et Ukrainiens, les frères inégaux
sur Les cafés géographiquesRusses et ukrainiens, les frères inégaux, du Moyen Age à nos jours
Depuis le 24 février 2022 la guerre en Ukraine a bouleversé l’échiquier géopolitique mondial. L’émotion suscitée par cet événement a été considérable, notamment dans les pays de l’Union européenne, entraînant dans le même temps un besoin de mieux comprendre les relations entre les deux protagonistes principaux (Russes et Ukrainiens).
Après deux cafés géo consacrés à ce sujet au printemps de 2022 (voir Les Cafés Géo « Une guerre russe en Ukraine. Quelques clés pour comprendre » (cafe-geo.net) et Les Cafés Géo « L’Ukraine : de la Nation à l’Etat » (cafe-geo.net), le besoin s’est fait ressentir d’organiser une nouvelle rencontre ce mardi 15 novembre à l’occasion de la parution en français du livre de l’historien Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, Les frères inégaux du Moyen Age à nos jours (CNRS Editions, 2022). L’auteur a été contraint de décliner notre invitation mais le traducteur de l’ouvrage, le géographe Denis Eckert, directeur de recherche au CNRS, a accepté d’échanger avec le public présent pour montrer le formidable intérêt de ce livre, sans aucun doute l’un des meilleurs sur la question.
Le contexte de publication du livre de KappelerLe livre a paru en allemand en 2017, soit peu de temps après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre au Donbass en 2014. L’auteur, éminent historien de la Russie et de l’Ukraine, veut démontrer l’instrumentalisation politique des rapports russo-ukrainiens en proposant non seulement un récit clair de ces rapports mais aussi une réflexion relevant de la critique historique. A propos de celle-ci, D. Eckert insiste sur deux aspects : d’une part, les principaux moments d’élaboration des récits historiques « nationaux » ou « impériaux » ; d’autre part, les usages politiques de cette histoire croisée.
Une question de vocabulaireA. Kappeler a choisi de filer la métaphore de la fratrie pour qualifier les relations entre Russes et Ukrainiens, selon lui des « frères inégaux ». Pour lui, la métaphore de la famille est une bonne clé de compréhension de ces relations. Russes et Ukrainiens ont été et sont encore, sur bien des points, des proches parents (langues voisines, religion orthodoxe, histoire commune pendant des siècles), longtemps avec des ennemis communs (Polonais catholiques, cavaliers nomades des steppes). Les notions de « grand » et de « petit » frère ne correspondent que superficiellement aux termes de « Grands-Russes » (pour les Russes) et « Petits-Russes » (pour les Ukrainiens) car ces termes eurent longtemps une signification neutre.
Bien comprendre la question nationale en Russie implique de prendre en compte la différence entre les termes « Russie » et « russe ». Le terme « russe » est employé pour désigner la langue et l’individu, il remonte en ligne directe à la Rous’ médiévale. En revanche, le mot « Russie », apparu au XVIe siècle seulement, fut adopté pour désigner officiellement l’Empire de Russie à partir du XVIIIe siècle. Ainsi, le terme « Russie » et surtout son dérivé « russien » (rare en français) servaient à désigner les habitants vivant sur le territoire de la Russie (Russes « ethniques » et non-Russes). Cette distinction est toujours valable dans la Fédération de Russie actuelle. A. Kappeler écrit que « dans les faits, les deux notions se mélangèrent, tout comme se superposèrent les projets de nation impériale et de nation ethnique » (p. 34). En revanche, pour les Ukrainiens, qui n’eurent pas d’Etat à eux pendant très longtemps, c’est « l’existence du peuple, du groupe ethnique », qui fut « le principal point d’ancrage de l’identité nationale » (p. 34).
Un même mythe fondateur pour les deux nationsLa Rous’ de Kiev est un Etat regroupant des principautés, créé au IXe siècle, qui connut son apogée au XIe siècle. Elle a été et reste le mythe fondateur des deux nations russe et ukrainienne, mais aussi des deux Etats (russe et ukrainien) et des deux orthodoxies (russe et ukrainienne). La querelle autour de la définition nationale de cette confédération oppose autant les historiens qu’elle agite les médias et le monde politique.
C’est à partir du XIXe siècle que l’historiographie russe attribua définitivement à la « Russie » la qualité de premier Etat russe, en évoquant notamment la séparation de la fratrie avec la chute de la Rous’ de Kiev. Cette prétention russe fut, et continue à être, contestée en Ukraine, les Ukrainiens établissant de leur côté une continuité entre le royaume de Kyiv (Kiev en ukrainien) et le Hetmanat des Cosaques ukrainiens, formation étatique des XVIIe et XVIIIe siècles.
La séparation de la fratrie aux XIVe-XVIIIe sièclesAvant même la conquête mongole au XIIIe siècle des principautés de la Rous’, ces dernières s’étaient développées de manière de plus en plus autonome dès le XIIe siècle. Si les Mongols conquièrent au XIIIe siècle toutes les principautés de la Rous’, ils n’exercèrent une suzeraineté durable que sur les principautés du nord et de l’est de la Rous’, pendant deux siècles, alors qu’à l’ouest et au sud-ouest, les principautés (territoire de l’actuelle Ukraine) passèrent dès le milieu du XIVe siècle sous l’autorité du royaume de Pologne-Lituanie.
Cette séparation « renforça la différenciation ethnique et créa les bases sur lesquelles allaient se former les nations russe et ukrainienne » (A. Kappeler, p. 49). Avec son incorporation au Royaume de Pologne-Lituanie, l’Ukraine s’ouvrit à l’Occident (mélange ethnique des populations urbaines, enseignement influencé par la Réforme et l’humanisme, création de l’Eglise uniate ou gréco-catholique…). De leur côté, au nord-est, les princes de Moscou s’occupèrent à consolider leur position dominante : Ivan IV dit le Terrible devient tsar en 1547.
Ainsi les Russes et les Ukrainiens ont emprunté des voies différentes entre le XIVe et le XVIIe siècle. Les mémoires russe et ukrainienne relatives à cette période ont en commun le soutien à l’orthodoxie mais elles divergent à propos de l’autorité politique (autorité tsariste du côté russe, idéaux libertaires des Cosaques ou de la république nobiliaire polonaise du côté ukrainien).
Le rapprochement de l’Ukraine avec la RussieAprès la séparation, le rapprochement entre Russes et Ukrainiens, un rapprochement progressif à partir de la fin du XVIe siècle. A l’origine, une initiative ukrainienne en direction du seul Etat orthodoxe indépendant (la Russie tsariste) afin d’échapper à la pression du catholicisme et de l’Etat polonais. L’apparition d’une entité politique autonome en Ukraine au XVIIe siècle (l’Hetmanat cosaque) facilite la demande d’aide à la Russie.
Depuis l’accord de Péréïaslav (1654), l’histoire de l’Ukraine est étroitement associée à celle de la Russie mais cet acte reste encore aujourd’hui l’objet de disputes historiographiques et d’interprétations politiques contradictoires.
Rappel : en 1954, on fêta en grande pompe le troisième centenaire de la « réunification de l’Ukraine avec la Russie » (la Crimée est intégrée à l’Ukraine).
Deux nations tardivesSi cela semble une évidence pour la nation ukrainienne, cela ne l’est pas pour la nation russe alors que la Russie s’appuie sur une tradition étatique continue depuis le Moyen Age. Mais en Russie le caractère multiethnique de l’Etat et l’extrême polarisation sociale furent autant d’obstacles à la formation d’une nation « ethnique ».
Le fait que Russie et Ukraine soient des nations jeunes à la recherche de leur identité a des conséquences sur leur évolution interne comme sur leurs relations réciproques.
Une relation asymétrique des Russes et Ukrainiens au XIXe siècle et au début du XXe siècleLe mouvement national ukrainien s’insère dans le contexte du mouvement des nationalités européen. Les intellectuels mettent au point une langue ukrainienne mais en fait naviguent entre russe et ukrainien. En réalité, la culture ukrainienne fut au XIXe siècle marginalisée et provincialisée. Quant à l’Eglise orthodoxe ukrainienne elle devint de plus en plus dépendante de l’Eglise orthodoxe russe.
La Galicie, sous le contrôle de l’empire austro-hongrois, a une autonomie culturelle (presse, écoles…) beaucoup plus grande que celle des terres appartenant à l’Etat russe. Celui-ci réprime fortement tout mouvement ukrainien autonome.
Russes et Ukrainiens à l’époque soviétiquePendant la révolution russe amorcée en 1917, plusieurs Etats ukrainiens se succèdent dans un contexte de chaos politique. La Russie soviétique reconnaît en mars 1918 l’indépendance de l’Ukraine. La terrible guerre civile qui dure deux ans affecte largement l’Ukraine. Pour A. Kappeler, les années 1917-1921 sont caractérisées par « la persistance de l’attitude d’un « grand frère » incapable d’accepter l’émancipation de son cadet » (p. 176).
La politique des nationalités des années 1920 se distingue nettement de celle des tsars avec l’objectif de faire converger les niveaux de développement économique et socio-culturel entre Russes et non-Russes pour éliminer les antagonismes nationaux. Mais la politique d’ukraïnisation reste en partie superficielle.
Les nouveaux choix économiques d’industrialisation et de collectivisation forcée concernent tout le territoire soviétique mais la résistance des paysans ukrainiens fut plus vive que dans le reste de l’URSS. La famine ukrainienne de 1932-1933 est associée au terme ukrainien Holodomor (catastrophe de la famine), elle est définie officiellement depuis un vote du Parlement ukrainien en 2006 comme un génocide.
La lutte victorieuse contre l’Allemagne nazie (1941-1945) est appelée en URSS la « Grande Guerre Patriotique ». L’immense majorité des soldats ukrainiens a combattu dans l’Armée rouge. Pourtant malgré l’engagement partagé des Russes et des Ukrainiens dans la guerre, la Seconde Guerre mondiale est encore aujourd’hui un objet de controverses mémorielles entre Russie et Ukraine (débats enflammés sur la collaboration des Ukrainiens avec l’Allemagne nazie). Même à l’intérieur de l’Ukraine, l’appréciation portée sur la guerre est très variable (la population d’Ukraine occidentale avait été incorporée de force dans l’URSS).
Avec les annexions de 1939-1940 puis celles de 1945, pour la première fois dans l’histoire, pratiquement toutes les populations ukrainiennes étaient intégrées à un Etat et à un seul, l’Ukraine soviétique.
Le démembrement de l’URSS et l’Ukraine indépendanteAprès la disparition de l’URSS, « la majorité de Russes se refusa à reconnaître l’Ukraine comme une nation indépendante » (A. Kappeler, p.237). « A l’étranger, les Occidentaux firent assez largement leur cette vision des choses » (p. 237). Les Ukrainiens eux-mêmes, dans leur majorité, furent surpris par leur accession à leur indépendance. Ainsi le discours sur « les peuples frères » bénéficiait d’un fort soutien en Russie comme en Ukraine. Si les deux peuples slaves étaient dans ces dispositions de proximité, les deux Etats russe et ukrainien avaient des questions sensibles à gérer au mieux : l’appartenance de la Crimée, le partage de la flotte militaire de la mer Noire, l’arsenal nucléaire soviétique, les migrations entre Ukraine et Russie, l’exercice de la construction d’un Etat et d’une nation pour les deux pays, les relations entre les différentes Eglises.
L’année 2004 marqua un tournant dans les relations entre la Russie et l’Ukraine : la réélection de Poutine, l’élargissement de l’OTAN puis de l’UE, la Révolution orange, le choix proeuropéen de l’Ukraine préparèrent l’épreuve de force entre Russie et Ukraine dont l’évolution politique se faisait en sens inverse depuis 1991 : vers la démocratie pour l’Ukraine, vers l’autoritarisme pour la Russie.
Questions de la salle :1- Peut-on parler de colonisation entreprise par la Russie à l’égard de l’Ukraine ?
Pour D. Eckert le terme de « colonisation » est impropre pour désigner la tutelle russe sur le peuple ukrainien dans l’histoire.
2-Peut-on rapprocher l’éclatement de deux Etats multinationaux comme la Yougoslavie et l’URSS avec dans chaque cas la tentation pour la nation numériquement la plus importante de conserver son influence sur des nations moins nombreuses ?
Il existe en effet de nombreux points communs entre les deux situations historiques.
3-Une question linguistique est posée sur la parenté des trois langues slaves : l’ukrainien, le russe, le biélorusse.
Une phonétique différente mais des structures grammaticales communes. En Ukraine, dans de nombreuses familles, l’on passe du russe à l’ukrainien et vice versa, très souvent et cela dès le plus jeune âge.
Carte des frontières de l’Ukraine conçue et réalisée par Denis Eckert, publiée dans la revue l’espace politique 33 | 2017-3
( [https:]] )
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, décembre 2022
-
11:57
Le dessin du géographe
sur Les cafés géographiquesUn certain nombre de géographes dessinent lors d’excursions sur le terrain ou de missions scientifiques. Certains en ont même fait une activité régulière, et en illustrent leur production. Mais cette activité demeure presque confidentielle. Beaucoup de dessins restent dans les tiroirs, n’ayant bénéficié que d’un regard furtif et admiratif des collègues qui jettent un coup d’œil sur le carnet. Rares sont les géographes qui comme Pierre Deffontaines en ont fait l’argument central d’un ouvrage (Petit Guide du voyageur actif, réed.1980 Presses d’Ile de France). Nous souhaitons sortir cette activité artistique et scientifique de cet anonymat.
En même temps les dessins géographiques qui ont illustré les publications de nos prédécesseurs méritent d’être revus (et relus comme on le fait dans les recherches sur l’épistémologie de la Géographie)
Il conviendra alors de distinguer le croquis fait par le géographe sur le motif ou d’après nature, du croquis d’après photographie qui fut beaucoup pratiqué aussi longtemps que l’appareil photographique demeura lourd et encombrant. Le croquis du géographe professionnel diffère aussi du croquis à usage pédagogique des manuels de l’enseignement primaire et secondaire, croquis le plus souvent supervisé et contrôlé par un géographe.
Le croquis à finalité géographique a changé de place au cours du temps. Les expéditions de découverte, de recherche scientifique, de conquête coloniale ont souvent été accompagnées par des artistes dessinateurs et ont produit des croquis qu’on peut considérer comme les premiers paysages géographiques, puisqu’ils avaient une finalité documentaire et qu’ils ont souvent été repris ensuite par les premiers ouvrages de géographie (cf les relations des voyages d’Alexandre von Humboldt ou les images de la géographie universelle d’Elisée Reclus,). Et les « pères fondateurs » de la science géographique, dans les écoles allemande, française, américaine, ont été parfois de bons dessinateurs sur le terrain.
A la fin du XIX° siècle, quand se met en place l’enseignement de la géographie dans sa forme moderne, les manuels sont illustrés de nombreux dessins ; les photographies sont rares, pour des raisons techniques, dont la qualité de l’impression et du papier. Puis les photos élargissent leur champ au détriment des dessins.
En même temps surgit avec Vidal de la Blache une géographie si soucieuse des paysages qu?elle en fait une des bases fondamentales de sa réflexion. La géographie est alors conçue comme une description raisonnée des paysages. Les paysages incitent au croquis. La prééminence de la géographie physique et à l’intérieur de celle-ci, la domination de la géomorphologie encouragent alors l’usage du dessin et du bloc-diagramme dont de Martonne se fait le chantre et le propagandiste.
Notre propos n’est pas de retracer une histoire du croquis géographique : cette histoire se construira d’elle-même chemin faisant. Elle est plutôt de sortir de l’oubli une pratique et de la raccrocher au devenir de la géographie, comme nous avons pu le faire par ailleurs pour la chanson des géographes. Enfin, la technique du croquis reste une pratique d’aujourd’hui et chacun des lecteurs peut proposer ses croquis, si leur esprit se raccroche à cette rubrique.
Les carnets de terrain illustré à la main gardent leur séduction : l’édition et les expositions en témoignent. Si l’appareil photo numérique est devenu un outil quasi indispensable, les perfectionnements technologiques de ce dernier, ne lui confèrent pas la puissance analytique d’un croquis de terrain qui trie et hiérarchise les éléments du paysage : et aide à comprendre le monde avec une feuille de papier et un crayon.
Remarques importantes :
*Le dessin de paysage (naturel, rural, urbain) proposé sur le site, sera accompagné d’un court commentaire, qui l’identifiera (auteur, date, lieu, site représenté, source) et le situera dans la production géographique de l’auteur en question : contexte, place du dessin dans l’analyse, dans l’illustration du texte, des faits décrits…, afin de le resituer dans la production générale de dessins géographiques.
*Chaque proposition devra se préoccuper des droits d’auteur et de reproduction de l’image sur le site des cafés géo : Les droits de l’auteur (propriété intellectuelle) s?éteignent 70 ans après sa mort (et jusque là leur édition dépend de l’autorisation des ayant-droit). Mais les droits de reproduction de l’image, liés à la source dont elle a été tirée (éditeur d’un ouvrage, musée, bibliothèque, archives, etc?) sont plus difficiles à connaître et souvent plus compliqués à obtenir.
Roland Courtot, Michel Sivignon
• Retrouvez également la liste des Dessins du géographe
-
11:36
La guerre en Ukraine : l’onde de choc marine
sur Les cafés géographiquesLe dernier Mardi de la mer (1), organisé par l’Institut catholique de Paris (ICP) et l’Institut français de la mer (IFM), a traité d’un aspect de la guerre en Ukraine peu abordé par la presse : ses conséquences maritimes, tant du point de vue géopolitique qu’économique. Participaient à cette conférence l’amiral Oudot de Dainville, la juriste spécialiste du droit international de la mer Alina Miron et le géographe Paul Tourret, directeur de l’Institut Supérieur d’Economie Maritime (ISEMAR) (2).
D’emblée, l’amiral Oudot de Dainville évoque deux dates essentielles de l’offensive russe, celle du jour de l’invasion le 24 février 2022 bien sûr, mais aussi celle du 31 juillet 2022 où, lors de la Journée de la Marine à Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine exposa la doctrine navale de la Russie, dans la tradition de Pierre le Grand. Elle repose sur sept points :
- La course vers les mers chaudes
- La recherche de la puissance russe sur mer
- Une doctrine foncièrement anti-américaine faisant de l’OTAN la principale menace
- La division des espaces maritimes en trois zones : la zone comprenant les eaux territoriales et la ZEE dans laquelle les forces russes doivent défendre leur territoire, une zone de confrontation possible (mer Noire, Méditerranée orientale, mer Rouge, Baltique, Pacifique, Atlantique) et le reste du monde
- La modernisation de la flotte avec la construction de porte-avions
- Un intérêt pour l’Arctique en tant que nouvel Eldorado où puiser des ressources
- Le développement de bases navales un peu partout dans le monde
- Les sanctions occidentales ont entraîné la mise en place de nouvelles routes de la mondialisation, très perturbées. En ce qui concerne les produits alimentaires, des accords ont été négociés mais beaucoup de bateaux sont bloqués à Odessa. On peut craindre des crises alimentaires très dangereuses. Sur la plan régional, un corridor eurasien, alliant voies d’eau et voies ferrées, a été mis en place pour relier Saint-Pétersbourg à un port iranien du golfe d’Oman en passant par la Caspienne.
Les Russes sont aussi très actifs sous les mers où transitent par jour 10 000 milliards de dollars. On a pu récemment faire le lien entre des coupures de câbles, dans les Shetlands et à Marseille, et la présence d’un chalutier russe. Dans le futur, il risque d’y avoir une rivalité entre câbles sous-marins russes et américains.
Parmi les dégâts collatéraux du conflit, les intérêts américains figurent en bonne place. Comme les Etats-Unis ne peuvent avoir qu’un ennemi à la fois et que leur ennemi actuel est la Russie, ils ont baissé la garde dans le Pacifique. Et l’Accord de sécurité signé entre la Chine et les îles Salomon (point de contrôle du Pacifique) en avril 2022 est un fait grave qui suscite beaucoup d’inquiétudes à Washington sur les ambitions militaires de Pékin.
En conclusion l’amiral prévoit deux évolutions : le déplacement de la lutte entre Russie et Etats-Unis en Arctique et le maintien des Russes en Crimée où la grande base de Sébastopol est indispensable à leur marine… Les tensions en mer ne peuvent donc qu’augmenter.
Alina Miron commence son intervention en expliquant la situation en mer Noire. La liberté de circulation y est malmenée. Plusieurs navires appartenant à des Etats tiers ont été coulés à cause de mines dérivantes, loin des zones d’activités des deux belligérants. Les Turcs ont fermé les détroits (Bosphore et Dardanelles) dès le 28 février, arguant de la Convention de 1936 autorisant la Turquie à supprimer le transit si elle s’estime menacée. Une telle décision, exceptionnelle, ne s’était pas produite depuis la IIe Guerre mondiale. Actuellement aucun navire de l’OTAN ne peut passer.
Quel peut être le rôle du Droit dans une telle situation ? Avant la guerre, la mer Noire était divisée par des frontières maritimes entre la Turquie, la Russie, la Roumanie et l’Ukraine et ces frontières étaient déclarées inviolables. La Charte de l’ONU et la Convention sur le Droit de la mer (signée à Montego Bay en 1982) interdisent tout recours à la force. Mais actuellement ces principes laissent la place au « Droit dans la guerre » (« jus in bello ») qui est un acquis humanitaire. Celui-ci s’appuie sur le Manuel de Sanremo consacré au droit international applicable aux conflits armés en mer, adopté en 1994. S’applique ainsi un principe de neutralité qui protège les ports des Etats neutres et permet la création de corridors maritimes empruntés par des convois humanitaires en fonction d’accords temporaires signés par les belligérants.
Le géographe Paul Tourret rappelle que les sources énergétiques russes avaient permis aux Européens de sortir des problèmes géopolitiques du Moyen-Orient. Actuellement crises économiques et crises politiques s’engendrent les unes les autres. L’agression russe a provoqué trois crises maritimes : l’arrêt de la conteneurisation, des perturbations sur la production énergétique et des perturbations sur les marchés agricoles (la Russie fournit 7% du marché mondial et l’Ukraine 9%).
Cette situation a plusieurs conséquences :
- L’utilisation du black shipping par la marine russe (pratiques illégales de transport permettant de contourner les sanctions européennes).
- La création de nouvelles routes mondiales reliant la Russie à beaucoup d’Etats amis, ce qui entraîne, par exemple, le passage d’un plus grand nombre de bateaux dans le canal de Suez. Se constitue ainsi une nouvelle géographie mondiale.
- La constitution de corridors pour les blés ukrainiens sur lesquels pèse une forte spéculation.
En conclusion, Paul Tourret insiste sur la complexité de la crise mondiale. La baisse de la demande de produits manufacturés entraîne le ralentissement de l’économie chinoise qui, à son tour, amène une baisse des prix pétroliers. Tous les pays sont liés les uns aux autres dans un monde multipolaire. Le phénomène le plus important à noter est l’essoufflement de la mondialisation.
Schéma des conséquences maritimes et économiques de la guerre en Ukraine. isemar.fr
- Mardis de la Mer: Les Mardis de la Mer est un cycle de conférences ouvert à tous et gratuit, créée en 2004, à l’initiative de Christian Buchet, professeur à l’Institut Catholique de Paris (ICP), directeur du Centre d’études de la Mer (CETMER), et de Eudes Riblier, Président de l’Institut Français de la Mer (IFM). Incontournable pour les passionnés du monde maritime et les étudiants en Histoire-Géographie et Sciences Politiques, ce cycle de conférences fait chaque année appel aux meilleurs spécialistes.
- Fondé en 1997, l’Institut supérieur d’économie maritime (ISEMAR), est une association loi de 1901 concernant l’économie du transport maritime. Localisé au cœur de la métropole portuaire Nantes-Saint-Nazaire, l’ISEMAR est un observatoire des questions portuaires et produit des études, à l’échelle locale, nationale ou interna
L’ISEMAR est dirigée par Paul Tourret, géographe spécialiste des questions maritimes.
Michèle Vignaux, novembre 2022
-
21:54
L’Afrique, Atouts et périlsQuestions internationales, n°115, septembre-octobre 2022
sur Les cafés géographiquesQuestions internationales, n° 115, septembre 2022
Le dernier numéro de Questions internationales (1) est consacré à l’Afrique, continent peuplé de 1,4 milliards d’habitants répartis en 54 Etats. En article d’introduction, Sabine Jansen s’attache d’abord à réfuter les idées reçues généralement attachées à ce continent : sous-estimation de la taille due à la projection de Mercator, relative faiblesse de la population malgré une image de surpopulation, migrations essentiellement intra-africaines plus qu’extra-continentales. Elle analyse les principaux maux dont souffre l’Afrique qui présente le paradoxe d’associer pauvreté et abondance des ressources (1/3 des ressources naturelles du monde). Absence de démocratie, forte dépendance à l’égard de l’extérieur, agriculture incapable de nourrir la population…tous ces thèmes sont développés dans les articles du magazine.
Depuis les Indépendances, plusieurs actes ont été signés par les pays africains pour défendre les principes démocratiques, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples en 1981 à la Déclaration sur les valeurs partagées de l’Union africaine en 2011. Mais dans la dernière décennie, la démocratie a reculé sur le continent, surtout en Afrique de l’Ouest, à cause de la multiplication des putschs militaires, de la concentration des pouvoirs dans une seule main et des manipulations des constitutions au profit de l’exécutif. La faiblesse chronique des Etats permet à des groupes armés de dominer des régions entières dans l’Afrique subsaharienne. Les mouvements salafistes-jihadistes sont les plus médiatisés (Boko Haram, Shebabs de Somalie…) mais ceux-ci sont parfois en accord, parfois en conflit avec des bandes de bandits ruraux qui rackettent les populations. Mouvements sécessionnistes et rébellions transnationales sont aussi à l’œuvre dans des zones rurales qui ne reçoivent aucun soutien d’un Etat aux fonctionnaires souvent corrompus. La démocratie est souvent rejetée comme « modèle occidental », hérité de la colonisation.
L’Afrique possède les principales réserves mondiales de nombreux minerais (notamment en R.D.C., Afrique du Sud, Guinée…). Elle est très dotée en énergies fossiles et a un grand potentiel hydraulique. Pourtant les 2/3 des ménages n’ont pas accès à l’électricité… La rente des matières premières est en effet mal gérée par des élites très corrompues. Les principaux bénéficiaires sont des étrangers, Russes propriétaires de sociétés minières, Indiens, mais surtout Chinois pour qui les matières premières servent à payer les infrastructures qu’ils construisent et à rembourser leurs prêts massifs. La Chinafrique est le nouveau néologisme !
Cette dépendance se retrouve dans l’agriculture dont les cultures vivrières ont régressé au profit des cultures d’exportation. Beaucoup de terres agricoles sont louées à des groupes étrangers et les bénéfices de la culture du cacao ne profitent pas aux Africains. Faute d’infrastructures adaptées, une partie des productions vivrières est perdue. La situation des éleveurs n’est pas meilleure. Même les propriétaires de gros troupeaux sont vulnérables, affectés par la stagnation de la demande et les nombreux vols de bétail. Beaucoup d’éleveurs appauvris sont contraints de migrer vers la côte Atlantique. Pourtant ce sont encore 50% de la population active qui vivent de l’agriculture, mais beaucoup de jeunes rejettent les emplois agricoles et quittent les campagnes…
Sont aussi évoquées les relations de certains pays subsahariens avec leurs anciens colonisateurs, France et Allemagne.
Le magazine traite aussi de questions générales, politique sociale de l’Union européenne, Cour pénale internationale et Conférence de Bandung (1955) où A. Lorin rappelle que sa portée est réévaluée à la hausse par les historiens contemporains comme date marquante pour l’entrée des peuples du Sud dans la mondialisation.
(1) Afrique : atouts et défis, Questions internationales, n°115, La Documentation française, septembre-octobre 2022.
Michèle Vignaux, novembre 2022
-
21:07
Les géographes français en 1939-1945
sur Les cafés géographiquesDe droite à gauche, Marie-Claire Robic, Nicolas Ginsburger et Denis Wolff.
Le 18 octobre 2022, Nicolas Ginsburger (historien), Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier (géographes) furent les invités des Cafés géo au Flore afin d’évoquer le travail, l’action et la vie des géographes français pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont dirigé en 2021 un volumineux ouvrage composé de vingt chapitres rédigés par quinze auteurs. Ce livre, accessible en Open edition, a donné lieu à de nombreux comptes rendus (dans les Annales de géographie, Cybergeo, GéoCarrefour, Confins, The AAG, les Cahiers de géographie du Québec… ).
Ouvrage publié aux Editions de la Sorbonne, 2021.
En l’absence de Jean-Louis Tissier, souffrant, la parole est donnée à Marie-Claire Robic et Nicolas Ginsburger. Lors de ce café, ils voudraient aborder les principales questions que pose la Seconde Guerre mondiale à la discipline, notamment quant à sa mémoire et son histoire, et présenter certains des enjeux et résultats obtenus à partir de plusieurs exemples de trajectoires de savants et d’universitaires.
Ils rappellent d’abord ce qu’était la géographie française en 1939 : une discipline scolaire (dimension particulièrement forte, en lien avec l’histoire, ce qui est une singularité française) et universitaire relativement jeune. Les géographes forment alors une communauté soudée mais restreinte (sauf à Paris, il n’y a en général qu’un seul professeur de géographie dans les universités en France). Elle est cependant bien intégrée dans les facultés de lettres, bien structurée et très attractive : association de géographes français, organisation régulière de rencontres, d’excursions, publication de revues (à commencer par les Annales de géographie)… Les géographes entretiennent des liens particuliers (quoique complexes) avec leurs collègues historiens, mais aussi avec les représentants d’autres sciences humaines (sociologie…) et naturelles (géologie, botanique…). Ils se singularisent par une pratique du terrain et des enquêtes. Ils interviennent dans des débats nationaux (régionalisation) et internationaux (géographie politique, frontières…). La discipline a enfin une dimension internationale affirmée, avec des professeurs détachés (par exemple avec le Brésil) et une participation très active à l’UGI (Union géographique internationale), dont Emmanuel de Martonne est alors le président ; l’école française de géographie jouit indéniablement d’une grande notoriété internationale dans l’entre-deux-guerres.
Dans ce contexte, la Seconde Guerre mondiale a probablement plus d’importance dans la mémoire disciplinaire que la Première. Cette idée a été et reste très communément admise en raison de la situation particulière de la géographie (par rapport à d’autres disciplines universitaires). Quelques-uns de ses représentants (par exemple Lucien Gachon ou Pierre Deffontaines) ont en effet une certaine proximité avec le régime de Vichy et son socle idéologique dont la propagande reprend des thèmes régionalistes et ruralistes (« La terre, elle, ne ment pas ») qui ont pu être considérés comme caractéristiques de la discipline. Ainsi, par exemple, c’est sous Vichy que sont créées la licence et l’agrégation de géographie, distinctes de celles d’histoire (auparavant, il n’y avait qu’une licence et une agrégation d’histoire et géographie), héritage encore actuel pour le moins marqué, voire encombrant.
Ces faits nourrissent une « légende noire » de la géographie, un soupçon concernant notamment son « chef » de l’époque, De Martonne. Cela ne touche pas que la France. En Allemagne, par exemple, la Geopolitik a nourri la pensée et la politique de l’Etat nazi en guerre ; reprenant l’héritage de Friedrich Ratzel, les Geopolitiker sont ainsi à l’origine de la notion de Lebensraum (espace vital).Malgré l’existence de travaux portant sur certains sujets relatifs à cette période (comme l’agrégation de géographie), certains universitaires (les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre, proches de leurs collègues géographes) ou certaines sciences de l’homme (ethnologie), les directeurs et auteurs de cet ouvrage ont ressenti la nécessité d’en renouveler l’approche historique. Cela a été rendu possible d’abord par l’éloignement temporel croissant, la disparition progressive des acteurs et des témoins directs, et l’accès à des sources nouvelles. Au sortir de la guerre, on a valorisé les itinéraires marqués par des actes de résistance active et on a pu en taire d’autres, comme l’attentisme ou la proximité avec Vichy (très rarement avec l’occupant). De plus, la lecture disciplinaire de cette période de la géographie française a évolué, tendant à réévaluer ou à dévaloriser la géographie des « vidaliens », élèves et héritiers de Paul Vidal de la Blache (décédé en 1918). En utilisant de nombreuses archives, les auteurs ont donc tenté de faire une sorte de bilan de ce qui a été dit ou pas sur les itinéraires de guerre d’un certain nombre de figures, centrales ou marginales, sans oublier les géographes qui n’ont pas passé la guerre en France mais dans le reste du monde, en Europe (en Suisse, en Espagne ou au Portugal, par exemple) ou en Amérique (du Nord comme du Sud). Les chapitres adoptent un parti pris résolument biographique, appliqué à des figures d’universitaires, de professeurs de lycée…
Quels résultats tirer de ces recherches ? La guerre et l’occupation perturbent évidemment la pratique « ordinaire » de la discipline en raison des difficultés de circulations, des pénuries (de papier notamment), des contraintes et de la violence, mais les géographes ont eu une capacité de résilience tout à fait remarquable, et l’activité « normale » reprend rapidement après la fin du conflit. Ainsi, par exemple, parviennent-ils à organiser un congrès de l’UGI dès 1949 (à Lisbonne), marqué par le résultat du conflit (l’Allemagne est exclue) et par les débuts de la Guerre froide. Les parcours individuels, très variés, sont souvent sinueux : militaires mobilisés pendant la Drôle de guerre (tel Jean Dresch, élève d’Albert Demangeon et de De Martonne, qui quitte le Maroc pour Paris), exilés (Jean Gottmann aux Etats-Unis), résistants (Dresch, Pierre Gourou, Théodore Lefebvre à Poitiers) et beaucoup d’intermédiaires, ambivalents entre vichysme et résistance, attentisme et opportunisme, circulant entre zone « libre » et occupée… Des réseaux se constituent de manière parfois inattendue, par exemple pour les géographes communistes (tel Pierre George) : connus grâce à des documents d’archives relativement importants, ils sont jeunes (étudiants ou en début de carrière) et vivent différemment selon les périodes (Drôle de guerre où le PCF est interdit, relative persécution par le régime de Vichy puis entrée progressive dans la résistance). Autre type de réseau avec l’exemple de Henri Boucau, géographe scolaire et inspecteur général, qui cultive de nombreux liens avec ses collègues parisiens, à l’interface entre le monde des enseignants, la sphère administrative et institutionnelle, et surtout la sphère politique (proximité avec les ministres de Vichy), tout en étant par exemple opposé (comme d’autres de ses collègues) à l’agrégation de géographie… Enfin, la géographie compte également ses « martyrs », en particulier Jacques Ancel, victime de la politique antisémite de Vichy, et Théodore Lefebvre, déporté et exécuté en Allemagne.
Les livres – et d’autres travaux écrits et publiés dans la période – méritent une attention particulière pour leur contenu et même leur singularité, voire leur processus d’écriture, de publication et de réception. A côté d’ouvrages disciplinaires, qu’il convient de lire en ayant toujours conscience du contexte de guerre, figurent des livres de « circonstance », tel celui de Jules Blache, professeur à l’université de Nancy et résistant ; intitulé Le grand refus, c’est un livre d’analyse, avec une approche spatiale, comparable à maints égards à L’étrange défaite de l’historien Marc Bloch. D’autres ouvrages, parus peu après le conflit, sont particulièrement influencés par les travaux ou la pensée de guerre, tel Paris et le désert français de Jean-François Gravier qui aura une influence importante sur les travaux d’aménagement du territoire des Trente Glorieuses.
La Seconde Guerre mondiale a des conséquences importantes sur la géographie française. Elle marque ainsi une rupture générationnelle. Nombre de mentors vidaliens disparaissent (Jules Sion et Demangeon en 1940, Lucien Gallois en 1941, Ancel en 1943, Camille Vallaux en 1945), tandis que des « nouveaux venus » commencent ou poursuivent leurs carrières, certains marqués par leur passé de résistants (parfois communistes, comme Raymond Dugrand à Montpellier). Les acquis institutionnels de la période (licence et agrégation de géographie) perdurent jusqu’à aujourd’hui. Reprenant des évolutions d’avant-guerre, des pratiques se trouvent renouvelées et s’accélèrent dès la reconstruction, tel l’aménagement du territoire, leitmotiv pendant les Trente Glorieuses et même après. Enfin, l’internationalisation et l’interdisciplinarité sont largement accrues, avec une grande proximité avec certains historiens, tel Fernand Braudel. Il reste cependant encore des zones d’ombre à étudier de manière approfondie (quoique plus ou moins évoquées dans l’ouvrage), par exemple dans certains contextes locaux comme Grenoble (avec Raoul Blanchard), Paris (avec André Cholley), Lille et Rennes (avec André Meynier).
Suite à cet exposé, la parole est donnée à la salle pour des questions. Une participante rappelle que c’est aussi l’époque de Braudel et Lévi-Strauss et insiste sur leur présence au Brésil et l’importance de la géographie dans leurs travaux. Puis elle évoque Meynier dont elle a été l’élève à Rennes qui a véritablement régné sur la géographie bretonne pendant des décennies et demande quelques précisions sur ses enquêtes de la période de la guerre. Denis Wolff (qui a rédigé le chapitre initial du livre sur Demangeon et ses élèves pendant la Drôle de Guerre) rappelle que les enquêtes sont anciennes : Demangeon, précurseur, en réalise dès 1908 sur le terrain du Limousin. Puis, sous l’égide de la Fondation Rockefeller, il en dirige trois autres à l’échelle nationale à partir de 1936, sur l’habitat rural, sur les structures agraires (avec Gottmann) et sur les étrangers dans l’agriculture (avec Georges Mauco). Quand la guerre arrive, Demangeon réalise trois nouvelles enquêtes, sur les évacuations de populations, sur les déplacements d’industries et sur les travaux des champs pendant la guerre. En raison des événements, les enquêteurs se concentrent sur l’évacuation des populations. Meynier, qui centralise et dirige les enquêtes en Bretagne, est le seul à avoir publié des résultats, dans les Annales de Bretagne, en 1947 et 1948.
Deux cartes extraites de l’article de Meynier et publiées dans Géographes français en Seconde guerre mondiale, p. 37.
A propos de René Dumont, une autre question est posée sur les liens (ou non-liens) entre ruralisme, écologisme et maréchalisme. Marie-Claire Robic souligne le lien très fort entre le ruralisme et la « révolution nationale » prônée par le régime de Pétain, dont cette célèbre phrase de propagande, déjà citée : « la terre, elle, ne ment pas ». On lutte contre l’exode rural, on veut maintenir une paysannerie traditionnelle en ne se souciant guère de l’industrie et des villes. Cela dit, la réalité du régime est plus nuancée. Michel Sivignon réagit à propos de Dumont dont il rappelle d’abord l’itinéraire ; il a travaillé avec lui en 1960 en Sicile sur le devenir des fermes agraires issues de la réforme de 1945. C’était alors un « vrai écologiste »… Il avait une hiérarchie avec en haut, les paysans hollandais et danois (et ceux des kibboutz), exemple d’agriculture judicieusement intensifiée par la disparition des surfaces toujours en herbe (remplacées par des cultures de céréales). Ses principes ont été appliqués dans certaines fermes de la région lyonnaise.
Pierre Stragiotti s’interroge sur la figure de Gravier, le seul géographe de l’époque connu aujourd’hui en dehors du milieu disciplinaire, toujours présenté comme celui qui, le premier, a prôné l’aménagement du territoire. Il a lu son livre, certes il y a longtemps, et y voit des attaques non seulement contre Paris, mais aussi contre la ville et le fait urbain ; il remarque son éloge des campagnes et la reprise de thèmes vichystes. Or cela n’est jamais signalé dans l’enseignement actuel sur cette figure… Nicolas Ginsburger partage les mêmes impressions et rappelle sa proximité avec le régime de Vichy dans sa dimension technocratique. Cela dit, il y a eu des travaux historiques sur le « mythe Gravier », beaucoup n’ayant lu… que le titre de l’ouvrage en question. Marie-Claire Robic rappelle qu’il a rédigé un opuscule sur la question régionale très différent de ce que publie au même moment un Yves-Marie Goblet qui a une perspective régionaliste fondée sur la ville, beaucoup plus moderniste… Elle ajoute que le cas Gravier n’est pas unique et que de nombreux collaborateurs ou vichystes (ou en Allemagne, des non-dénazifiés) se retrouvent après-guerre à des postes importants, comme le montre le chapitre d’Efi Markou dans cet ouvrage. Selon Nicolas Ginsburger, ce marginal par rapport à la discipline, l’a néanmoins représentée après-guerre… avec beaucoup d’ambiguïté. Il y a eu une instrumentalisation du titre de son ouvrage (très démographique, bourré de tableaux, assez indigeste) pour servir d’autres discours… Denis Wolff rappelle qu’il y a d’autres personnages de ce type, tel André Siegfried.
Henry Jacolin demande quel était le poids de la géographie dans l’agrégation d’histoire et géographie, avant la création de l’agrégation de géographie, dans le cadre d’une histoire très complexe de ce concours de recrutement de professeurs. Notons que l’agrégation d’histoire et géographie est maintenue après la création de l’agrégation de géographie. Pendant la guerre, sous l’égide de De Martonne, on expérimente un enseignement autonome de géographie dans plusieurs lycées parisiens ; finalement, cette expérimentation est suspendue. Deux ans après, le ministère fait un bilan : l’agrégation de géographie, créée entre temps, est conservée mais l’enseignement des deux disciplines reste confié à un seul et même professeur. Ajoutons que, dans les discussions au sein du ministère, on établit également parfois un lien affirmé entre géographie et éducation physique (en vue des sorties sur le terrain).
Henry Jacolin se demande si, à défaut de résistance organisée, il y a eu des contacts entre les géographes opposés à Vichy. Il y a bien eu des réseaux liés au communisme ou au gaullisme (mais pas spécifiquement avec des géographes), ou des foyers de résistance dans certains lycées (tels le lycée St-Louis, le lycée Buffon…). A Poitiers, le réseau de Théodore Lefebvre n’est pas lié à l’Institut de géographie ; c’est un réseau (local) gaulliste de notables. Enfin, comme le rappelle Marie-Claire Robic, les géographes sont presque toujours seuls dans leur faculté, éventuellement en lien avec les historiens. Cela dit, les géographes se connaissent : ils s’écrivent parfois de manière codée, en utilisant par exemple le nom des auteurs de la Géographie universelle. Une anecdote : dans la correspondance de guerre entre Bloch et Febvre, il est fait allusion à l’arrestation de Théodore Lefebvre (frère de leur collègue historien Georges), l’un écrivant à l’autre le 9 novembre 1942 (Lefebvre est arrêté le 30 septembre) : « Vous savez sans doute que [TL] est également assez souffrant. Prenez bien garde aux grippes de ce début d’hiver ».
Michel Bruneau demande ce qu’il en est de la géographie coloniale. Nicolas Ginsburger rappelle que Dresch soutient sa thèse en 1941 après son retour forcé du Maroc (il est très identifié comme communiste par les autorités). Ses travaux sur le terrain marocain datent des années trente ; il ne peut plus en entreprendre ensuite. Marie-Claire Robic signale que d’autres thèses ont été soutenues pendant la guerre. Par ailleurs, Charles Robequain enseigne la géographie coloniale à la Sorbonne et il y a des créations de chaires de géographie coloniale par Vichy, à Aix-Marseille et à Bordeaux… Mais après la guerre, dans de nombreuses correspondances, on lit que le terme de « colonial » est devenu périmé. Cela correspond à l’époque de la création de la revue Les cahiers d’outremer (on ne dit plus « colonial »), en 1948. Et, au Congrès de l’UGI de Lisbonne (1949), la section « géographie coloniale » est transformée en « géographie tropicale », ce qui n’a pas le même sens.
Danièle Ibarrondo évoque ensuite l’inspecteur général Louis François qui a eu un rôle important dans la résistance, qui a ensuite créé le concours de la résistance et de la déportation et qui a développé les méthodes actives dans l’enseignement. Denis Wolff rappelle qu’il a rédigé pendant la guerre un manuel scolaire de Première dirigé par Demangeon et paru après la mort de ce dernier, en 1942. Nicolas Ginsburger signale qu’il existe aujourd’hui de nombreux travaux sur cette figure, notamment sur son engagement dans la résistance, même s’il en est un peu question dans le chapitre du livre consacré à l’inspecteur général Henri Boucau. Marie-Claire Robic rappelle son importance pour la géographie pendant les années 1960 et 1970. Elle évoque aussi René Clozier, auteur d’une thèse sur la gare du Nord, très engagé dans la résistance.Michel Sivignon, qui a connu nombre de géographes impliqués dans la Seconde Guerre mondiale, rappelle leur silence (tel Le Lannou) : volonté ou impossibilité psychologique de parler d’eux-mêmes ou de ce qu’ils ont fait en cette période ? Et, au fur et à mesure que ces gens disparaissent, leur témoignage s’éteint en même temps. Et que doivent faire ceux qui en sont les dépositaires ? Au-delà des documents écrits (archives, livres, revues…), il y a tout ce qui est mémoriel. Nicolas Ginsburger revient sur cette question de la mémoire qui n’est évidemment pas propre à la géographie, et insiste sur la nécessité de recueillir en effet du vivant des acteurs et des témoins leurs souvenirs, à l’écrit ou à l’oral, mais aussi de confronter cette mémoire, individuelle ou collective, aux archives, dans une démarche historique rigoureuse.
Compte rendu rédigé par Denis Wolff, novembre 2022
-
23:14
HAMBURG HAFENCITY : la ville européenne du XXIe siècle ?
sur Les cafés géographiquesMaquette Hafencity
HafenCity est une nouvelle zone de réhabilitation urbaine d’un espace portuaire intra-urbain agrandi à partir de 1862, devenu inadapté à la fin du XXe siècle aux nouvelles contraintes du trafic maritime. Très proche du centre-ville, à 800 m de l’hôtel de ville, HafenCity s’étend sur 157 ha le long de la branche nord de l’Elbe. La cité-Etat hanséatique de Hamburg a transformé en moins de trente ans cette ancienne zone d’activité avec ses bassins, ses entrepôts, ses systèmes de transport, ses centrales électriques en un nouveau éco-centre-ville, caractérisé par un haut degré de mixité et d’intégration développé autour de quatre fonctions : logements, bureaux, culture et consommation. La mixité économique et sociale a été prévue aussi bien horizontale que verticale : on trouve côte à côte des logements de type différent mais aussi un même immeuble peut abriter, sur des étages différents, des logements, bureaux ou activités culturelles.
Il s’agit d’un véritable défi : celui de transformer ces friches industrielles pour étendre la ville avec des constructions durables à haute qualité environnementale tout en maintenant l’ambiance maritime du lieu et en anticipant les contraintes liées à la remontée des eaux due au réchauffement climatique. Cette ville sur l’eau, verte et sociale, permet de préserver l’attractivité de Hamburg, 3e port européen, en augmentant la taille du centre-ville de 40% par la création de bureaux et lieux de travail pour 45 000 emplois essentiellement dans le commerce, la culture, les loisirs et le tourisme ainsi que 7500 appartements, majoritairement de petites et moyennes tailles, pour environ 15 000 résidents. En « rouvrant la ville sur l’Elbe, dont elle a longtemps été séparée par le port, HafenCity doit faire revenir la population dans le centre-ville et régénérer, par contagion, la partie historique » explique Jürgen Bruns-Berensteig, PDG de HafenCity Hamburg GmbH. La qualité de vie est assurée par la création de nouveaux espaces avec des équipements sportifs, éducatifs, scientifiques et culturels mais aussi par l’ouverture de crèches, de cabinets médicaux. Des promenades, des places, des terrasses, des cafés, des hôtels concourent à l’agrément du lieu. La Elbphilharmonie est emblématique de ce projet innovant.
Genèse d’un projet innovantDès 1991, une nouvelle dynamique liée à la disparition du rideau de fer permet l’extension de l’hinterland d’Hamburg ; le maire Henning Voscherau donne alors officieusement et discrètement l’ordre d’examiner les possibilités de transformation du port de centre-ville qui commence à être déserté. En 1995 il n’y a pratiquement plus de trafic portuaire. En effet cette zone portuaire, essentiellement développée fin XIXe siècle, détruite à 70% par les bombardements de la guerre, était en partie tombée en désuétude suite à son extension au sud de l’Elbe par le terminal porte-conteneurs d’Altenwerder devenu à partir de son inauguration en 2002 un des plus modernes d’Europe. En raison de la discrétion maintenue alors par le maire sur ses intentions, la ville a pu prendre le contrôle d’importants espaces fonciers de cette zone. Après plusieurs études préliminaires dans les années 1990, dont une première étude en 1996, déjà fondée sur le principe de mixité, le schéma directeur d’Hafencity est ouvert aux concours internationaux de planification, d’architecture et de construction. En 1995 une société de développement, structure publique municipale et étatique devenue en 2004 la HafenCity Hamburg GmbH (HCHGmbh), filiale à 100% de la cité de Hamburg capable de prendre en charge les responsabilités à la fois du public et du secteur privé.
Elle doit gérer la conduite du projet en contrôlant l’utilisation du foncier dont elle est propriétaire (provenant majoritairement de la ville). Hamburg HafenCity Gmbh reste le seul interlocuteur pour les clients et les investisseurs-constructeurs tout en contrôlant la planification du projet et coordonnant les investissements publics/privés avec les promoteurs immobiliers Elle a mis en place un système pour éviter la spéculation. Les appels d’offres ne cherchent pas à obtenir les meilleurs prix pour chaque parcelle, mais essaient de faire émerger les meilleures idées. Les terrains ne sont définitivement vendus aux investisseurs qu’au terme d’une période de probation d’un an, au cours de laquelle ceux-ci doivent finaliser leur projet, organiser obligatoirement un concours d’architecture et obtenir tous les permis.
En mai 1997 Henning Voscherau a présenté aux habitants et à la municipalité son projet adopté par le sénat de la ville. Les différents concours s’organisent alors permettant la publication du schéma directeur en 2000, lequel est conçu dès le départ par son auteur, l’architecte néerlandais Kees Christiaan, comme un concept flexible et modulable : ainsi a-t-il été revu plusieurs fois (2006, 2010). Les besoins financiers gérés par Hamburg City GmbH sont considérables : environ 3 milliards € d’investissements publics (dont la moitié provenant de la vente de terrains) et 10 milliards € de fonds privés ont été levés.
Gestion de l’eau, adaptation à la remontée de leur niveau.Comme tous les ensembles urbains portuaires de la mer du Nord, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Dordrecht… Hamburg doit prendre en compte les changements climatiques. La ville, marquée dans sa mémoire par les inondations dramatiques de 1962 qui ont touché le sud de la ville en faisant 340 morts en une seule nuit, particulièrement dans l’ile de Wilhemsburg, a dû concevoir des solutions pour s’adapter à la remontée des eaux. Wilhelmsburg a fait l’objet d’un projet particulier en lançant en 2013 le projet IBA (exposition internationale), devenu un véritable laboratoire d’architecture et d’urbanisme qui travaille en concertation avec HCHGmbH, en se dotant d’un système complexe de digues. Pour la zone portuaire d’HafenCity, située en dehors de la ligne d’action de la digue principale qui protège le centre-ville et certains quartiers dans l’ElbMarsch, le choix de la technique d’endiguement, pourtant largement retenue par les Néerlandais, a été repoussé. En effet, il aurait fallu construire une digue sur l’ensemble de la zone avant la construction des premiers bâtiments, ce qui aurait considérablement retardé la réalisation du projet tout en pesant lourdement sur ses coûts. De plus, des écluses auraient été nécessaires pour maintenir la navigabilité des canaux ainsi endigués. La réflexion des ingénieurs et architectes d’Hafencity s’est portée préférentiellement sur des solutions liées au mode de construction et à la préparation du terrain. Construire près de l’eau sur des terrains instables a déjà été expérimenté de longue date à Hamburg où les couches supérieures du sol sont constituées d’argile, les sables porteurs se trouvant en profondeur. Les fondations faites de pieux sont historiquement utilisées dans de nombreux quartiers de la ville.
La solution choisie pour Hafencity repose sur la consolidation des constructions par l’utilisation de pieux enfoncés à 20 m et même parfois plus (7 m sous le niveau de la mer à Uberseequartier) pour rechercher des strates de sable stables mais aussi, technique plus innovante, sur une surélévation du sol par les terps. Ce terme d’origine flamande (on dit plutôt Warft en allemand) désigne un dispositif technique traditionnel dans les régions littorales de la mer du Nord pour protéger les établissements humains de la montée des eaux. Ici il s’agit de sortes de monticules édifiés par des remblais constitués de matériaux dépollués (solution écologique). Ils forment un socle de 8 à 9 m au-dessus du niveau moyen de l’eau, soit 70 cm au-dessus du niveau de la crue de 1962. Grâce aux terps qui abritent les parkings rendus étanches par des parois moulées, les bâtiments peuvent être surélevés pour se protéger des crues tout en pouvant bénéficier de l’accès à l’eau. En cas de crues, les rez-de-chaussée sont condamnés mais l’accessibilité des immeubles reste assurée par les rues surélevées et des passerelles en surplomb. Les principales routes sont surélevées elles aussi sur des terps jusqu’à à 11-12 m au-dessus du niveau de la mer. Les promenades sur les quais ainsi que les espaces publics situés à 4,5 – 5,5 m au-dessus du niveau de la mer sont inondables lors de fortes tempêtes comme en 2013.
Ainsi à HafenCity, l’eau n’est pas considérée uniquement comme une menace mais elle représente aussi une opportunité pour repenser les paysages urbains tout en étant une ressource utile pour le rafraichissement des bâtiments l’été.
Concept des terps. Coupe menée de Sandtorhafen à Grossbrookhafen, illustrant la structure des constructions à partir de l’exemple de Kaiserkai On remarque les pieux enfoncés à 20m pour atteindre les sables porteurs et le terp surélevé entre les deux immeubles avec drainage vertical. La promenade est à 4,5 m au dessus du niveau moyen des marées hautes (soit m) alors que le niveau moyen de la maréee basse est à – 1,5 m. Le marnage est en bleu. Le niveau (en rouge ) du socle des habitations est surélevé à 9 m. © HafenCity Hamburg GmbH
Constructions avec fondation sur pieux Am Kaiserkai. Le niveau de la promenade inondable sur les quais est surélevé de 4,5m et celui des habitations à 9 m. ©M.Huvet-Martinet
Mise en œuvre du projetLes institutions municipales avaient prévu une réalisation du projet en progressant de l’ouest vers l’est sur une période de 25 ans scandée de cinq phases quinquennales de 2000 à 2025 avec des prospectives au-delà, dès lors que le projet initial sera réalisé. Une fois la totalité du projet terminé, les surfaces seront réparties entre espaces résidentiels (32%), espaces verts récréatifs, parcs et promenades (24%), espaces pour transports et mobilité dont 10,5 km pour promenades (23%), le reste (21%) constituant des espaces privatifs ouverts ou non au public. Le premier coup de pioche a été donné en 2001.
HafenCity étant une île, les infrastructures de communication sont essentielles. L’axe routier principal au nord est celui de Am Sandorkai-Booktorkai et plus au sud la Versmannstrasse qui relie depuis 2013 les ponts sur l’Elbe. Actuellement quatre ponts routiers fonctionnent. Avec le démarrage progressif des quartiers de Baakenhafen et Elbbrücken, l’accent est mis sur l’intégration avec ces quartiers. La construction d’un pont sur l’Elbe à l’est vers Baakenhafen, commencé dans la phase 2 (2005-2010) a été inauguré en 2013. Même si un système d’auto-partage a été mis en place, les urbanistes ont cherché à réduire l’utilisation de la voiture particulière. Ils ont choisi le concept de « mobilité intelligente » qui vise à privilégier les transports publics et la mobilité active à pied ou à vélo. L’artère de circulation principale est la nouvelle ligne de métro U4 connectée à la Station S-Bahn d’Elbrucken, complétée par un réseau de bus, à terme plus de 35 000 passagers devraient l’emprunter quotidiennement. Un réseau très dense de pistes cyclables et de sentiers pédestres mais aussi des passerelles et des ponts, essentiels dans cet espace sillonné par un grand nombre d’anciens bassins portuaires, permettent de relier les autres quartiers et le centre-ville tout en raccourcissant les déplacements individuels.
Modélisation 3D d’ Hafencity partie ouest cidessus et partie est ci-dessous. Source : facts and figures 02/2019, Hamburg Hafencity GmbH, répérages et légende par M.Huvet-Martinet
Réalisation du projet.Actuellement, (2022) le projet est très avancé, terminé pour certains quartiers, particulièrement dans sa partie ouest. HafenCity est officiellement devenu un des 104 quartiers de Hambourg depuis 2008 avec 85 projets achevés sur 140.
La patrimonialisation de la zone historique des entrepots de la Speicherstadt proche du centre-ville est terminée. Ces batiments en briques de style néogothique, construits de 1883 à 1927, en partie détruits pendant la guerre, puis reconstruits, situés dans l’ancienne zone franche sont classés maintenant au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ils ont été réhabilités et reconvertis en logements.
Bâtiments historiques en briques rouges et toits de cuivre de la Speicherstadt ©M.Huvet-Martinet
Le cœur du projet de réhabilitation de la phase 1 (200-2005) est celui de l’ancien port autour de Sandtorhafen, le plus ancien bassin portuaire artificiel de Hambourg datant de 1866. Les premiers occupants se sont installés en 2005 à Sandtorkai. Le quartier, inauguré en 2009, est achevé avec des zones résidentielles pour 1000 habitants comportant des commerces, écoles, terrains de sport. Une ambiance aquatique se dégage le long des quais historiques de Sandertorkai. Une marina aux pontons flottants ouverte aux bateaux de plaisance accueille aussi quelques navires historiques. l’Elbphilharmoinie inaugurée en 2017 se trouve à la pointe ouest de cette ancienne zone industrialo-portuaire.
Immeubles résidentiels à Sandtorhafen avec au fond ( à l’ouest), l’Elbphilarmonie des architectes suisses Herzog & de Meuron reconnaissable à sa façade en verre haute de 110 mètres érigée au dessus d’un ancien entrepot du Kaiserspeicher, datant de 1875. ©M.Huvet-Martinet
Le quartier de Brooktorkai est également terminé. Un des plus anciens entrepôts le Kaispeicher (1878) un silo à grains de dix étages en briques a été sauvé de la décrépitude pour accueillir le musée maritime.
Plusieurs quartiers sont très avancés ou en phase terminale tel Am Lohsepark, un quartier résidentiel familial avec un immense espace vert de plus de 4 ha inauguré en 2016 sur le site historique de l’ancienne gare industrielle et ferroviaire. La construction des immeubles est en cours de finalisation. Il accueille déjà un musée des prototypes automobiles depuis 2008, un campus scolaire pour quatre lycées (enseignement secondaire) se termine. Trois ensembles sportifs fonctionnent depuis 2011.
Par rapport à l’ouest et au centre d’HafenCity, les quartiers orientaux sont spatialement plus isolés et actuellement un peu moins intégrés à HafenCity. De plus la proximité des grands axes routiers nécessite la mise en place de mesures spéciales contre le bruit ce qui donne à ces quartiers leur identité propre. Ainsi l’ancien bassin de Baakenhafen (1887), le plus long du port, a été rattaché au projet lors de sa révision en 2010. En partie poldérisé, il se transforme en un quartier résidentiel et de loisirs avec une vaste zone récréative à Baakenpark (1,6ha). Les constructions sont originales en ce sens que pour combattre les nuisances sonores liées à la proximité de la Vermannstasse, les immeubles de bureaux sont construits avec de larges arrières- cours coté rue et les ensembles résidentiels semi-fermés s’ouvrent en forme de U vers le bassin.
Le plus gros chantier de centre-ville d’Europe actuellement en cours est celui de l’Überseequartrier confié par la mairie à Westfield Unibail Rodamco où 750 personnes s’affairent à l’achèvement prévu en 2024 de 14 bâtiments. L’Überseequartier avec la collaboration d’architectes et de designers locaux ou internationaux, ambitionne de devenir le cœur de la vie urbaine en incluant une offre de commerce, culture, loisirs avec centre cinéma multiplex, hôtels, restaurants, des bars. Avec deux tours de 60 mètres et un immeuble de bureaux sculptural, le quartier redessinera le paysage urbain le long de l’Elbe. La réalisation d’un terminal pour bateaux de croisière prévu pour 2022 le long de l’Elbe est retardée. C’est dans ce quartier que L’Hafencity Universität (HCU) qui existe depuis 2006 a étendu son campus après de nombreux retards dans la construction, en s’étendant vers le front de mer dans les nouveaux bâtiments de l’Uberseeallee en 2014. Elle est spécialisée en architecture et développement urbain et accueille 1500 étudiants sur des cursus de Licence et master. Une école de médecine et une école de commerce complètent l’offre d’enseignement supérieur d’Hafencity.
Le quartier d’Elbbrücken à proximité des ponts sur l’Elbe est aussi un vaste chantier mais moins avancé. IL sera un autre centre urbain de HafenCity aux côtés d’Überseequartier. Des gratte-ciels spectaculaires (l’Elbtower), des zones d’eau sur trois côtés et une grande place centrale caractériseront cette zone de forte intensité attractive. Avec ses liaisons fluviales proches vers l’Elbe, Baakenhafen et Billhafen ainsi que l’île verte d’Entenwerder, le quartier a également un grand potentiel d’attractivité. Environ 50% de la surface est prévue pour des bureaux et environ 10% pour la restauration, le petit commerce avec un potentiel de 11 000 emplois et 40% pour l’espace de vie (environ 1 400 appartements). La conception est basée sur l’esthétique de la brique de Baakenhafen. Dans ce quartier un bâtiment « Edge » est déjà construit, d’autres sont programmés : il s’agit d’utiliser, en les optimisant, les sources d’énergie renouvelables et photovoltaïques ainsi qu’une infrastructure de mobilité électrique pour rendre opérationnel un concept global de travail et de déplacements durables. Les bâtiments utiliseront des solutions numériques efficaces pour minimiser l’empreinte écologique tout en maximisant le bien-être des utilisateurs.
Quartier d’Elbenbrücken à l’extrémité orientale d’Hafencity proche des grands ponts sur l’Elbe avec la future Elbtower (achèvement prévu en 2026) qui mesurera 245 mètres de haut avec bureaux et hôtel. Elle est destinée à marquer la fin de Hafencity sur les ponts de l’Elbe. Source : maquette Hafen City GmbH exposée à Hafencity infocenter photo M.Huvet-Martinet
ProjetsIls portent sur l’extension d’Hafencity vers des espaces à proximité.
- Billebogen sur 95 ha au N.O avec des zones bâties et non développées telle que la nouvelle station de ferroutage devrait dans les 20 prochaines années connaitre un développement urbain et commercial de haute qualité.
- Grasbrook, au sud de l’Elbe en face de Hafencity orientale offre des espaces pour des bureaux, des bâtiments commerciaux, des installations de recherche et des laboratoires ainsi que pour des appartements. 16 000 emplois, 3 000 appartements pour environ 6 000 habitants ainsi que des commerces, une école primaire et des crèches sont prévus, combinées à des espaces verts attractifs et des espaces publics urbains de qualité.
Au final cette reconversion spectaculaire d’Hafencity est extrêmement originale par la volonté de faire une écocité avec mixité des fonctions. IL est évident que le bilan carbone est favorable grâce à la réduction de la circulation automobile et au faible bilan énergétique des bâtiments, le but étant à terme d’arriver à la neutralité carbone. Par son ambition et ses dimensions Hafencity, plus vaste chantier urbain d’Europe, n’est pas un simple projet immobilier, mais une réalisation colossale autour d’un nouveau concept d’urbanité innovant qui peut servir de référence pour la ville du XXIème s. Les Hambourgeois qui ont boudé Hafencity au départ avec son image de ghetto pour riches ont maintenant changé d’avis. Si les appartements et bureaux étaient onéreux lors des premières phases de réalisation du projet, l’arrivée à la mairie de Hambourg d’Olaf Scholz en 2011 a permis une plus grande mixité sociale avec les loyers contrôlés et subventionnés. L’image « haut de gamme » n’est plus d’actualité avec l’arrivée de familles au profils plus variés.
Peu d’anciens ensembles industrialo-portuaires ont trouvé une telle reconversion. Le projet Wasserstaedt LImmer à Hanovre est situé loin du centre-ville, et n’est pas de même ampleur tout comme les projets en cours pour le traitement des friches industrielles des ports de Rouen ou au Havre. Le plus souvent les anciens docks des grands ports devenus obsolètes dans les années 1950-70 ont été soit démolis pour libérer du foncier immobilier (Battery Park City à New-York le long de l’Hudson River), soit maintenus en partie et réaménagés en quartier d’affaires, parfois en y maintenant un certain charme, comme les Docklands de Canary Wharf à Londres. Souvent quand les anciens bâtiments des docks sont préservés et réhabilités comme à Dumbo le long de l’Est River à Brooklyn (NYC), il s’agit de quartiers gentrifiés « branchés ».
Micheline Huvet-Martinet, novembre 2022
Sources :
https://www.researchgate.net/profile/Alessio-
Bibliographie :
Jean-Jacques Terrin (dir.), 2014, Villes inondables. Prévention, adaptation, résilience, Marseille, Éd. Parenthèses, 288 pages.
-
13:11
L’Amérique latine, des territoires disputés
sur Les cafés géographiquesLe mercredi 28 septembre 2022, l’équipe des cafés géographiques de Chambéry-Annecy a reçu Sébastien Velut (Sorbonne Nouvelle, Institut des hautes études de l’Amérique latine) à La Base à Chambéry autour du thème : « l’Amérique latine, des territoires disputés ».
Afin de rendre la présentation plus interactive, Sébastien Velut a essayé de répondre aux questions de Marie Forget, dont il a été le directeur de thèse.
- Marie Forget : pourquoi ces territoires sont-ils disputés ? Quelle est la particularité de l’Amérique latine ?
Dès la période des colonisations, la possession des territoires a été l’objet de convoitises de nombreuses puissances étrangères à l’Amérique latine.
Lors de la période des indépendances, on a aussi pu observer des conflits entre les différents pays latino-américains afin de définir les frontières ou conquérir des territoires.
Ainsi, les frontières sont des produits de différents conflits, qu’on a pour la plupart oubliés, mais qui restent très présents dans l’imaginaire et dans la façon dont on enseigne la géographie en Amérique latine. L’exemple a été donné de la guerre de la Triple-alliance (1864-1870), aussi appelée guerre du Paraguay. Ce dernier s’est vu emputé d’un tiers de son territoire, au profit de l’Argentine et du Brésil, tous deux membres de la Triple Alliance avec l’Uruguay. Cette guerre avait beaucoup préoccupé les élites intellectuelles européennes. Sébastien Velut a notamment fait référence aux écrits d’Elisée Reclus.
La guerre du Pacifique (1879-1883) a aussi été abordée pour illustrer les disputes de territoires. A l’issue de ce conflit, le Chili a étendu son territoire vers le nord, au détriment de la Bolivie et du Pérou. La Bolivie a notamment perdu la moitié de son territoire et son accès à la mer que le pays ne cesse de réclamer depuis. En effet, cette perte de l’accès à la mer est un drame dans le récit national bolivien. Les héritages du passé se font encore ressentir aujourd’hui. En témoigne le fait qu’il n’y ait pas de représentant diplomatique bolivien au Chili.
Ces remarques font écho à la situation actuelle puisqu’il y a dans cette région de nombreux enjeux autour des ressources minières telles que le cuivre, le salpêtre ou encore le guano. Ainsi, l’intervenant a rappelé le lien entre présence de ressources et disputes pour le territoire.
Il a aussi été évoqué un acteur central et très présent dans la dispute pour les territoires en Amérique latine, à savoir les Etats-Unis d’Amérique. Autrefois, c’étaient les pays colonisateurs qui se disputaient les territoires de l’Amérique latine. Après la période des indépendances, un autre acteur extérieur a commencé à s’immiscer dans les affaires internes de la région. En projetant une carte d’un atlas historique des Etats-Unis, Sébastien Velut a attiré l’attention sur tous les territoires qui avaient été pris au Mexique (Californie, Utah, Arizona, Nevada, Nouveau Mexique). Il a notamment mentionné l’intervention directe des Etats-Unis dans le coup d’Etat au Guatemala en 1954, mettant fin à la présidence de Jacobo Arbenz. Cet épisode est souvent présenté comme la première intervention directe des Etats-Unis en Amérique latine. Arbenz souhaitait mettre en place une réforme agraire modeste puisque de nombreuses terres étaient accaparés par de grandes firmes qui cultivaient des bananes. Il a été rappelé que l’intervention du voisin nord-américain prenait place dans le cadre de la doctrine Monroe (1823), puis dans l’optique géopolitique de guerre froide et de containment du communisme, sans oublier le fait de garantir les intérêts des entreprises américaines dans la région.
- Marie Forget : nous avons jusqu’alors évoqué des disputes autour des frontières/territoires entre Etats. Or, il y a aussi de nombreuses disputes territoriales autour de l’extractivisme. Y a-t-il la création d’autres types de luttes sur des territoires différents à des échelles différentes ?
Sébastien Velut a projeté une image du Cerro Rico de Potosi (Bolivie) qui est un territoire d’extraction de l’argent, qui a alimenté la couronne espagnole durant la période de la colonisation. Ainsi, la question de l’extraction des matières premières, de l’extractivisme, n’est pas une question nouvelle en Amérique latine puisqu’elle est le fruit d’une longue histoire. Sébastien Velut a fait référence aux travaux d’Elisée Reclus pour faire remarquer que les tableaux statistiques évoquant les exportations latinoaméricaines à la fin du XIXe présentaient les mêmes produits qui sont exportés aujourd’hui.
Autour du Potosi, c’est tout un système spatial qui s’est mis en place pour faire fonctionner l’activité minière, formant ainsi l’une des plus grandes agglomérations au monde au XIXe siècle. Il y a eu la formation de réseaux de migrations pour la main d’œuvre, de réseaux d’approvisionnement (en animaux, le bétail arrivait notamment d’Argentine). Il fallait aussi prévoir l’approvisionnement en énergie (dérivation d’eau, canaux organisés notamment par des ingénieurs venant du Pays-Bas). Des routes ont été construites pour permettre l’exportation de l’argent du Potosi, notamment vers le port de Buenos Aires. Ce serait par ailleurs une des origines de l’appellation « rio de la Plata » (parce qu’on aurait exporté de l’argent, plata en espagnol).
L’intervenant a effectué un saut dans le temps pour évoquer les particularités de l’extractivisme au XXIe siècle, préparé par les réformes néolibérales des années 1980.
Il a projeté la carte des principales exportations par pays pour faire remarquer que l’Amérique latine exporte soit des denrées alimentaires, soit des produits miniers ou des produits énergétiques. Ainsi, la part des matières premières dans les exportations latinoaméricaines est prépondérante. Ce qui réactive un schéma ancien.
Mais pourquoi peut-on alors parler de néoextractivisme aujourd’hui ?
Premièrement car les clients ont changé. A la fin du XIXe siècle, l’Amérique latine commerçait surtout avec l’Europe (de nombreux Britanniques mangeaient du bœuf argentin). Aujourd’hui, l’Amérique latine commerce avec le monde, mais le client nouveau est la Chine qui est le premier partenaire commercial du Brésil, du Chili, du Pérou et de l’Argentine. Le Mexique reste arrimé aux Etats-Unis mais il y a une forte concurrence chinoise pour l’accès au marché mexicain.
Deuxièmement car au début du XXIe siècle, l’extractivisme est beaucoup plus redistributif. L’exportation des matières premières a permis aux Etats de financer de nombreuses politiques sociales. On peut prendre l’exemple du Brésil sous Lula avec les programmes « Bolsa Familia » ou « Fome Zero ».
Néanmoins, ces politiques redistributives sont menées sans pour autant mettre en place une réforme fiscale. Ainsi, on améliore le sort des plus pauvres sans forcément s’attaquer aux problèmes de fond, comme les inégalités, en faisant une réforme fiscale par exemple. La sociologue Maristella Svampa parle de « consensus des commodités », qui vient remplacer le consensus de Washington.- Marie Forget : mais, n’y a-t-il pas de nombreux mouvements sociaux à plus grande échelle ?
Si l’on regarde une carte d’un atlas sur la justice environnementale, on observe bien qu’il a de nombreux conflits miniers en Amérique latine et notamment au Mexique, au Chili et au Pérou.
Le modèle extractiviste est un modèle de conquête des territoires. La construction de nouvelles infrastructures a notamment eu lieu dans le cadre de l’IIRSA (Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région sud-américaine), signée en 2000 à Brasilia lors d’un sommet de tous les présidents d’Amérique du Sud. Ce programme voulait connecter différentes régions par des axes (routes, voies fluviales). Or, force est de constater que ces routes ont aussi eu pour conséquence d’ouvrir des nouveaux territoires à l’exploitation. Ceux intéressés par les ressources vont alors vers ces régions-frontières, loin des grandes régions de peuplement.
Cette extension des territoires exploités entraînent souvent des conflits socio-environnementaux. L’exemple autour d’une mine d’or à Conga, au nord du Pérou, a été développé. Le projet d’extension minière a été longuement combattu par les populations locales. Un des éléments déclencheurs de la lutte a été la question de l’eau. En effet, dans les projets d’extension de la mine, il était prévu de déplacer les lacs d’altitude, qui alimentaient aux besoins humains et aux troupeaux. Le rabotage de montagne pour l’implantation de la mine à ciel ouvert était aussi un problème pour les populations locales qui ont mis en place des milices paysannes (rondas campesinas) pour protéger le territoire. Ainsi, on observe bien une mise en place de résistances territoriales par les populations locales.
Il faut noter un basculement des mouvements sociaux à visée universaliste vers des mouvements à visée territoriale.
- Marie Forget : ces mouvements sociaux à l’échelle de l’Amérique latine connaissent-ils une mise en réseau ? pourquoi les mines sont les éléments déclencheurs de ces mouvements ?
Sébastien Velut a mis l’accent sur le fait que lorsqu’on fait du terrain, on se rend compte que ces mouvements de lutte sont articulés à l’échelle régionale. Par exemple, le mouvement de lutte contre les barrages est très présent au Brésil, mais présente des ramifications à l’échelle du sous-continent. On observe aussi une circulation des idées et des répertoires d’action. Les échanges d’informations permet notamment de mieux comprendre les discours des firmes de l’industrie extractive et de mieux y faire face.
- Marie Forget : comment peut-on caractériser ces luttes ? comment évoluent-elles ?
Avec Vincent Bos, Sébastien Velut s’est questionné autour de la problématique suivante : « L’extraction minière : entre greffe et rejet ». Ils ont constaté que les populations s’opposent généralement aux projets d’extraction mais sont plutôt prêtes à négocier, en mettant en place leur volonté.
Mais qui sont les acteurs qui sont porteurs des activités de la mine ? Force est de constater qu’il y a une multiplicité d’acteurs. On peut citer les multinationales de l’industrie extractive BHP Billiton, Xstrata. Ces firmes sont souvent en connexion avec des entreprises locales ou des entreprises nationales comme Codelco au Chili. Sans oublier les coopératives de mineurs qui vont dans des sites plus compliqués, avec une moindre teneur en ressources. On peut même aller jusqu’à recenser et prendre en compte le mineur individuel avec par exemple l’orpailleur (garimpo au Brésil).
Sébastien Velut a développé l’exemple spatialisé de la région de Madre de Dios, dans l’Amazonie péruvienne. Cette région a été exploitée en raison des possibilités offertes par de nouveaux axes de transports. Or, l’afflux de chercheurs d’or a provoqué un désastre environnemental.
Il a aussi été question des acteurs agricoles puisque l’extractivisme ne se limite pas à la mine. L’exploitation du soja, produit surtout destiné au marché asiatique (et surtout chinois) a provoqué l’avancée de fronts pionniers importantes en Amérique latine.
Qui sont les acteurs de cet extractivisme agricole ? Il faut prendre en compte le rôle de l’acheteur chinois et des grands propriétaires qui étendent leurs cultures. Ces derniers, en achetant ou louant des terres participent au processus de « financiarisation de la culture du soja en Amérique latine » (Sébastien Velut). Il ne faut cependant jamais oublier les petits propriétaires.
- Marie Forget : ce système a été mis en place dans les années 1990 avec la libéralisation… Or, avec la transition énergétique aujourd’hui, est-ce que ces fronts se réactivent ou se recomposent ?
Le développement de l’Amérique latine est basé sur les énergies traditionnelles comme les hydrocarbures, le charbon ou encore l’énergie hydroélectrique des grands barrages.
Il faut préciser que les activités extractives sont très gourmandes en énergie. De plus, pour exploiter, il faut aussi beaucoup d’énergie pour transporter. Ainsi, l’approvisionnement énergétique est crucial dans le maintien des logiques extractivistes.
L’exemple du barrage de Belo Monte, au nord de l’Amazonie brésilienne, a été développé. Sa construction a provoqué des déplacements de populations et des conflits d’usages aux conséquences dramatiques (décès, manifestations réprimées, forces paramilitaires interviennent pour défendre les intérêts des entreprises).
L’utilisation et la production d’électricité est en pleine expansion en Amérique latine. Sébastien Velut a projeté une carte d’Hervé Théry montrant que la principale source d’électricité au Brésil était constituée par les barrages. La transition énergétique est encore modeste en Amérique latine mais elle prend une place de plus en plus importante. En témoignent les régions de production d’agrocarburants dans le sud du Brésil et la production d’énergie solaire et éolienne dans le Nordeste.
Sébastien Velut a insisté sur le fait qu’en Amérique latine, il y a beaucoup d’espace et de nombreuses ressources, ce qui est intéressant pour la transition énergétique. Par exemple, le désert d’Atacama, ou les déserts du Chihuahua et du Sonora sont des exemples où on valorise l’énergie solaire dans des territoires peu peuplés. Il y a de beaucoup de « place disponible », contrairement en Europe par exemple, où on cherche plus à développer des projets offshore.
- Marie Forget : pourrais-tu nous dire quelques mots sur les perspectives ? puisque les énergies renouvelables reprennent toujours les mêmes modèles (grandes entreprises, extractivisme) ?
Pour ce qui est du contexte politique, l’élection de Gabriel Boric au Chili, de Gustavo Petro en Colombie laissent penser à un basculement politique à l’échelle du continent. On peut alors se questionner : va-t-on voir apparaître de nouvelles bases de développement Amérique latine ? C’est en tout cas ce que l’on peut souhaiter a affirmé Sébastien Velut.
Il faut remarquer le poids croissant de la Chine dans le construction de ports, l’achat de matières premières, les projets de transports (chemins de fer pour acheminer le soja) ou encore les projets de centrales hydrauliques.
Un éventuel changement de modèle pose la question de ce que l’Amérique latine veut faire avec ses partenaires internationaux. Plusieurs voies s’opposent. Une voie qui voudrait « s’arrimer à la Chine » qui a connu un développement spectaculaire à partir des années 1980. Ou alors une voie plus indépendante avec une idée qui revient sur le devant de la scène : l’intégration de l’Amérique latine.
Questions de l’assemblée :? N’y a-t-il pas plutôt des modèles extractivistes ? Existe-t-il des interactions entre modèle extractiviste agricole et énergétique ?
Effectivement, le soja en Argentine n’est pas le même que le soja au Brésil. Il n’y a pas les mêmes acteurs, on ne parle pas des mêmes territoires ni des mêmes enjeux.
Il y a de nombreux conflits entre les différents usages. Par exemple, le système de privatisation des droits de l’eau dans le semi-aride au Chili provoque des conflits. Les mines relâchent des eaux polluées en amont tandis qu’en aval, les agriculteurs ont besoin d’une eau de bonne qualité pour leurs cultures et le bétail.
Aujourd’hui, on parle « d’extractivisme vert » pour masquer les dangers environnementaux de l’industrie extractive.
On observe une mise en réserve d’espaces protégés qui seront peut-être un jour exploités.
? A qui appartiennent les barrages hydroélectriques au Brésil ? La production d’énergie par les barrages est-elle considérée comme renouvelable ?
C’est surtout la holding nationale Eltrobras qui possède les barrages au Brésil. Pour le gouvernement brésilien, c’est une énergie renouvelable, or on peut nuancer ou discuter ce fait. Il faut préciser que « renouvelable » ne veut pas dire sans impact sur le milieu.
? Vous avez parlé de l’alternance politique entre des gouvernements qu’on pourrait qualifier de « progressistes » et de « conservateurs », est-ce que ces gouvernements remettent en cause l’extractivisme ?
Le président colombien Gustavo Petro a dit qu’il allait interdire la facturation hydraulique, ce qui montre un germe de changement. De plus, il a affirmé que « maintenant, les Colombiens vont payer les impôts », ce qui a tout d’une phrase révolutionnaire.
Gabriel Boric a vu la rédaction de la nouvelle constitution refusée par le peuple chilien, pour de nombreuses raisons. En tout cas, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut changer le régime de l’eau. De nombreuses conditions sont réunies pour des réformes.
? Quel est le rôle des anciennes puissances coloniales en Amérique latine aujourd’hui ?
L’Espagne a inventé le concept d’Ibéro-Amérique au début du XXIe siècle dans une période où les entreprises espagnoles étaient assez agressives. Par exemple Repsol rachète YPF en Argentine. Les sommets de l’Ibéro-Amérique ont débuté au début des années 2000 et se tiennent encore aujourd’hui.
Les relations restent fortes d’autant plus qu’il y a la permanence de liens culturels (langues, jeunes qui vont étudier en Espagne ou au Portugal).
? Quel est le rôle des Etats-Unis en Amérique latine aujourd’hui ?
Sous la présidence de Barack Obama, l’importance du « pivot asiatique » a entraîné un certain désintérêt pour l’Amérique latine.
Ensuite l’Amérique latine n’intéressait peu ou pas Donald Trump. Les Etats-Unis étaient surtout concentrés sur les enjeux dans le Pacifique avec des acteurs comme la Chine et la Corée du Nord. Il ne faut tout de même pas oublier la renégociation de l’ALENA avec le Canada et le Mexique, qui a donné naissance à l’ACEUM en 2018.
L’administration Biden a un conseiller hémisphérique qui est un américano-colombien. On peut observer un relatif regain d’intérêts. Kamala Harris, vice-présidente des Etats-Unis, s’est rendue en Amérique centrale, au Mexique. On observe dès lors le maintien des relations avec les partenaires et alliés traditionnels.
Marie Forget, septembre 2022
-
19:25
Dessin du géographe N°89 : Le dessin illustration du confinement
sur Les cafés géographiquesParis centre au temps de la pandémie de Covid par Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie Université Paris I
En 2020 et 2021, la pandémie de Covid a conduit le gouvernement à décider de limiter les déplacements pour ralentir la propagation du virus et limiter l’afflux de malades dans les services hospitaliers.
Un nouveau vocabulaire est censé décrire la situation : confinement, déconfinement, reconfinement. Les pouvoirs publics utilisent des métaphores (la guerre, les premières lignes,) et définissent des échelles de valeur (sortie dérogatoire, activité non-essentielle) … Cette novlangue est omniprésente dans l’espace privé et dans l’espace public. Elle est supposée déclencher une prise de conscience et modifier les comportements mais en définitive elle entretient la peur.
Les trois confinements ont duré au total 118 jours (successivement 55 jours, 45 jours et 28 jours). Bien que de moins en moins contraignants, ils ont durablement marqué les Parisiennes et les Parisiens.
Emmurée, en quelque sorte, dans une enceinte virtuelle d’un kilomètre autour du Marais, j’effectue une promenade quotidienne dans une ville à la géographie sensorielle partiellement transformée : des rues quasi piétonnières, des bruits réduits de deux tiers (environ 6 db)… sauf au passage des ambulances. Comme le printemps est lumineux, ensoleillé et doux, chaque jour, je prends un carnet à dessin et selon mon humeur je m’arrête ici ou là pour crayonner ce que je vois d’un autre œil autrement à cause de la pandémie. En voici quelques exemples.
L’îlot circonscrit par la rue Geoffroy l’Angevin, la rue du Temple, la rue Simon-le-Franc et la rue Beaubourg dessine un rectangle de bâtiments mitoyens, datant presque tous du XVII e siècle. La plupart des immeubles s’ouvrent sur un jardin invisible de la rue. Mon voisin, cascadeur professionnel, fait désormais une randonnée journalière sur les toits d’ardoises. Il est parfois accompagné par un danseur. Ils s’installent sur les cheminées pour conjurer la pesanteur ambiante, s’extraire de l’enfermement, pour se détendre, lire et respirer.
le 22 mars : Trompe l’œil rue des Blancs ManteauxLes commerces sont nombreux dans le quartier. La plupart ont baissé grilles et volets roulants qui dévoilent des tags joliment colorés. Restent les commerces de première nécessité : boulangers, bouchers, épiciers… Le matin, des chalands solitaires font la queue sur le trottoir. Ils respectent le mètre nécessaire à la “distanciation sociale”. Masqués dès mars, ils regardent leurs pieds et au retour à leur domicile, ils rasent les murs comme les rongeurs chassés de leur sous-sol par les hauts niveaux de la Seine en fin d’hiver. Des tags témoignent de ce paysage urbain sans la moindre sociabilité. Chacun se protège des autres avec un parapluie reconverti en para-miasme puisque ce printemps est exceptionnellement ensoleillé…
le 2 avril : Plusieurs générations de masquesContrairement aux habitants des villes d’Asie, les Parisiens n’ont pas l’habitude de se protéger et de protéger les autres des virus des maladies respiratoires en portant un masque. Pourtant préconisé ailleurs, depuis février 2020, son port est annoncé comme “inutile” en France. En fait, les stocks sont limités et les autorités sanitaires les réservent aux soignants et aux malades. En avril, le gouvernement recommande le port du masque. Il le rend même obligatoire, avec le déconfinement en mai, dans les lieux fermés sous peine d’amende de 135 €. En août, à Paris il est rendu obligatoire dans la rue. A l’automne il concerne aussi le élèves en classe. En juin suivant, il est jugé inutile. La stratégie des autorités sanitaires est perçue comme opportuniste et fait polémique.
le 13 avril : Boîtes de bouquinistes, quai des CélestinsPar arrêté du 14 mars « afin de ralentir la propagation du virus sont fermés : les salles d’auditions, de conférences, de réunions, de spectacles, les magasins et centres commerciaux (sauf livraison et retraits de commandes), les restaurants et bars (sauf livraisons et vente à emporter), les salles de danse et salles de jeux, les bibliothèques et centres de documentation, les salles d’expositions, les établissements sportifs, les musées, les chapiteaux et tentes, les établissements d’éveil, d’enseignement, de formation, centres de vacances, centres de loisirs sans hébergement… »
Les loisirs sont considérés comme superflus, « non essentiels ». Les neuf cents boîtes vert bouteille des bouquinistes sont fermées, comme des cercueils alignés sur le parapet.
Des gestes simples de prévention, adoptés au quotidien, doivent permettent de réduire la transmission du virus. Qualifiés de « gestes barrières » leur liste illustrée est apposée partout : se laver les mains fréquemment, tousser et éternuer dans son coude, utiliser un mouchoir à usage unique, porter un masque jetable ou lavable, rester à distance des autres et limiter les contacts, aérer les pièces de vie, … Mais la mise en pratique est contrariée car les pharmacies ont été dévalisées. Elles n’ont été approvisionnées ni en masques, ni en gel hydroalcoolique, ni même en thermomètre permettant de savoir tôt si on est atteint par la maladie.
Les quais de Seine sont interdits, les parcs et les squares sont fermés. Sur les bords du fleuve, les péniches et les Bateaux-Mouches sont à l’arrêt. Faute de promeneurs et de touristes sur les quais bas, les canards et les cygnes, habitués à se nourrir des déchets des pique-niques, explorent de nouveaux lieux. Ils remontent sur les quais hauts et même au-delà. Comme la circulation automobile se réduit presque aux ambulances qui vont vers l’Hôtel Dieu, la traversée du quai des Célestins et de la rue de Rivoli ne présente aucun risque pour les palmipèdes. Un clin d’œil à Doisneau ce couple de canards qui parcourt le parvis de l’Hôtel de Ville.
Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie Université Paris I, novembre 2022
-
18:47
Démographie et géopolitique
sur Les cafés géographiquesSelon les projections démographiques de l’ONU, le seuil de 8 milliards d’êtres humains a été franchi le 15 novembre 2022. N’oublions pas que le cap du milliard d’habitants n’a été atteint qu’en 1800. C’est dire l’accroissement considérable du nombre d’humains sur la Terre en un peu plus de deux siècles ! Dans leur scénario moyen les Nations unies prévoient que nous serons 10 milliards en 2050 et à peine plus à la fin du XXIe siècle (prévisions de 10,4 milliards). Nous pouvons dire qu’une période unique de l’histoire démographique est en train de s’achever.
En limitant notre réflexion à l’évolution de la population mondiale des prochaines décennies, nous pouvons esquisser les conséquences géopolitiques de cette évolution qui explique dès à présent certaines stratégies politiques mises en œuvre dans les différentes parties du monde. Pour cela rendons grâce au géographe Michel Foucher qui vient de publier un article très intéressant sur le sujet (Michel Foucher, Les conséquences géopolitiques de la nouvelle donne démographique, in 8 milliards d’humains, « Le un hebdo » n°419, 19 octobre 2022).
La couverture de l’hebdomadaire Le Un hebdo n° 419 consacré aux 8 milliards d’humains vivant sur la Terre (numéro daté du 19 octobre 2022).
Pour Michel Foucher, les projections démographiques de l’ONU n’annoncent pas de bouleversements radicaux, à deux exceptions près : la poursuite de la forte croissance africaine et la baisse inéluctable du poids de la Chine. Et de préciser ces deux inflexions majeures qui ont des conséquences très importantes à l’échelle de la planète. « La Chine, à la fécondité très réduite, voit sa population cesser de croître depuis cette année », elle « manquera de main-d’œuvre pour demeurer l’usine du monde » ; « le relais sera pris par la jeunesse éduquée de l’Inde » et une place plus large devrait être « faite aux technocrates pour asseoir la puissance chinoise sur la maîtrise des technologies de demain ». Quant à la vive croissance démographique africaine elle se poursuivra avec pour corollaires « l’extension rapide de l’urbanisation et le rajeunissement de la population », ce qui ne manquera pas de provoquer des difficultés considérables alors même que « les responsables politiques sont le plus souvent peu favorables à des politiques de planification familiale ».
Michel Foucher souligne l’importance des échelles régionale et nationale « pour éclairer la dialectique entre population et pouvoir », ce qui le conduit à proposer une sorte de typologie des choix géopolitiques liés à certaines situations démographiques. Trois cas de figure sont analysés. Le premier s’appuie sur les exemples russe et iranien pour comprendre « quand le pouvoir perd pied ». Ainsi la guerre en Ukraine n’est pas sans rapport avec les questions démographiques. La population de la Russie est en déclin depuis la chute de l’URSS, une baisse que les mesures prises par Poutine n’ont pas réussi à enrayer. La Russie peuplée aujourd’hui de 145 millions d’habitants pourrait avoir une population stagnant entre 130 et 140 millions de personnes en 2050. D’autre part, au Kremlin, « l’obsession du déclin démographique des Russes ethniques est clairement sous-jacente » à la guerre en cours. Il est certain que le regroupement des Russes, Ukrainiens et Biélorusses dans un seul Etat serait un moyen statistique radical de mettre fin au déclin démographique ainsi qu’à l’essor de la population des minorités non slaves (30% de la population de la Russie en 2030).
« En Iran, la transition démographique est achevée, et les mollahs natalistes ont perdu le contrôle de la fécondité », car l’indice synthétique de fécondité est tombé à 1,7 enfant par femme, soit le taux le plus faible du Moyen-Orient, plus faible même que le taux français ! En effet, n’oublions pas que la fécondité en Iran était encore de 6,4 enfants en moyenne par femme en 1986. C’est pendant la République islamique que les femmes agissent pour maîtriser leur fécondité, qu’elles ont commencé à résister aux injonctions religieuses et au modèle familial traditionnel. C’est l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire. Les 12-24 ans constituent aujourd’hui 19% de la population iranienne, une classe d’âge certes moins nombreuse que la précédente (du fait de la transition démographique), mais ceux-ci ont choisi une opposition frontale contre le régime islamique et adopté un slogan principal : « femme, vie, liberté ! ». Le combat d’arrière-garde du régime militaro-théocratique vieillissant de ce pays utilise tous les moyens pour garder son pouvoir. Un régime qui d’autre part fait un constat démographique (et géopolitique) majeur, celui que « l’Iran n’aura bientôt plus les ressources humaines de ses ambitions régionales ».
Le deuxième cas de figure est à l’inverse du précédent. On peut parler de patriotisme démographique à son sujet avec les exemples algérien, palestinien et irakien. Dans l’ensemble Maghreb-Machrek, la fécondité est le plus souvent très élevée en lien avec la forte influence sociétale de la religion. Bien des aspects géopolitiques vont être modifiés. Prenons l’exemple des Palestiniens : ceux-ci vont être aussi nombreux que les Israéliens à l’horizon 2050, en incluant les citoyens arabes d’Israël. On peut donc penser que cette évolution démographique différenciée ne sera pas sans conséquences politiques, elle conduira peut-être à un règlement politique durable.
L’Europe permet à M. Foucher d’étudier un troisième cas de figure, celui du lien évident qui existe entre l’audience des populistes et la crainte du déclin démographique. D’ici 2050 les pays de l’Union européenne connaitront une faible croissance de leur population : les 27 qui ont eu 446 millions d’habitants le 1er janvier 2022 rassembleront quelque 525 millions de personnes au milieu du siècle. Cette croissance atone est largement due aux pays du Sud (Italie, Espagne) et aux pays d’Europe centrale (Pologne, Bulgarie, Hongrie), ces derniers connaissant une forte émigration. La crainte d’un déclin démographique européen est l’un des arguments principaux des rhétoriques populistes où les femmes sont souvent présentées comme « seules à même de freiner le déclin démographique de la population européenne, blanche et chrétienne ».
En tout cas, la divergence de trajectoire démographique entre l’Union européenne et les Etats-Unis (fécondité relativement élevée et attractivité migratoire toujours forte) permet de penser que, sur le plan géostratégique, l’Alliance transatlantique restera active même si les Européens vont accroître leurs investissements dans la défense nationale du fait de l’instabilité de l’environnement européen. Et Michel Foucher de citer à la fin de son article les recherches récentes relatives aux interactions entre les structures par âge des populations et le rapport à la paix ou à la violence politique. Il évoque notamment les travaux de Henrik Urdal, président de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (PRIO), convaincu de l’importance de l’âge médian dans un pays donné, ce qui a amené ce dernier à élaborer le concept de « poussée de la cohorte de la jeunesse » (youth bulge).
A l’heure où l’humanité vient de franchir le cap des 8 milliards d’habitants sur Terre, il n’était sans doute pas inutile de rappeler que les données démographiques ont également des répercussions géopolitiques, à côté d’autres conséquences auxquelles on pense tout de suite, celles d’ordre économique, environnemental, social et culturel.
NB : Tous les passages entre guillemets cités dans ce texte sont extraits de l’article de Michel Foucher Les conséquences géopolitiques de la nouvelle donne démographique paru dans 8 milliards d’humains, « Le un hebdo » n°419, 19 octobre 2022).
Daniel Oster, novembre 2022
-
20:08
« Vivre ou être alpin dans la mondialisation. Une transition socioculturelle des hautes-vallées touristiques. » (Conférence de Jordan CHENU, géographe)
sur Les cafés géographiquesLa présentation dispensée par Jordan Chenu devait se tenir à l’automne 2020, elle avait été repoussée pour les raisons que l’on connaît tous. Celle-ci retrace les grandes lignes des travaux de master du conférencier, avec une approche de géographies sociale et culturelle ; le cœur du propos réside dans les hautes-vallées de Tarentaise et de l’Arve, dans les départements de Savoie et de Haute-Savoie.
Jordan Chenu aborde son sujet à partir d’une citation de Pierre Bozon évoquant le passage de la « civilisation de la vache à [celle] des sports d’hiver » dans les hautes-vallées alpines, c’est-à-dire le passage de l’agropastoralisme à une économie mondialisée. Il ajoute « l’harmonie prétendue » des trois piliers du développement durable, utilisé par les acteurs territoriaux pour vendre leurs stations issues du Plan Neige. Cependant, à partir d’un article du Dauphiné Libéré mettant en exergue la fin des tarifs spéciaux pour les locaux, en particulier les habitants de la commune de La Plagne-Tarentaise, support de la station éponyme, voulu par la Cour des Comptes et soutenu par la Compagnie des Alpes en arguant une « rupture de l’égalité républicaine », il apparaît ce fort enjeu social, écologique et économique.
La Tarentaise et le Pays du Mont Blanc sont des territoires où les facteurs touristiques représentent 50% des totaux économiques et sont les seuls où le chômage n’a pas augmenté entre 2005 et 2015 dans l’ensemble savoyard. Le conférencier interroge alors la présence d’une frange de population pauvre dans ces territoires : les valeurs immobilières demeurent élevées, jusqu’à 4700€ en moyenne sur le versant adret d’Aime-La Plagne, 10500€ à Megève et jusqu’à 21600€ à Tignes, des valeurs non accessibles à tous. En mobilisant les travaux de Laurent Cailly sur les mobilités et stratégies résidentielles, il apparaît une certaine pression immobilière qui génère une relégation physique et matérielle des populations pauvres qui se traduit dans le paysage.
En effet, en présentant une photographie de Bourg-Saint-Maurice, Jordan Chenu insiste sur une différenciation des espaces qui est visible de loin : un bloc constitue le bourg initial de la commune, puis à l’arrière-plan se dessine le logement social du Creuzat, en partie caché par une végétation peu entretenue. Cela traduit donc cette relégation physique et matérielle, accentuée par la végétation laissée libre. Dans les trois entités de ladite commune demeure une certaine sociologie propre, en particulier dans les formes de pauvreté : les plus pauvres vivent en HLM, ceux-là sont le plus souvent issus de l’immigration et exercent des travails aux tâches « ingrates ». Dans les villages du versant adret, la pauvreté est davantage économique, avec des familles qui ont hérité de grandes bâtisses insalubres – Jordan Chenu évoque d’ailleurs l’une d’entre elle habitant une maison ancienne sans raccordement à l’eau et à l’électricité. Enfin, dans les stations, il s’agit des travailleurs saisonniers qui exercent le plus souvent une activité précaire. L’exemple d’un incendie de 2019 à Courchevel 1850, station de la même vallée, qui avait coûté la vie à deux saisonniers, accentue cette précarité.
À cela s’ajoute également des conflits, notamment sur la ressource en eau, redirigée vers les stations pour les besoins de neige « de culture » et sur le déplacement des emplois. Finalement, Jordan Chenu évoque la possibilité d’une pauvreté inconsciente pour conclure cette première partie de conférence.La seconde partie porte davantage sur la géographie culturelle, avec la mise en avant de la valeur des objets dans l’espace. Les deux sont situés sur un gradient local-global, et en prenant l’exemple du Coca-Cola et du génépi, Jordan Chenu montre les deux antipodes spatiaux et de valeur. Dès lors, il interroge le dessein de la production et évoque une crise culturelle et sociale, inscrite notamment dans une dérégulation mondialisée. Il insiste sur ce point avec l’exemple du restaurant McDonald’s de Megève, lequel est construit sous forme de chalet de valeur globale, pour plaire à la mondialisation. L’enseigne proposait à une période un menu agrémenté de fromage Abondance AOP, ce qui est interprété comme un manque de respect de la valeur local du met.
Dans cette crise culturelle, il est mis l’accent sur la formation assez tardive des autonomistes, en particulier en Savoie – mais ailleurs également, avec une certaine montée en puissance de partis ancrés à gauche ou inclassables, en opposition à cette acculturation grandissante. Cette opposition se ressent territorialement, avec la « CluZAD », collectif contre la construction de la retenue collinaire de la Clusaz : la réponse politique n’y est pas institutionnelle et un parallèle est faisable avec Aime 2000 et son « paquebot ». En effet, la logique des « maires bâtisseurs » est toujours présente, avec l’agrandissement du quartier en question et l’implantation de nouveaux hôtels et de spas pour toujours plus de touristes. À cela s’ajoute l’invisibilisation des voitures, mises au sous-sol dans un certain greenwashing. Le nombre de lits y sera doublé même si la moitié des lits déjà construits sont froids.
Les bâtisseurs en question sont donc dans une logique de prophétie autoréalisatrice, assez éloignée des réalités sociales. Cela se ressent dans le discours de certains maires, dont celui évoqué par Jordan Chenu, qui dit être à la tête d’une commune de « smicards » alors que celle-ci fait partie des 15% aux impôts les plus élevés du département.En conclusion, Jordan Chenu propose de remplacer le pilier économique du développement durable par un pilier culturel, dont les croisements avec le social renverraient au développement raisonnable quand le durable serait remplacé par la démocratie.
Les questions posées ont porté sur la géographie électorale des hautes-vallées touristiques, notamment sur la force du vote de droite traditionnelle. Celle-ci est à nuancer du fait d’une surreprésentation de l’abstention localement et de la naissance de nombreux collectifs citoyens face aux politiques bâtisseuses et aux « injustices spatiales ».
Antonin van der Straeten, doctorant en géographie, laboratoire Edytem (UMR 5204), Université Savoie Mont Blanc, octobre 2022
-
17:59
Russes et Ukrainiens : la nation ukrainienne existe-t-elle ?
sur Les cafés géographiquesUn café géo passionnant est programmé mardi 15 novembre 2022 de 19h à 21h au Café de Flore (Paris 6e). Le titre en est Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, reprenant exactement le titre du livre de l’historien autrichien Andreas Kappeler publié en Allemagne en 2017 et qui vient d’être traduit en français chez CNRS Editions. L’intervenant de la soirée sera Denis Eckert, géographe, directeur de recherche au CNRS, qui a traduit l’ouvrage. Celui-ci est une géohistoire de la relation entre Ukrainiens et Russes en même temps qu’un modèle de réflexion historique.
Russes et Ukrainiens : la métaphore des frères dans deux ouvrages d’histoire récents
La notion de nation interroge depuis longtemps les historiens. La dernière synthèse en langue française, remarquable, est celle de l’historien Pascal Ory qui pose la question Qu’est-ce qu’une nation ? dans son livre-synthèse de 2020. Mais avouons que la réponse à cette question est loin d’être simple. P. Ory analyse parallèlement le cas biélorusse et le cas ukrainien pour conclure ainsi : « l’Ukraine est donc simplement plus avancée que la Biélorussie sur le même chemin : le renforcement de l’identité nationale par la distinction des nationalités environnantes (…) ».
De son côté, l’historien Georges Nivat dénonce le discours de Poutine selon lequel Ukrainiens et Russes ne font qu’un seul peuple et évoque les tragédies de l’histoire d’un pays (l’Ukraine) qui n’abandonna jamais son rêve d’être reconnu comme nation.
Pour le géographe Michel Foucher, l’Ukraine est une nation méconnue (notamment en Occident) qui se bat actuellement pour s’émanciper. Le sentiment national ukrainien est partagé non seulement par la population de la partie ouest du pays, rattachée en 1945, mais aussi par les Russes d’Ukraine, qui représentent à peu près 30% de la population.
Pour Andreas Kappeler, l’unité prétendue naturelle des peuples ukrainien et russe est un mythe, leurs trajectoires diffèrent à partir du XIIIe siècle. Afin de bien comprendre cette évolution, il faut étudier non seulement les processus de distanciation et de construction des identités nationales mais également les cultures mémorielles et usages politiques différenciés de l’histoire.
Le café géo du 15 novembre devrait nous apporter quelques réponses à certaines questions que nous nous posons sur ce qu’est une nation.
Daniel Oster, novembre 2022
-
18:46
Mississipi. Le cœur perdu des Etats-Unis
sur Les cafés géographiquesChristian Montès, Mississipi. Le cœur perdu des Etats-Unis, CNRS Editions, 2022
Après le Congo et le Tigre et l’Euphrate, CNRS Editions vient de publier un nouvel ouvrage dans la collection « Géohistoire d’un fleuve », cette fois-ci consacré au Mississipi. Christian Montès, géographe spécialiste des Etats-Unis, est l’auteur inspiré de ce livre non seulement instructif mais aussi très bien écrit et n’hésitant pas à accorder une grande place aux aspects culturels comme le prouve l’éclectisme d’une bibliographie fort pertinente en fin de volume. S’il rend hommage aux travaux de géographes anciens et contemporains comme Elisée Reclus et Jacques Béthemont, il n’oublie pas d’évoquer de nombreuses sources qui elles-mêmes renvoient souvent à des citations dans le corps du texte ou à des notes rejetées en fin d’ouvrage. Mais rien de lourd ou d’indigeste ne vient gâter un réel plaisir de lecture qui invite à considérer l’espace du Mississipi et de son bassin comme un portrait à sa manière de la nation américaine.
Une réflexion claire et rigoureuseL’objet du livre vise à dresser le portrait d’un fleuve en même temps que celui d’un territoire (le bassin du Mississipi). La tâche se complique quand il s’agit d’adopter une démarche qui privilégie une réflexion claire tout en gardant le souci de rendre compte de la complexité des phénomènes. D’où le choix d’un plan thématique apparemment classique. Mais, en y regardant de plus près, au lieu d’étudier la réalité « physique » du Mississipi dans une seule partie (il y en a 5 au total), l’auteur étudie d’abord les paysages du fleuve (partie 1), puis les aspects hydrologiques et écologiques (partie 3), ces deux parties étant séparées par une partie 2 consacrée aux villes selon leur rapport avec le fleuve.
L’objectif constant d’être le plus clair possible se lit dans l’organisation rigoureuse de la réflexion. Prenons l’exemple de la partie la plus « technique » de l’ouvrage, celle qui étudie les aménagements du fleuve. 4 thèmes titrés avec soin sont mis en évidence (l’hydrosystème, les aménagements, les problèmes irrésolus, la gestion du delta) et, pour chacun de ces thèmes, un niveau de réflexion plus fin cherche à expliquer une réalité hydraulique et environnementale assez complexe.
Georges Mutin, De l’eau pour tous, dans La Documentation photographique N°8014, La documentation française, 2000
Les paysages du fleuvePour l’auteur, le Mississipi est « avant tout un paysage de plaine » (page 22) mais il ne mérite pas la réputation de « fleuve ennuyeux » que certains sont tentés de lui faire. Sa pente est certes faible mais son tracé est en réalité très complexe. Aux conditions naturelles il faut ajouter le rôle des hommes pour apprécier le degré d’artificialisation du fleuve. Après quelques belles pages sur la source du « Grand Fleuve », C. Montès étudie les paysages du fleuve selon un découpage classique : la partie amont entre Minneapolis et la confluence avec le Missouri, puis la partie médiane entre Saint-Louis et Baton Rouge, et enfin la partie méridionale du delta. Descriptions et explications sont entrelacées : ici, le damier des townships ; là, le paysage du rang, repris du modèle québécois… ; des citations sont proposées avec bonheur, comme l’extrait de La Petite Maison dans la prairie de Laura Ingalls qui décrit le paysage toujours changeant de la prairie lorsque le Mississipi parcourt le nord des Grandes Plaines.
Les villes du fleuveToutes les villes du Mississipi ont débuté comme « nœuds plus ou moins importants de commerce et de passage sur le fleuve » (page 51). Pour éviter les crues et les divagations du fleuve, leurs sites ont privilégié les hautes terrasses (Saint-Louis) ou les parties hautes de méandre (La Nouvelle-Orléans), sans pour autant les protéger complètement. La grande largeur du Mississipi a aussi joué dans un sens défavorable : Saint-Louis, juste au sud de la confluence du fleuve et du Missouri, a été l’une des portes d’entrée de l’Ouest, mais le centre de convergence ferroviaire (Chicago) se trouve bien plus éloigné pour éviter la traversée des fleuves et rivières.
Plusieurs facteurs expliquent la hiérarchie urbaine actuelle. L’histoire de la colonisation des Etats-Unis a joué un rôle essentiel. La colonisation par l’Est a donné un avantage initial aux ports atlantiques, puis aux nœuds de transport intérieurs. Seules quelques rares villes fluviales (La Nouvelle-Orléans, Saint-Louis) ont joué le rôle de relais de ces métropoles. D’autre part, le facteur des découpages politiques n’a pas été négligeable, d’autant plus que le Mississipi, sauf pour sa source et son delta, a été choisi comme limite entre Etats.
« L’économie des grandes villes du Mississipi s’est depuis un bon siècle de plus en plus éloignée du fleuve » (page 72) tandis que « Minneapolis et Saint-Louis, les deux villes les plus importantes du fleuve, sont dans une position subordonnée, relais de Chicago » (page 73). Les dernières pages de la partie 2 du livre sont consacrées aux maux de l’Amérique urbaine (ségrégation, violences sociales et ethniques) qui n’épargnent pas bien sûr les villes du fleuve avec des différenciations spatiales inscrites dans la géographie des villes.
Aménagements et changement climatiqueQuand on pense aux grands aménagements hydrauliques des Etats-Unis on pense le plus souvent à ceux de l’Ouest qui impressionnent, notamment par leur hauteur. Pourtant les aménagements du Mississipi sont nombreux comme les digues appelées levees ou les recoupements de méandres, au point d’avoir transformé le bassin du fleuve en un espace très largement artificialisé. Pour reprendre les termes de l’auteur, le Mississipi fut précocement « harnaché ». Dès l’achèvement d’une étude en 1861, le fonctionnement de l’ensemble du fleuve est compris et des actions globales de remédiation contre ses défauts sont préparées. Mais c’est la vision des tenants d’un endiguement massif du fleuve qui s’est imposée. Or, dès le départ, les aménagements furent impuissants face aux crues les plus fortes et aux ouragans les plus dévastateurs. On peut conclure à « une fuite en avant techniciste et scientiste menée par les gouvernements successifs pour tenter de contrôler le fleuve » (page 142). Pourtant des voix de plus en plus nombreuses demandent actuellement un changement du mode de gestion fluvial dans une direction plus naturelle et raisonnée.
Une économie qui tente de se renouvelerLe Mississipi River System représente aujourd’hui un axe de transport important lié à des plaines fertiles, le bassin du Mississipi représentant la moitié des terres agricoles des Etats-Unis. Par ailleurs, si l’espace mississipien ne se situe pas aux avant-postes de l’économie de la connaissance, certaines branches industrielles qui y sont présentes sont devenues très technologiques. D’autre part, n’oublions pas le rôle important des hydrocarbures dans la partie méridionale du fleuve. Sans omettre aussi le secteur économique essentiel du tourisme et des loisirs avec la domination des loisirs de nature au Nord et du tourisme culturel, à portée internationale, au Sud.
L’étude du tourisme et des loisirs (fin de la partie 4) fait la transition avec un chapitre très réussi sur le riche patrimoine culturel lié à des influences très diverses, celles des Amérindiens, des colons Blancs, des Noirs amenés de force par la traite, celles des immigrés ou réfugiés plus récents, issus de nombreuses parties du monde. « La culture dans le bassin du Mississipi s’est donc largement hybridée et en partie mondialisée par la diffusion de certains de ces traits culturels et les effets retour sur celle-ci » (page 185). Plusieurs développements passionnants, notamment sur les cuisines (opposition très nette entre le Nord et le Sud), les musiques (jazz, blues, rock and roll, soul) et le renouveau des cultures amérindiennes, agrémentent la réflexion géographique en montrant que le Mississipi est « le support de cultures nombreuses et vivaces, qui fonctionnent à des échelles variées » (page 218).
Affiche de l’exposition Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, 4 octobre 2022-15 janvier 2023 [Quand la mémoire des ancêtres esclaves croise celle des communautés amérindiennes]
Le cœur perdu ou renouvelé des Etats-Unis ?Cette question, C. Montès la pose en conclusion. Il semblait y avoir répondu dès le départ en choisissant comme sous-titre de son livre l’expression « Le cœur perdu des Etats-Unis ». A la fin de l’ouvrage il constate que le Mississipi est le cœur « en partie perdu du point de vue démographique et économique » mais il ajoute aussitôt que le Mississipi suscite encore de l’intérêt du fait des riches cultures qui y ont puisé leurs origines, de son histoire (…) et de ses paysages (…). Et de conclure que la place du Mississipi dans l’imaginaire collectif est finalement largement plus puissante que celle qu’il occupe dans la hiérarchie économique ou démographique » (page 222).
Daniel Oster, novembre 2022
-
21:39
Festival International de Géographiede Saint-Dié-des-Vosges 2022Déserts
sur Les cafés géographiquesAffiche du FIG 2022. [fig.saint-die-des-vosges.fr]
Au Festival de géographie de Saint-Dié, qui fêtait sa 33e édition, je suis allée, par la thématique des déserts attirée. L’infinie complexité des espaces désertiques a été décortiquée par des intervenants passionnés. Le Portugal était le pays invité.
Les espaces désertiques : que de diversité !Des rencontres et conférences ont rendu hommage aux premiers Français fascinés par le désert.
Habiter le désert depuis la nuit des temps
Le désert évoque a priori le mythique Sahara, cette bande de 8 800 km qui court d’ouest en est, interrompue seulement par la mer Rouge et le golfe Arabo-Persique. C’est celui que Henri d’Olonne, militaire d’une famille originaire de Saint-Dié, traverse dès 1898 du Soudan à la Côte d’Ivoire. Dix ans plus tard, le même Henri sillonne un deuxième désert, celui qui court du Tibet (désert de Gobi) jusqu’à la Chine.
Elisée Reclus (Histoire d’un ruisseau), géographe visionnaire et militant, pensait que l’Homme doit trouver sa place dans la nature sans la bouleverser, et considérait que l’Homme et son milieu s’influencent mutuellement. Théodore Monod (1902- 2000) fut « l’homme du désert » qu’il découvre lors de missions dans le Sahara Occidental. Il n’eut qu’un credo : le respect de la vie sous toutes ses formes.
Charles de Foucauld fut un enfant des Vosges avant que ses pas ne le portent en Orient (Syrie, Terre Sainte), puis au Sahara où il séjournera les dix dernières années de sa vie, comme prêtre, au milieu des Touaregs, et réalisant aussi une œuvre scientifique de référence pour la connaissance de la région et de ses habitants. C’est aussi au désert ou sur ses marges que sont nées les trois religions du Livre. Dans le corpus biblique (Ancien et Nouveau Testaments), le désert, parce qu’il n’appartient à personne constitue un lieu de refuge, une étape régénératrice et un espace de tous les possibles.
Mais le désert ce n’est pas que cela ! Ce sont toutes les régions hostiles à l’implantation des hommes, qu’elles soient arides, chaudes, froides, terrestres ou maritimes.
Jean Malaurie, auquel la Société de Géographie rend hommage cette année, fut le grand découvreur et arpenteur du monde Arctique.
Aujourd’hui, Daphné Buiron et Thomas Merle étudient l’Antarctique, le plus grand désert du monde, le plus extrême, le plus isolé, sec et froid, inhabité. Et Olivier Truc s’émerveille de la beauté infinie du Grand Nord lapon traversé par les troupeaux de rennes.
Le désert est une expérience dérangeante pour le genre humain et pourtant, comme pour les océans, les hommes sont fascinés depuis l’aube des temps par ces espaces.
Hostiles à l’implantation des vivants, les déserts ont longtemps échappé au partage du monde et de ses ressources entre communautés humaines. Tout cela est bien fini. Apprivoiser le désert, l’homme en a rêvé, aujourd’hui il le fait !Partout, depuis le paléolithique, les populations d’Afrique et d’Asie ont parcouru le désert en pratiquant le nomadisme, le commerce caravanier, puis en se sédentarisant dans des oasis, espaces cultivés et irrigués depuis des millénaires. Les caravaniers bédouins dressaient des tentes. Les maisons des oasis étaient faites d’argile (adobe) et de branches de palmiers.
Les déserts, des ressources à exploiter : hydrocarbures, panneaux solaires, nouvelles ressources minières, mais aussi activités touristiques !
Dans les régions tempérées longtemps couvertes de forêts, les hommes ont défriché des clairières, exploité le bois et chassé pour se nourrir. Ce sont aussi des régions à peine peuplées aujourd’hui, où les promeneurs du dimanche se retrouvent en quête de randonnées « dans la nature » ou en quête de champignons. Dans les clairières les maisons étaient en bois.
Dans l’Ouest aride américain, les pionniers furent longtemps des héros qui apprivoisaient une nature sauvage, juchés sur des chariots brinquebalants qu’ils ne quittaient qu’à la nuit tombée, après les avoir rassemblés autour d’un cercle illuminé par un grand feu apaisant. Mais avant eux, sous des tippies, vivaient des communautés amérindiennes, largement ignorées ou éradiquées.Les pionniers de l’aviation française furent des défricheurs : ils ont créé des lignes aériennes qui ont affronté les déserts du Sahara, de l’Amérique du Sud, de l’Arabie ou de l’Arctique. Gloire à Saint- Exupéry, Guillaumet, Nogues et bien d’autres !
Avant les essais nucléaires français au Sahara, dans les années 1960-70, la France avait installé un Centre d’expérimentation en Polynésie, dans le Pacifique, lieu alors perçu comme un désert.
La découverte des hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) dans les déserts arabiques bouleversa l’économie planétaire dans les années 1930.
Lors d’une Table Ronde animée par Roman Stadnicki, deux géographes (Nadia Benalouache et Eric Verdeil) et un historien (Philippe Pétriat) ont évoqué la transition énergétique depuis les années 1920 jusqu’à aujourd’hui. L’exploitation du pétrole a rehaussé l’importance politique et économique du désert, mais aussi la dépendance technique et politique aux acteurs de la production, c’est-à-dire les grandes compagnies et de l’OPEP.
Ce sont les mêmes compagnies qui détiennent aujourd’hui la production des panneaux solaires, compagnies auxquelles il faut ajouter de jeunes sociétés chinoises pourvoyeuses de batteries.Les déserts déjà producteurs d’hydrocarbures, récepteurs de panneaux solaires ont encore un atout à jouer, ils produisent du sel.
Les déserts, des territoires devenus riches, donc habités et convoités.
Une Conférence sur « Les déserts de sel latino-américain, marges mondialisées de la transition énergétique » a réuni autour de Sébastien Velut, les géographes Marie Forget et Vincent Bos. Elle était animée par un autre géographe, Antoine Baronnet.
Les déserts d’Amérique Latine sont longtemps restés des Despopablos, lieux non peuplés, revendiqués par la couronne espagnole mais non appropriés. Le salpêtre fut la première ressource mise en valeur : cette croûte dure qui recouvre les sols a servi à la fabrication de poudre à canon. Pour travailler dans les mines on a fait appel à des travailleurs venus parfois de très loin, comme la Croatie et logés dans des cités minières.
Dans la dernière décennie, les déserts de sel d’Amérique du Sud, nommés « triangle du lithium, (Argentine, Bolivie, Chili) sont devenus des territoires à fort enjeux économiques, sociaux et politiques. Le lithium, est un métal qui sert à la fabrication de batteries pour les véhicules électriques, en remplacement des moteurs thermiques. Il voit son prix exploser, au point d’être qualifié « d’or blanc ». Toutes les industries, dont celles de l’aéronautique et de la défense utilisent une quantité croissante de métaux rares.
Enfin, le désert d’Atacama au Chili, est un désert d’altitude très sec et très isolé et donc au ciel sans pollution lumineuse. San Pedro de Atacama est aujourd’hui devenu un grand observatoire astronomique. D’autres observatoires pourraient être installés en Antarctique.
Cependant ces richesses font naître de fortes convoitises pour l’appropriation des terres mais aussi pour la ressource en eau : on fait déjà venir de l’eau de mer, dessalée dans des usines à Antofagasta, qui raffine aussi le lithium. Les compagnies qui exploitent ces richesses étaient d’abord nationales. Aujourd’hui elles sont disputées par des joint-venture, puis des compagnies privées venues des Etats-Unis, du Canada, de Chine, du Japon, d’Australie.
Les ressources connues en lithium sont réparties entre Chine, Australie et Amérique du Sud, d’où sont extraits environ 90 % du minerai.
Des scientifiques et des touristes viennent aujourd’hui séjourner dans le désert d’Atacama devenu, comme les autres déserts, objet de revendications politiques (pour les indigènes), économiques et touristiques.
Bruno Lecoquierre, invité au FIG dans plusieurs rencontres, est un géographe qui s’intéresse particulièrement à la ressource touristique, « entre mythes, éthique et violence ».
On peut traverser le désert, au propre comme au figuré, explorer le monde et la nature pour se retrouver soi-même, être un poète du désert, écouter le vent lors d’une soirée en bivouac ou écouter les chants berbères et se laisser convaincre de l’existence des djinns.
Les randonneurs, adeptes de la lenteur, revisitent la figure des grands nomades qui parfois ont trouvé dans l’accueil des visiteurs une nouvelle source de revenus.
Mais au Sahara, l’insécurité qui règne depuis les années 2000 a stoppé cet élan. Ainsi notre ami « Saharien », Marcel Cassou, auteur de plusieurs ouvrages présentés au Salon du Livre, a-t-il dû renoncer aux voyages à Tamanrasset qu’il proposait aux membres des Cafés Géographiques.Longtemps, dans le désert, l’homme ne faisait que passer, ne laissant qu’une empreinte réduite le long des routes caravanières. La révolution des transports a mis un terme au commerce caravanier, les camions, les trains, les avions ont changé bien des choses.
Si certaines cités oasiennes remontent au Néolithique, à présent sortent des sables des cités « intelligentes et « écologiques ». Il suffit de trouver de l’eau !
L’eau de surface étant rare, on puise allègrement dans les nappes phréatiques. Mais elles peinent à se reconstituer et à présent on n’hésite plus à aller chercher de l’eau de mer, dessalée puis transportée dans les villes nouvelles. La mer est un désert…presque comme les autres !
Ilots de vie surgissant d’un milieu aride, les cités oasiennes sont à présent écartelées entre leur potentiel agricole qui s’accroît avec l’accès aux techniques modernes d’irrigation (le goutte à goutte, l’aspersion circulaire, les serres) et l’apparition du touriste qui veut y retrouver des habitats traditionnels, des ksour et leurs greniers forteresses. Cette architecture de pierre, terres et végétaux, analysée par Salima Naji, architecte et anthropologue, est en voie de disparition. Les oasis sont aussi confrontées aux villes nouvelles des riches pays pétroliers qui poussent comme des champignons.
Aux Etats-Unis, dans le désert du Grand bassin a poussé le Tahoe Reno Industrial Center, ville où se bâtissent de gigantesques hangars dédiés aux serveurs informatiques. Peu importe leur durabilité et peu importe ce qu’il va advenir de la tribu Paiute implantée ici depuis des temps reculés. Cette indignation, nous la partageons avec la plasticienne Julie Meyer, autre intervenante au FIG.
Dans la péninsule arabique (EAU et Arabie Saoudite), les dirigeants rivalisent d’imagination pour concevoir des villes nouvelles dotées des gratte ciel les plus hauts du monde, conçus par des architectes mondialement connus.
Aujourd’hui elles vivent du pétrole et demain elles sont sûres de leur avenir en multipliant les éléments du soft power : services de haut niveau, en particulier dans la finance et musées remarquables (le Louvre Abou Dhabi). Masdar City est une cité « écologique et autonome ».
L’université, la Sorbonne Abu Dhabi est de celles qui assurent une bonne formation et un grand renom. NEOM, en Arabie saoudite est un projet pharaonique qui doit proposer les meilleurs services et des activités touristiques de haut niveau.Les convoitises et les conflits armés qui en découlent sont analysés par Julien Brachet, directeur scientifique du FIG 2022 et par Philippe Boulanger, spécialiste de géographie militaire, qui a étudié l’Afghanistan (dont la situation actuelle est épouvantable), l’Irak et la Syrie et le Mali.
Les déserts, longtemps espaces délaissés, ont été absorbés par les empires coloniaux britanniques, français, portugais. Leurs frontières étaient plus ou moins virtuelles : quelques rangs de fil de fer barbelés, quelques murs parfois. Cela n’empêchait pas la circulation des autochtones. Mais en les découvrant riches, les Etats ont transformé ces frontières « virtuelles » en frontières à protéger.
Le conflit au Sahara Occidental est toujours sans issue, disputé entre le Maroc et la Mauritanie, depuis 1975 ce qui envenime les relations intra-maghrébines.
Depuis 2012, des groupes armés laïcs et djihadistes ont instauré leur domination sur le septentrion malien. Qu’est devenue la Libye, entre coups d’Etat et conflits entre bandes armées ?
Le Turkestan chinois est peuplé de Ouighours, mais il est aussi très riche en ressources minières et occupe une place stratégique, où déjà s’affrontaient au début du siècle les ambitions anglaises et russes. Les Chinois sont donc prêts à tout pour conserver cet espace, tout comme celui du Tibet et pour les mêmes raisons.Une question majeure était posée lors des interventions : un développement durable des déserts est-il possible ? Si les technologies modernes le laissent croire, le dérèglement climatique et le réchauffement actuel font craindre le contraire.
Les déserts, nouvelle frontière du développement agricole au Moyen OrientCette conférence a donné la parole à Delphine Acloque, géographe, chercheuse au CEDEJ du Caire et qui habite actuellement au Qatar, et à Damien Calais, également géographe et chercheur au CESSMA.
Si les espaces désertiques sont souvent situés aux marges des Etats contemporains, il y a des exceptions.
Quatre fronts agro-désertiques nous sont présentés : Israël, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis et Egypte. Ces Etats se sont construits avec une idée simple : « donnez-moi l’agriculture et je vous donnerai la civilisation ».Israël s’est construit par l’appropriation de terres agricoles et de ressources en eau : eau de surface, eau souterraine, puis eaux usées traitées. A côté des tentes noires des Bédouins, entourées de moutons, chevaux, dromadaires, se sont élevés les bâtiments blancs du kibboutz.Le Néguev fourmille à présent de « clusters agro-tech » et de start-up qui assurent à Israël un soft pouvoir régional et mondial. Ce modèle, venu des Etats-Unis s’est propagé en Egypte.En Egypte, aux marges du delta du Nil, à partir de canaux, on privilégie une agriculture sous serre et un élevage à couvert. Quelques hectares de terre (2 à 5 ha) sont donnés aux familles et un paysage géométrique se mets en place. Au sud du pays un autre front pionnier s’installe, développé par l’armée et pour l’armée. L’Egypte doit nourrir 100 millions d’habitants.
Aux Émirats Arabes Unis, un autre modèle se développe. Il s’agit d’un front pionnier de petites exploitations familiales, offertes clés en mains, avec les techniques les plus avancées : cultures hydroponiques, serres géantes climatisées, utilisation d’eau de mer dessalées.
En Arabie Saoudite, les techniques israéliennes sont reprises mais ici par de grandes entreprises liées à l’économie pétrolière. Le désert s’est verdi de vastes champs circulaires.
Vingt ans plus tard le constat est amer ! En Arabie saoudite la déprise sur le front pionnier est de 50 % : on a arrêté les subventions, la qualité des eaux s’est dégradée, les employés sont massivement partis vers les grandes villes pourvoyeuses d’emplois mieux rémunérés. Le milieu désertique se dégrade vite, les eaux de dessalement posent problème.
Dans les autres pays, la situation est moins mauvaise bien que décevante. Faut-il revenir aux importations alimentaires pour nourrir la population ?
Le dérèglement climatique ajoute d’autres questionnements. La multiplication des incendies suivies d’inondations géantes remets en cause les modèles de développement.Bernard Hourcade, spécialiste du monde iranien, place les déserts du Lout et du Kavir, au cœur de la culture iranienne. Ces déserts sont des plateaux situés au centre du pays mais entourés de hautes montagnes qui fournissent en eau les piémonts, devenus « des jardins persans ». Ce sont donc les piémonts qui sont densément peuplés et urbanisés.
En 1947, Jean François Gravier publie Paris et le désert français, ouvrage qui connut un immense succès.
La question des inégalités territoriales, comme le rappelle une Conférence, est toujours d’actualité. Mais le regard porté sur « la diagonale du vide » a beaucoup changé ces dernières années. Longtemps les espaces de faible densité ont été perçus comme des espaces en déclin économique et démographique, promis à l’abandon par les pouvoirs publics. Ils sont aussi devenus « des déserts médicaux ».
Puis ils ont été réappropriés par des mouvements qui, dans le Larzac ou le causse Méjean en Lozère, savent se montrer résilients et faire preuve de vitalité sociale et culturelle. C’est la thèse de l’ethnologue Martin de la Soudière.
Depuis la pandémie du Covid, ces mêmes espaces sont envisagés comme des eldorados verdoyants pour urbains en exode post-confinement. Et demain que pensez vous qu’il adviendra de ces territoires ?Mais le FIG ce n’est pas que l’exploitation d’un thème géographique, au demeurant foisonnant et fascinant. C’est un lieu de rencontres littéraires avec un Salon du Livre, un lieu de Gastronomie, un lieu où l’on s’interroge aussi sur l’actualité. Deux exemples à présent.
Christophe Terrier a présenté la fabrication d’objets géographiques à l’aide de machines numériques. Cette année il a créé le Massif des Vosges en gâteau !
Un gâteau vosgien (Photo Maryse Verfaillie)
Et ce gâteau magnifique représentant les grandes vallées qui incisent le massif a été admiré avant d’être dévoré par les nombreux curieux et gourmands.
La guerre en Ukraine fut évoquée par plusieurs géographes : Jean Radvanyi, spécialiste de la Russie, Michel Foucher, autre géographe de grand renom, et les écrivains Olivier Weber et Emmanuel Ruben.
Une rencontre intitulée Comprendre la guerre en Ukraine par sa géographie a été animée par la journaliste Emilie Aubry. Autour de Delphine Papin, responsable du service infographie et cartographie du journal Le Monde, avaient pris place Cédric Gras, écrivain bien connu des Cafés géographiques et Ivan Savchuck, géographe ukrainien. Commencée le 24 février 2022, longue de déjà 7 mois, on suivait en direct les soubresauts du jour : les avancées des Ukrainiens, tentant de reprendre leur territoire et le discours de Poutine, annexant quatre régions du Donbass.Il est parfois reproché aux géographes de parler peu du désert et d’être peu visibles sur la scène médiatique…parleraient-ils dans le désert ? Longtemps méconnus, souvent lointains ou difficiles d’accès, les déserts sont devenus espaces productifs et donc convoités. Scientifiques, entrepreneurs, géopoliticiens, en font leur nouvelle aire de jeu. Pour combien de temps ?
Maryse Verfaillie, octobre 2022
NB : Qu’il me soit permis de signaler, publiée chez Dargaud, une bande dessinée de Jancovici et Blain, Le monde sans fin, qui relate avec humour les variations climatiques et la crise énergétique.
-
20:12
Dessin du géographe n°88. octobre 2022.
sur Les cafés géographiquesA côté du dessin des géographes les architectes ont fourni un grand nombre de dessins. Historiquement, les premiers dessins d’architectes sont les plus anciens. Ils remontent jusqu’à la Renaissance.
Emprunts d’un géographe à l’architecture.
Il est parfois difficile de dire si tel dessin ressortit à la géographie ou à l’architecture, même en ne comparant que des oeuvres de même époque historique. Particulièrement pour les dessins contemporains où les architectes revendiquent leur filiation par rapport aux formes issues directement de la nature.Jean Bisson, géographe, auteur de « La terre et l’homme dans les Iles Baléares » Edisud, Aix. 1977 utilise les dessins d’architectes pour nourrir son propos d’analyse géographique.
Il note qu’à Minorque les murs de clôture atteignent une rare perfection, comme le montre le croquis emprunté à une très belle étude de l’architecte local Tomas Vidal : le mur de clôture est une construction remarquable par ses qualités esthétiques, oeuvre d’un spécialiste, le « parededor », qui, aidé de deux ou trois manoeuvres, sans outil, sait admirablement choisir et appareiller les pierres si abondantes dans les champs.Architecture ou géographie ?
Architecture ou géographie ? Si on en ignore la provenance, il est parois impossible d’attribuer tel dessin à un géographe ou à un architecte. Le choix de l’architecte est le plus souvent de s’en tenir au détail de la construction, sans référence au paysage dans lequel la construction s’insère. Mais on trouve des dessins de géographes qui répondent aux mêmes caractéristiques.
Ci-dessus deux dessins du géographe P. Deffontaines extraits de son « Petit guide du voyageur actif ». Ils représentent à gauche un moulin à huile fonctionnant à la main et à droite un détail d’une cave à vins, le tout dans les Baléares. L’auteur ne prétend pas se limiter à une vision géographique.
Le titre de son ouvrage l’indique, et aussi le commentaire qui accompagne ces deux dessins. On se rapproche plutôt ici d’une forme d’ethnographie de la vie quotidienne. Au demeurant les dessins qui illustrent les ouvrages de géographie sont des dessins de géographes, en référence à leur formation.
Sont-ils pour autant des dessins de géographie ?On peut se poser la même question pour les dessins d’architectes représentant des intérieurs d’habitations, dont on a reproduit un exemple avec une cheminée et des ustensiles de cuisine.
Une illustration : éléments d’architecture populaire grecque.
Il existe des dessins propres aux géographes, tels les blocs-diagramme inventés par Emmanuel de Martonne. Pour l’immense majorité des autres dessins, ce sont des croquis où à coup sûr la formation géographique du dessinateur oriente le crayonUne tendance rapproche l’architecte du géographe : le souci d’une sorte de degré zéro de l’architecture, très proche de la géologie
On se limitera à l’architecture de la Grèce moderne, telle que nous la présente le recueil d’Aris Konstantinidis « Eléments d’auto-connaissance, photographies, dessins, notes : une architecture de vérité » (en grec) Athènes, 1975. Fondation Ford et Ecole Américaine d’Etudes Classiques
Aris Konstantinidis souligne la parenté de l’architecture populaire avec la géologie sur laquelle elle s’appuie. Tel est le paysage du Magne (fig. 1), qui n’est absolument pas typique de cette région du Péloponnèse.
Fig. 1 Aris Konstantinidis Paysage du Magne (Péloponnèse)
Le choix d’Aris Konstantinidis privilégie l’architecture populaire. Les deux croquis de Myconos (fig. 2 et 3) ont été réalisés en 1939,
Fig. 2 Myconos 1939
Ont-ils maintenant un intérêt autre qu’ historique ? Qu’ en reste-t-il devant la vague touristique ?. Même remarque pour les croquis d’abris pour le bétail (fig. 4), qui ont vraisemblablement disparu devant l’urbanisation qui a submergé l’Attique. Toutefois, une partie notable des croquis d’Aris Konstantinidis ne vise pas la pérennité
mais seulement un usage temporaire : on sait que ces constructions en bois et paille tels les abris pour les troupeaux ne dureront pas. Il y a sans doute une contradiction avec les dessins qui montrent au contraire la continuité entre la structure géologique et le construit
tel le croquis d’un mur du Magne ci-dessus.Fig. 3 Myconos 1939
Figure 4 Abris pour les troupeaux Aris K. ( Loutsa, Attique 1970)Aris Konstantinidis raconte dans son ouvrage p. 299 :« Un groupe de touristes se rend au Cap Sounion, Quand tous sont rassemblés devant le temple du Cap Sounion, une Américaine demande au guide : C’est ça ? Est-ce fait par l’homme ou par la nature ? Extraordinaire question. C’est la merveille de l’espace grec : s’arrêter devant n’importe quelle construction (antique ou contemporaine) et se demander si c’est une construction de l’homme ou de la nature. Ainsi chaque élément architectural véritable s’adapte à l’échelle du lieu jusqu’à faire un avec lui. » Aris Konstantinidis revendique « une architecture de vérité ». Il réclame une continuité entre les pierres issues de la formation géologique et celles que ses contemporains assemblent. Toute référence à l’Antiquité paraît bannie.
Il y a sans doute quelque parti pris systématique dans ces affirmations qui demandent à être nuancées. Pour retrouver aujourd’hui cette architecture grecque populaire, proche du milieu naturel, il faudrait quitter la Grèce de l’Egée, en direction de la Grèce du Nord où l’architecture traditionnelle a bien mieux résisté. Mais Aris Konstantinidis ne semble pas l’avoir beaucoup fréquentée. Les géographes ont été beaucoup plus curieux de la variété régionale de l’architecture grecque.
Finalement, ce que le dessin du géographe apporte, c’est par le paysage décrit et interprété, une intelligence de l‘ensemble du visible, où prennent leur place les formes multiséculaires, et dont beaucoup sont antérieures à l’apparition de l’homme sur cette planète, à côté du résultat des constructions qui se succèdent, selon le déroulement des siècles, mais aussi selon les structures des diverses sociétés et selon les mouvements de population qui les animent.
Michel Sivignon octobre 2022
PS. Il faut mentionner les articles de Jacques Pezeu-Massabuau, illustrés de dessins de maisons japonaises ou chinoises et fondés sur une réflexion fondamentalement géographique qui prend le contre-pied de l’idée de constructions directement issues de l’environnement physique le plus proche, puisque la maison japonaise a été conçue dans un milieu tropical humide , et qu’elle est mal adaptée aux hivers froids de l’archipel.
-
14:06
Amaury LORIN, Variations birmanes
sur Les cafés géographiquesArmaury Lorin, Variations birmanes, Bruxelles, Editions Samsa, 2022
La Birmanie est mal connue des Français. Elle n’est sujet d’actualité que dans des moments singuliers, le prix Nobel de la paix accordé à Aung San Suu Kyi ou les violences exercées sur les Rohingya. Aussi l’ouvrage d’Amaury Lorin qui se présente comme « historien-voyageur », apporte-t-il des connaissances et des éclairages bien utiles au lecteur contemporain. Sobrement intitulées « récits », les Variations birmanes (1) se déclinent en 14 courts chapitres. Des variations dans l’espace, de la petite échelle traitant de l’ensemble du territoire et de sa position en Asie au gros plan sur la pagode de Schwedagon, et des variations dans le temps, des royaumes antérieurs au XVIIIe siècle à l’actuelle dictature militaire. Aussi ne retiendrons-nous que quelques thèmes majeurs.
Depuis son indépendance en 1948, le pays a subi une cinquantaine d’années de pouvoir militaire autoritaire (situation qui perdure aujourd’hui) et la décennie 2011-2021 n’a connu que des tentatives de réformes démocratiques inabouties puisque l’armée y conservait au Parlement un pouvoir de veto de facto. L’auteur parle d’un gouvernement « quasi civil ».
Comment expliquer la prédominance d’un régime qui coupe le pays du reste du monde, condamné à maintes reprises par la communauté internationale dont les sanctions économiques ont été inefficaces. Faut-il y voir l’effet d’un isolement géographique ? Certes le territoire est entouré de hautes montagnes boisées mais il possède une large façade sur le golfe du Bengale.
Est-elle due aux fortes tensions intercommunautaires qui agitent le pays depuis la dynastie Konbaung. Le pays est constitué d’une mosaïque d’ethnies. Si les Bamars qui concentrent tous les pouvoirs sont majoritaires, de très nombreuses ethnies (135 groupes), Shans, Karens, Mons, Kachins…occupent principalement les sept Etats périphériques qui entourent les sept régions centrales. Certaines sont bouddhistes, d’autres chrétiennes, catholiques et protestantes, et musulmanes. Parmi elles, des mouvements indépendantistes sont actifs et entretiennent des armées rebelles, principalement le long de la frontière chinoise. Ils sont peu connus. C’est le sort infligé aux Rohingya musulmans qui a alerté les médias du monde entier. Persécutés depuis 2012, subissant des pogroms depuis 2017, ils ont fui par centaines de milliers, essentiellement vers le Bangladesh voisin. L’image de la « Dame de Rangoun » en a été très affectée, ce qui explique sans doute le peu de soutien international dont elle bénéficie actuellement. Les dénonciations de l’ONU n’ont rencontré qu’une fin de non-recevoir de la part du gouvernement birman. Sur les motifs de ces persécutions, on ne peut que formuler des hypothèses : crainte d’un terrorisme islamiste conquérant ? Ressentiment historique à l’égard de musulmans considérés comme traîtres au profit des Britanniques pendant la période coloniale ? L’Armée du Salut des Rohingya ne réclame pourtant que l’égalité ethnique avec les autres Birmans. Face à ces violences entre communautés, le maintien au pouvoir d’une dictature militaire pourrait être considéré par la majorité des Birmans comme le seul pilier unificateur du pays.
La crise des Rohingya pose la question du bouddhisme en Birmanie. Des émeutes ont en effet été menées contre eux par un mouvement bouddhiste nationalisme et islamophobe conduit par le moine Ashin Wirathu. La question religieuse est abordée à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais on aurait aimé qu’un chapitre entier lui soit consacré pour mieux en comprendre les contradictions.
Le bouddhisme, religion d’Etat depuis 1950, est la religion d’une large majorité de la population (88% ?). Mais comment ce bouddhisme theravada, défini dans le premier chapitre par ses valeurs spirituelles de tolérance et de compassion, est-il devenu ce bouddhisme ultranationaliste et violent au service de la dictature ? La synthèse religion/nation/majorité birmane entre en contradiction à la fois avec la constitution de 2008 et le statut de « renonçant » des moines. Quelle est la véritable emprise du clergé bouddhiste sur la société ? Nous ne trouvons pas de réponse à ces questions.
Le bouddhisme a certainement été un facteur d’unité et de résistance de la population birmane face au colonisateur britannique. Méprisant les religions monothéistes, jugées primitives, il a rendu difficile la tâche des missionnaires, présents en Birmanie dès le XVIe siècle, qui ont trouvé plus de réceptivité dans les minorités animistes comme les Karens.
Le poids de la colonisation britannique (qui s’imposa après trois guerres en 1823, 1852 et 1885) est largement évoqué, surtout à travers les œuvres d’écrivains anglais, fonctionnaires coloniaux critiques à l’encontre du système qu’ils étaient censés défendre. Parmi eux, on est invité à lire Maurice Collis et Georges Orwell. Ces deux auteurs décrivent une société ségréguée, maintenant les Birmans dans une situation d’infériorité et les privant des bénéfices de leurs propres richesses, ce qui génère de fortes tensions entre les communautés et un taux de criminalité élevé. De l’héritage britannique, on peut néanmoins retenir les infrastructures sur l’axe Nord/Sud de l’Irawaddy et un bon niveau d’éducation (dès les années 20, l’Université de Rangoun a une renommée internationale).
Les Britanniques n’ont pas été les seuls Européens à s’intéresser à la Birmanie. Les Français ont aussi cherché à s’implanter dans le pays dès le XVIIIe siècle, offrant aux Birmans leur aide contre l’« ennemi héréditaire » en échange de concessions commerciales. Mais l’« Entente cordiale » de 1904 a mis fin à cette rivalité.
Plus surprenante est la présence ancienne d’Arméniens, riches marchands créant des réseaux commerciaux dans toute l’Asie du Sud-Est et religieux actifs (le plus ancien lieu de culte à Rangoon a été fondé par l’Eglise apostolique arménienne). Il y eut même un ministre arménien auprès d’un roi Konbaung à Amarapura au XVIIIe siècle (mais aussi un Français capitaine de la Garde royale, à l’époque de Louis XV !). Le coup d’Etat de 1962 les obligea pourtant à quitter le pays.
Les étrangers les plus présents en Birmanie aujourd’hui sont les Chinois, dont les motivations sont géopolitiques et économiques.
La barrière montagneuse qui entoure le territoire birman n’est pas infranchissable. Elle est percée de vallées étroites qui font communiquer le N.-E. du pays avec le Yunnan chinois. Celles-ci constituent une voie précieuse pour les « nouvelles routes de la soie », un raccourci qui évite aux marchandises importées et exportées par les Chinois, le contournement de la péninsule indochinoise et le franchissement du détroit de Malacca pour se rendre dans l’océan Indien. Aussi ont-ils signé un accord avec l’Etat birman pour la construction d’un port en eau profonde à Kyaukpuy sur le golfe du Bengale, au bout d’une route qui fera économiser 5000 km de navigation.
Les ressources birmanes sont aussi très attractives pour les Chinois, qu’il s’agisse de ressources minières comme le jade, les rubis, les terres rares…ou de la production hydroélectrique (projet de construction d’un immense barrage à Myitsone à la source de l’Yrrawaddy, au confluent des rivières N’mai et Mali, qui fournirait une électricité entièrement vendue à la Chine). Ces objectifs économiques expliquent certains choix politiques comme le soutien chinois aux armées rebelles des minorités proches de la frontière birmano-chinoise.
Poids croissant de la Chine, violence du régime militaire, pauvreté de la population…ces « variations birmanes » seraient bien sombres si plusieurs pages de l’ouvrage n’évoquaient la beauté des paysages, plaine historique de Bagan plantée de 5000 monuments bouddhiques ou archipel des Mergui dans la mer des Andaman qualifié d’ « Eden ». A la fin d’une lecture stimulante, nous ne formulerons qu’un regret, l’absence de véritables cartes précises et bien documentées obligeant à des recherches sur Internet…parfois infructueuses.
Michèle Vignaux, octobre 2022
1) A. LORIN, Variations birmanes, Editions SAMSA, Bruxelles, 2022
-
14:51
Que serions-nous sans nos fleuves ?
sur Les cafés géographiquesHenry Jacolin et Elisabeth Ayrault , Paris, Café de la Mairie, le 3 octobre 2022
Ce lundi 3 octobre, les Cafés géopolitiques recevaient Elisabeth Ayrault pour nous parler des fleuves. Avant d’assurer la présidence de la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) pendant huit ans, notre intervenante a eu une vie professionnelle riche et très diverse. Architecte de formation, elle a travaillé dans les économies d’énergie et la transformation des déchets, ce qui lui a permis d’appréhender toute la variété des tâches liées à la gestion d’un fleuve. Aussi est-ce avec une belle énergie qu’elle nous a parlé du potentiel et des problèmes actuels, non seulement du Rhône mais aussi de quelques grands fleuves d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, ce qui a passionné l’auditoire.
Le CNR a trois missions principales, la navigation, l’irrigation et la production d’électricité (c’est la deuxième entreprise française à produire de l’énergie), auxquelles s’ajoute tout ce qui touche à l’environnement. C’est la seule entreprise dans le monde à gérer un fleuve dans toutes ses composantes. Soucieuse de faire comprendre aux riverains, parfois peu intéressés, comme aux autres, tout ce qui tourne autour des fleuves, E. Ayrault a créé, avec Erik Orsenna (1), une association, Initiative pour l’avenir des grands fleuves, regroupant des experts dans des domaines très divers, ingénieurs et hydrauliciens, mais aussi archéologues, ethnologues, spécialistes des religions et écrivains. Cette diversité est indispensable à une compréhension globale des problèmes, pour les fleuves comme pour beaucoup d’autres sujets.
Les deltasDans un premier temps, notre intervenante évoque les deltas, où 700 à 800 millions de personnes vivent menacées par un changement climatique qui provoque salinisation et montée des eaux, puis elle présente quelques caractéristiques de huit fleuves, Mékong, Gange, Maroni, Saint-Laurent, Parana, Sénégal, Nil et Niger, chacun étant unique mais tous rencontrant le même type de problèmes.
Si le Mékong traverse la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam avant de se jeter en mer de Chine méridionale, après un parcours de 4350 km, c’est la localisation de sa source qu’il convient de souligner, en Chine, dans les hauts plateaux tibétains, ce qui est le cas des plus grands fleuves du S-E asiatique. Les Chinois détiennent ainsi un grand pouvoir sur l’alimentation en eau de presque la moitié de la population mondiale, retenant l’eau du fleuve dans les nombreux barrages qu’ils ont construits. Une « Commission du Mékong » a bien été créée pour donner un avis sur la construction des ouvrages hydrauliques, mais les Chinois n’en font pas partie. Le delta est affecté actuellement par la sécheresse et la salinisation, ce qui pose de gros problèmes à la riziculture et à l’alimentation des populations vietnamiennes.
Le Gange fait vivre 500 millions de personnes dont une soixantaine connaissent une situation de précarité dans son delta, au Bangladesh. Situé à 11 km de la frontière indo-bangladaise, le barrage de Farakka, mis en service en 1975 pour fournir de l’électricité à l’Inde, est source de conflit entre les deux pays car il pénalise le Bangladesh surtout pendant la saison sèche. Des négociations sont en cours depuis plusieurs décennies, aujourd’hui encore aucune solution équitable n’a été trouvée.
Le Maroni qui forme la frontière entre le Suriname et la Guyane française a un débit équivalent à celui du Rhône, mais son cours est rythmé par 200 « sauts » (rapides) qui rendent très difficile l’accès aux populations qui vivent sur ses rives. Il est fortement affecté par l’orpaillage illégal en plein développement, contre lequel les gendarmes français sont assez démunis (ils se contentent de confisquer le matériel). Or c’est une activité très polluante pour l’environnement. Les orpailleurs utilisent en effet du mercure pour amalgamer des particules minuscules, métal que l’on retrouve dans l’ensemble de l’écosystème, provoquant des maladies incurables.
Barge d’orpaillage sur le Maroni. Source : WWF Guyane
On peut comparer le Saint-Laurent à une autoroute fluviale traversant les Grands Lacs. C’est un fleuve puBargeissant (1200 m3/s) qui traverse des zones très riches en ressources. La commission mixte qui gère le Saint-Laurent, notamment le fonctionnement des 17 écluses bloquées par le gel en hiver, est un modèle de coopération internationale.
Sur le Parana, classé au 10èm rang mondial en terme de débit, a été construit, à la frontière entre le Brésil et le Paraguay, le barrage d’Itaipu, élu comme une des Sept Merveilles du monde moderne par l’American Society of Civil Engeneers. Après de longues études et négociations qui ont abouti à la signature d’un traité créant une entité binationale, brésilo-paraguayenne, il a fallu sept années, de 1975 à 1982, pour réaliser les travaux. Il s’agit d’un ouvrage énorme, haut de 196 m et long de 7919 m, qui rivalise avec le barrage des Trois- Gorges en Chine. Itaipu a un caractère innovant en matière environnementale (protection des terres) et en matière sociale (redistribution financière à plusieurs centaines de communes), mais il a été conçu uniquement pour la production d’électricité (plus de 96 000 GWh/an), sans prendre en compte la navigation. Pour relier Buenos Aires à Sao Paulo, il faudrait construire des écluses, ce qui correspond aujourd’hui à un travail monumental et très onéreux.
Barrage d’Itaïpu sur le Parana.Source : US Geological Survey (USGS)
C’est une Organisation pour la mise en valeur du fleuve, intergouvernementale (Mali, Mauritanie, Sénégal), qui gère le Fleuve Sénégal (OMVS). Elle doit affronter aujourd’hui trois problèmes majeurs. La navigabilité est affectée par l’ensablement du chenal, l’irrigation rend nécessaire la construction de nombreux nouveaux ouvrages et les retenues d’eau favorisent notamment l’invasion des plantes typhas et la multiplication des moustiques.
Le Nil, avec ses deux sources, Nil Blanc et Nil Bleu, traverse onze pays, mais c’est entre trois d’entre eux, Egypte, Soudan et Ethiopie que les tensions sont les plus fortes. Il est inutile de s’étendre sur la place du fleuve dans la vie économique et culturelle de l’Egypte. Or c’est l’Ethiopie, en contrôlant le Nil bleu, qui en détient en grande partie le débit. La décision du gouvernement éthiopien (2013) de réaliser un grand barrage hydroélectrique (barrage de la Renaissance) retenant et régulant les eaux du Nil Bleu a provoqué la colère du gouvernement égyptien brandissant la menace d’un conflit armé.
Le Niger qui prend sa source à la frontière de la Sierra Leone et de la Guinée, fait une boucle de 4200 km avant de se jeter dans l’Atlantique au Nigeria. Il ne traverse que des pays très pauvres dont il constitue un enjeu majeur tant au point de vue agricole qu’électrique. Mais son débit est en baisse, l’eau des lacs traversés s’évapore et la pollution augmente. Cette situation aggrave la pauvreté qui est l’une des sources du djihadisme.
En conclusion de cette première partie, E. Ayrault insiste sur l’inégale répartition de l’eau douce dans le monde. Actuellement deux milliards de personnes vivent dans des régions à stress hydrique permanent, un milliard dans des régions à stress hydrique saisonnier. Il risque d’y en avoir cinq milliards en 2050. L’eau et l’énergie sont indispensables aux être humains, mais leur maîtrise s’inscrit dans le temps long alors que la démocratie est le régime du temps court.
La seconde partie de l’intervention est consacrée au Rhône.Les effets du changement climatique sont mesurés à chaque instant par la CNR qui prête une forte attention au débit du fleuve dont dépend son chiffre d’affaires. Comme les contrats de vente de l’électricité se négocient sur trois ans, le rôle des météorologues est essentiel.
Barrage de Genissiat. Source : CNR
Rappelons les trois missions du fleuve que doit gérer la gouvernance : la navigation, dangereuse à cause du brouillard, des bancs de sable…, l’irrigation et la production électrique qui doit payer les deux premières. Déjà E. Herriot affirmait que « le fleuve ne doit pas être morcelé ». E. Herriot crée une société pour gérer le Rhône dans ces trois composantes, avec une gouvernance fondée sur un partenariat public/privé, 50 % pour le capital privé et 50% pour le public. Cette répartition permet de respecter intérêt général, de long terme et intérêt industriel de court terme. La IIème guerre mondiale redistribue les cartes à l’échelle nationale mais la CNR reste un objet atypique dans le paysage des producteurs d’électricité et son capital se partage aujourd’hui entre 49,97% privé et 50,03% public.
Port de Lyon. Source : CNR
Aujourd’hui le passage aux écluses est gratuit et 35 millions d’euros sont consacrés chaque année à des travaux en faveur de l’environnement, de l’agriculture et de la navigation. On peut donc dire qu’une partie de la richesse produite grâce au fleuve est redistribuée aux « gens du fleuve ».
Mais les études des climatologues et géographes sont porteuses d’inquiétudes. A court ou moyen terme, le Rhône pourrait perdre 40% de son eau. En sont responsables la rareté de la neige, la violence des pluies et la disparition des glaciers ne pouvant plus soutenir le débit à l’étiage.
Questions1) Q : L’eau fournie aux agriculteurs est-elle contrôlée ?
R : Les missions de la CNR ne comprennent pas les analyses et les mesures de la qualité de l’eau fournie aux agriculteurs. Mais lorsque le débit du fleuve diminuera, le monde agricole sera le premier touché, puis le monde industriel. Il est donc nécessaire de préparer dès à présent des plans d’adaptation, et de contournement, auxquels la CNR participera du fait de sa connaissance du fleuve. Car avant d’imaginer une irrigation encore plus importante de la Vallée, dans un contexte où le débit du fleuve diminue, il faut d’abord travailler sur des plantes plus économes en eau, désartificialiser les sols y compris agricoles, et, plus tard, envisager des lacs de retenue.
2) Q : Peut-on récupérer les eaux de pluie ?
R : Tout prélèvement impacte l’ecosystème. Par exemple, à Bordeaux, il existe une usine d’eau potable. Il n’y a pas de prélèvement direct d’eau dans la Garonne, mais celle-ci souffre du prélèvement de l’eau des sources qui alimentent son cours et qui sont prélevées en amont.
3) Q : Comment expliquer la différence de développement agricole entre la Guyane française et le Suriname, exportateur de riz ?
R : La Guyane témoigne aussi de réussites comme celle du secteur de Cacao, gros fournisseur de produits agricoles depuis que le site a été mis à la disposition d’agriculteurs hmongs venus du Laos.
4) Q : Comment introduire la question de l’eau dans un programme politique ?
R : Il faut faire un effort d’éducation et considérer que l’eau est un sujet local. Les gens sont intéressés par les sujets qui les concernent directement, pas par les thèmes trop généraux. Il faut savoir conter le local.
Michèle Vignaux, relu par Elisabeth Ayrault , octobre 2022
1) Erik ORSENNA, La Terre a soif. Petit précis de mondialisation (cartographie de Delphine Papin et Floriane Picard). Tome 7, Paris, Fayard, 2022
-
20:07
Paysages terrestres, paysages célestes
sur Les cafés géographiques
Les deux livres qui ont servi de supports au café géo sur les paysages qui s’est tenu au Café de Flore (Paris 6e) mardi 27 septembre 2022
Si les paysages terrestres sont familiers du géographe, les paysages célestes le sont moins. Ce sont ces deux domaines dont Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est venue nous entretenir au Flore, le second en évoquant ses recherches sur Les ciels de la Grande Guerre (en collaboration avec Xavier Browaeys, sur les aquarelles d’André des Gachons) (1), le premier en présentant Arpenter le paysage (2), ouvrage de Martin de la Soudière qui n’avait pu être avec nous ce jour-là. Daniel Oster a été le modérateur de la soirée.
Né dans une famille d’origine aristocratique, profondément marqué par une éducation catholique, Martin de la Soudière peut être défini comme un ethno-sociologue ami de la géographie. Ses deux pôles d’intérêt majeurs sont la moyenne montagne comme milieu naturel et lieu de vie, et les saisons (3). Dans son dernier ouvrage, il se met en scène. Ce qu’il cherche à transmettre au lecteur, c’est sa propre sensibilité face aux paysages, notamment ceux des Pyrénées de son enfance mais aussi face à ses lectures d’écrivains attentifs aux atmosphères (Gilles Lapouge, Julien Gracq, Philippe Jacottet, etc.). Pour lui, entrer dans un paysage relève avant tout de l’apprentissage corporel.
Martin de la Soudière se sent proche de tous ceux qu’il appelle les « professionnels du paysage » (géographes, paysagistes, dessinateurs, ethnologues…), ceux qui font de la « géographie de plein vent » en marchant, carnets de notes et de croquis à la main. Il ne voit pas dans la géographie quantitative un descripteur possible du paysage. Son propos s’attache plus à montrer comment la géographie s’est fondée sur une analyse qualitative et empirique du paysage, un moment où Fernand Braudel pouvait écrire qu’être géographe, « c’était voir et bien voir ». Aujourd’hui le géographe combine les échelles, fait des diagnostics en vue d’aménager le territoire grâce auxquels il peut définir les paysages potentiels dans une perspective de projet de territoire. C’est une approche différente du paysage.
Pour clore cette première partie, Daniel Oster rappelle que le terme « paysage » n’apparaît dans la langue française qu’au milieu du XVIe siècle pour désigner un tableau représentant…un paysage. C’est donc grâce à la peinture de la Renaissance que le français s’est enrichi d’un mot si utilisé de nos jours.
La seconde partie de la soirée nous amène à lever la tête vers ce que nous considérons plus rarement comme un paysage, le ciel.
Martine Tabeaud et Xavier Browaeys ont découvert dans les archives de Météo France des aquarelles d’André des Gachons (1871-1951), peintre de métier et météorologiste bénévole au cours de la première moitié du XXe siècle, particulièrement pendant la Grande Guerre alors qu’il vivait en Champagne à 30 km du front. Il a ainsi combiné deux activités qui nous semblent à priori peu liées. Cet artiste décorateur qui avait travaillé pour le cinéma et le théâtre, s’est appliqué à un travail quotidien pour le service météorologique national : un relevé des températures, pression, humidité et précipitations, accompagné de deux aquarelles montrant l’état du ciel depuis son jardin de La Chaussée-sur-Marne. Chaque jour du conflit, alors qu’il était réformé pour raison de santé, il remplit une fiche qui donne de la couleur au ciel et ses nuages. Or, durant cette période de guerre, nous pouvons croiser son regard via les aquarelles avec les nombreuses photos, les lettres et les carnets des poilus, les comptes rendus des officiers.
Les auteurs ont adopté une présentation saisonnière de ces regards croisés sur les conditions atmosphériques de trente six journées de la guerre. Chaque type de ciel correspond à un type de temps (ordinaire ou extraordinaire pour la saison) dont la connaissance est précieuse pour savoir s’il va gêner ou favoriser les actions des soldats selon qu’ils sont dans la terre (les poilus), sur la terre (l’infanterie), dans les premiers hectomètres du ciel (les aérostiers) et à quelques kilomètres d’altitude (les aviateurs).
Cirrostratus, 20 février 1916, « au point exact de l’intersection du méridien et du parallèle 10h15 NE ». Wikicommons
Les hivers 1914/1915 et 1915/1916 ont été doux et humides, mais les hivers 1916/1917 et 1917/1918 ont connu des records de froid (jusqu’à – 25°C). Les aquarelles nous montrent alors des villages et des bois écrasés sous un lourd manteau neigeux. C’est le temps de la soupe glacée, des gelures pour les poilus dans les tranchées et pour les artilleurs gênés par la neige soufflée par les canons, ce qui offre une bonne visibilité aux aviateurs ennemis.
Cirrostratus, 20 février 1916, « 19h45 SW ». Wikicommons
Le printemps est l’époque des giboulées, des lumières vives et de la forte mobilité des nuages. Ces changements rapides ne sont pas compris à l’époque (les « fronts », terme qui fait référence à la première guerre mondiale ne seront théorisés que dans les années 1920). Plus que les giboulées, le vent est un problème pour les aviateurs qui ne comprennent pas les phénomènes d’ascendance et de subsidence, et pour les aérostiers entraînés à la dérive par les vents tourbillonnants.
L’été, lors des vagues de chaleur comme en août 1916, peut être aussi une dure épreuve pour chaque poilu à qui doit parvenir 10 litres par jour d’eau propre, ce qui suppose une logistique complexe. Les aviateurs ont une bonne vision alors que les aérostiers souffrent le soir d’une visibilité médiocre, compromise par la poussière.
L’automne apporte des températures plus fraîches mais aussi des brouillards et des pluies. En 1915, la pluie continue caractérise presque tout septembre et novembre. C’est alors la boue le principal ennemi du soldat, celle dans laquelle on s’épuise à marcher et qui embourbe les canons. Les aviateurs doivent attendre les éclaircies pour sortir. On pourrait alors croire que l’eau ne manque pas mais encore faut-il qu’elle soit potable.
Bien sûr, les couleurs du ciel ne changent pas l’évolution de la Grande Guerre. Mais les aquarelles d’André Des Gachons procurent un apport original à la connaissance des conditions ressenties par les soldats sur le front de Champagne. Les paysages célestes aident à comprendre les paysages terrestres des photos en noir et blanc. L’abondante production du peintre ne témoigne pas seulement d’un souci esthétique mais relève surtout d’une prétention scientifique à élaborer une méthode de prévision du temps du lendemain.
Michèle Vignaux, relu par Martine Tabeaud, septembre 2022.
Notes :
1) Martine TABEAUD et Xavier BROWAEYS, Les ciels de la Grande Guerre. Aquarelles d’André Des Gachons (Champagne), Paris, Sorbonne Université Presses, 2022
2) Martin de la SOUDIERE, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019
3) Martin de la SOUDIERE, Quartiers d’hiver, Paris, Creaphis éditions, 2016Complément :
Certes, « le temps qu’il fait » est une donnée subjective (p. 46). M. Tabeaud et X. Browaeys ont à cet égard raison de rappeler que le froid « sibérien » qui s’abat sur le fort de la Pompelle au cours de l’hiver 1917 ne l’est probablement pas pour les troupes russes qui sont en position dans ce secteur (p. 172). Sans doute cette question autorise-t-elle d’ailleurs certains développements consacrés aux troupes coloniales, même si la question de leur hivernage est globalement bien connue. Il n’en demeure pas moins que cette relativité du temps qu’il fait est plus sensible encore lorsqu’elle est appréhendée par l’intermédiaire du pinceau et de l’aquarelle. Malgré l’intention naturaliste de d’André des Gachons, uniquement dictée par des conditions météorologiques, il y là un biais qui ne peut pas être ignoré. Pourtant, ce qui se dégage de ce corpus archivistique à nul autre pareil, c’est un rapport fort complexe au temps fait de situations météorologiques changeant continuellement, comme pour mieux égrener l’horizon sans cesse repoussé que constitue aux yeux des poilus la fin des hostilités, et la platitude de courbes d’apprentissage qui, malgré le développement technologique, ne parviennent pas à dégager les armées des contraintes exercées par la boue, la pluie (p. 201-204 par exemple) ou le brouillard, judicieusement qualifié de « masque atmosphérique » rendant aveugle les canons (p. 181).
Extraits d’un article d’Erwann Le Gall paru sur le site Ar Brezel (Is sky the limit ? A propos d’André des Gachons | Ar Brezel (hypotheses.org)
-
23:07
Lüneburg, cité hanséatique du sel
sur Les cafés géographiquesPetite ville universitaire cossue et reposante, Lüneburg bâtie sur les rives de l’Ilmenau, affluent de l’Elbe, garde les traces de son dynamisme et de son opulence entièrement fondée sur la production et le commerce d’un beau sel blanc réputé autrefois dans toute l’Europe du Nord. La ville, qui n’a pas été bombardée pendant la guerre dégage beaucoup de charme en conservant une belle architecture civile gothique et Renaissance. Ville libre depuis 1247, Lüneburg était dirigée par le conseil municipal aux mains des grandes familles maîtres salineurs et négociants, véritable noblesse urbaine dont la richesse et le pouvoir s’expriment dans la décoration des salles de l’hôtel de ville.
Salle du conseil du gothique tardif (fin XVème) avec vitraux et peintures sur plafond vouté © mhm
En parcourant cette ville-musée, on prend bien conscience qu’elle fut un des centres les plus actifs de la Hanse, une des capitales industrielles et commerçantes de l’Europe du Nord à la fin du Moyen-Âge et à l’époque moderne.
Pendant plus d’un millénaire le sel a façonné la ville. Le Salzwerk, la plus grande entreprise industrielle d’Europe orientale, ferma en 1980.
Les conditions de développement de la production.Lüneburg a profité de trois éléments favorables au développement d’une cité au pouvoir fondé sur le sel. D’abord de riches réserves souterraines d’eau de très haute salinité et d’une grande pureté (donnant un beau sel blanc naturellement pur) liées à la présence d’un vaste gisement de sel déposé dans un horst calcaire couvert d’une mince couche de sable, fortement travaillé par des eaux souterraines. Les saumures sont peu profondes (16 à 36 m). De plus la demande en sel des pêcheries riveraines de la mer du nord et de la Baltique explose du XIIIème au XVIème siècles pour la préparation et la conservation du poisson, essentiellement le hareng très abondant à cette période, destiné au commerce international. Enfin, Lüneburg dispose d’une voie navigable remarquable reliée par l’Elbe à Hambourg et Lübeck, soit une excellente situation à la fois par rapport à la mer du Nord et à la Baltique.
Le sel de Lüneburg comme tous les sels continentaux européens (ceux de Lorraine et Franche-Comté en France) est un sel ignigène (ignis, le feu) obtenu par évaporation-cristallisation du sodium en dissolution dans la saumure sur une source de chaleur.
Les origines de la saline sont anciennes et comme souvent légendaires.
Le goût marqué des animaux pour le sel est bien connu ; ils cherchent du sel là où ils peuvent. Souvent, les traditions populaires attribuent à leur flair ou instinct la découverte de sources ou dépôts de sel : tel est le cas ici. Le sel aurait été découvert par un chasseur observant un sanglier se baigner dans une mare d’eau. La date de création de la saline demeure objet de controverse : on trouve la première mention en 956, mais pour certains auteurs l’origine des salines remonterait à l’époque romaine, l’exploitation s’étant maintenue jusqu’au Xème siècle sans doute à un modeste niveau. C’est surtout au XIIème siècle que furent réunies les conditions d’une production destinée à un marché plus étendu.
Les techniques et l’organisation de la production sont très bien documentées. Dès le Xème siècle le Kalkberg, ancien puits extra-muros est cité pour l’extraction de la saumure ; un deuxième puits fut foré en 1388 intra-muros. Lüneburg disposait alors de deux salines. Les structures et les procédés techniques de la production et de l’exploitation demeurèrent globalement inchangées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
L’extraction de la saumure avant et après 1569 © mhm. Saltz museum Lüneburg, original : L.A Gehandi, collectanes, Bild 13, vers 1798
Jusqu’en 1569 la saumure était puisée manuellement avec des baquets en bois tirés par des cordes. Elle fut ensuite pompée manuellement (les pompes hydrauliques ne furent installées qu’au XVIIIème siècle). Elle était alors dirigée par gravité dans des canalisations également en bois et conservée dans un grand réservoir sous les salines où elle était stockée avant d’être cuite.
Une Siedehaüser (« maisons de cuisson ») reconstituée au Salz Museum. ©mhm
Les salines se composaient en réalité de quelques sauneries, soit des ateliers où se trouvaient les chaudières elles-mêmes composées d’un foyer chauffé au bois et d’une petite poêle en plomb d’1m2. Il exista d’abord 48 sauneries puis 54 de 4 chaudières équipées d’une poêle, soit en tout 216 au XVIème siècle. Les chaudières étaient chargées treize fois en 24 heures pour une production maximale. Après évaporation et cuisson 50 litres de saumure produisaient environ 17 kg de sel. Le sel récolté était séché, déposé dans des baquets ou des corbeilles placées dans l’atelier pour séchage, puis transporté vers les entrepôts ou les bateaux
Le rendement d’une saunerie fut triplé du XIIIème au XVIème siècles. La production annuelle estimée à 25000 /30000 tonnes au XIVème atteignit sans doute 50 000 tonnes fin XVIème siècle période de la plus forte production.
Les acteurs économiques : propriétaires, exploitants et ouvriers.A cette époque, dans aucune saline continentale, la production n’était intégrée malgré la nécessité d’investir dans des équipements coûteux. La structure de la propriété des salines était bien compliquée et morcelée entre une foule de micro-entreprises. Au cours du XIIIème siècle, par suite de donations pieuses et de ventes, le domaine, initialement ducal, passa entre les mains de très nombreux nouveaux propriétaires, négociant le plus souvent des parts dans un climat affairiste. Ainsi le prix d’une chaudière quintupla au XIIIème siècle par le jeu de toutes ces opérations. En 1360 les sources ainsi que les chaudières étaient détenues à 80% par les ecclésiastiques d’où le nom de « prélats » donné aux seigneurs des salines et propriétaires de rentes. Les bourgeois possédaient peu de chaudières (15 seulement sur 61 en 1370) ; ils s’intéressaient davantage à l’exploitation et surtout au négoce. Ces entrepreneurs, issus des grandes familles, étaient les maîtres effectifs du marché et formaient le patriciat des Sülfmeister (« maîtres des cuissons »), qui avaient obtenu le droit de bouillir contre le paiement d’un cens et d’une rente en sel aux prélats. Le Rat (conseil communal de la cité) était entre leurs mains. Cette situation enchevêtrée de la propriété était source de tensions sociales quasi permanentes. L’enjeu était pour les maitres des chaudières d’obtenir en amont la saumure pour alimenter les poêles au meilleur coût ou même de contrôler les puits, tandis que les propriétaires des sources, inversement cherchaient à contrôler les chaudières et les poêles en aval. Ce lacis de droits et de prétentions fut à l’origine d’une grave crise municipale qui amena le pape à intervenir. Connue sous le nom de « guerre des Prélats » (1445-62) elle opposa les propriétaires ecclésiastiques et les laïcs exploitants-négociants.
La production de sel ignigène étant une industrie industrialisante, elle génère de nombreuses activités et ateliers (forges pour fournir et réparer les poêles, charpenterie, briqueteries, tonnellerie pour conditionner le sel, ateliers de séchage du sel, transport et entrepôts de bois, bûcherons pour fournir le bois). Le patriciat-entrepreneur faisait ainsi travailler des ouvriers et sous-traitait à des artisans les différents stades de la production L’approvisionnement en bois pour les charpentes, la fabrication des tonneaux et surtout comme combustible pour les chaudières constitua très tôt un véritable problème : les forêts de la lande orientale ayant été exploitées sans aucun plan, les réserves s’épuisèrent fin XIVème siècle et il fallut aller le chercher plus loin, au nord de l’Elbe, puis vers le Mecklembourg.
La cité de Lüneburg dans son enceinte vers 1600 (Salz museum Lüneburg © mhm).
On aperçoit au SW (au fond à droite) la saline elle-même séparée de la ville par une muraille. Il s’agit, comme dans la plupart des sauneries continentales, de protéger la ville des incendies et d’éviter que les désordres provoqués par les mécontentements des ouvriers s’étendent. Il faut aussi protéger la saline des attaques de l’extérieur et des vols de sel et de bois par les travailleurs de la saline. L’enceinte souligne ainsi le statut juridique particulier des lieux dans lesquels les maitres exerçaient les pouvoirs de police et basse justice.
L’or blanc fait de Lüneburg et Lubeck les capitales hanséatiques au moyen-âgeLe commerce du sel devint à partir des XII-XIIIème siècles un élément moteur de l’économie dans toute l’Europe particulièrement au Nord en raison de la pénurie de sel quand se développe la pêche harenguière : il faut un tonneau de sel pour conserver un tonneau de harengs (soit en gros 30%). Le beau sel blanc de Lüneburg devint très demandé. La ville entra en 1363 dans la ligue des villes Welfe (Brunswick, Hanovre, Goslar, Einbeck, Hameln, Helmstedt) puis adhéra à la Hanse allemande en 1371. Elle joua à ce titre un rôle important, immédiatement après Lubeck et Hambourg. Elle devint même un temps la capitale de la Hanse quand les patriciens de Lubeck vinrent s’y réfugier. Plusieurs réunions de la Hanse (Hansegetag) se tinrent à Lüneburg qui constituait alors le plus gros marché européen du sel aux XIIIe-XVIème siècles. Sa production est alors diffusée, via Lübeck et le Sund, dans toute la Baltique, au Danemark, en Norvège, en Suède et en Russie jusqu’au comptoir de Novgorod. En effet, Lüneburg à la différence de nombreuses autres salines continentales, n’était pas isolée grâce à la proximité de la mer et de ses marchés auxquels elle était bien reliée. Le sel, produit pondéreux d’assez faible valeur à une époque caractérisée par la pénurie et le coût élevé du transport, était prioritairement transporté par voie d’eau. La grande préoccupation des Sülfmeister et du conseil de Lüneburg fut toujours d’assurer les communications extérieures de la ville particulièrement vers Lubeck qui a été très précocement le port essentiel dans les trafics du sel en mer Baltique. Devenue chef-lieu de la Hanse, Lubeck sut, comme Venise en Méditerranée, tirer adroitement profit du sel en imposant à Lüneburg son monopole de vente et en utilisant le sel pour lester ses navires. Elle en exportait au XIVème siècle pour une valeur totale qui correspondait à la moitié de la production de Lüneburg. Le sel était un poste de grande valeur de ses échanges avec les draps, le poisson et les fourrures. Le port devint la plaque tournante du commerce du sel faisant du sel le sel un produit au cœur du développement de la Hanse, enrichissant les marchands (plus que les sauniers).
La croissance démographique et l’augmentation des besoins, non seulement pour les pêcheries mais aussi pour la préparation des fourrures de Russie fut telle à la fin du Moyen-Âge que le beau sel de Lüneburg ne suffit plus à satisfaire la demande. Les flottes des ports de la Baltique orientale (Dantzig, Riga, Reval, Königsberg) franchissent alors les détroits du Sund, et, renforcés au passage par les navires de Zélande et de Hollande, descendent vers les côtes atlantiques charger les sels marins gris des marais salants de Bretagne et du Poitou (dits Baiensaltz, sels de la baie). Ce long périple (Baienfahrt) durait plus d’un an en imposant un hivernage dans les ports hollandais. Il était conditionné par le calendrier des récoltes de céréales en Pologne et en Prusse. Les grains chargés à l’automne étaient exportés en Europe occidentale, les navires revenant lestés de Baiensaltz. Ce double circuit avantagea alors Dantzig promu au rang de port d’importation du Baiensalz réexporté ensuite vers la Pologne, la Finlande et la Suède.
Comme tous les sels continentaux, le sel de Lüneburg était cher en raison du coût de production lié à la multiplicité des travaux, du prix élevé du combustible et de la petite taille des poêles ne permettant qu’une faible productivité. Alors les sels marins de la Baie transportés à bon compte grâce aux progrès considérables des transports, arrivaient en mer du nord et en Baltique concurrencer le Travensalz (ainsi nommait-on le sel de Lüneburg acheminé par la Trave à Lubeck).
Certes les sels en concurrence étaient de qualité différente : le beau sel blanc ignigène de Lubeck était plus apprécié que le gros sel gris marin de l’Atlantique. C’est pourquoi les Hollandais eurent l’idée de raffiner et blanchir en Zélande les sels atlantiques. Ils furent accusés par Lüneburg, vigilante sur ses marchés, de vendre du sel de contrefaçon car conditionnés aussi en tonneaux à la façon de ceux de Lüneburg. La concurrence était inégale. Ainsi dans les années 1468-1476, les sels de la Baie représentaient, suivant les années, de 66 à 89% des importations de sels à Dantzig, reléguant ainsi les sels en provenance de Lubeck (donc de Lüneburg) à la portion congrue.
Les routes du sel : Il y en eut successivement trois.La plus grosse partie de la production de Lüneburg partait pour Lübeck distante d’environ 100 km. Le fret de retour était constitué de la nourriture des très nombreux chevaux nécessaires à l’exploitation de la saline et aux charrois du bois et des produits nécessaires à la population de Lüneburg (céréales, légumes, animaux de boucherie).
Lüneburg et sa région aux XIV°-XV°siècles (d’après carte in Ch.Higounet, op.cit)
« La vieille route historique du sel » terrestre avait le statut de Via Regia, (voie protégée par le pouvoir dans le Saint Empire Romain Germanique). Il s’agissait d’une voie sablonneuse et boueuse, risquée, mal sécurisée par laquelle d’assez petites quantités pouvaient être acheminées. En 1205 la saline de Lüneburg produisait 5 200 tonnes de sel surtout transporté vers Lubeck par plus de 6000 chariots tirés par des chevaux ; chaque jour, une vingtaine de chariots partaient de la saline pour traverser l’Elbe à Artlenburg puis gagnaient Mölln où la meilleure option était de longer le lac de Ratzeburger.
La voie mixte par eau sur l’Ilmenau et l’Elbe rejoignant la voie terrestre perdit son intérêt au XIVème siècle quand fut construit le Stecknitz Kanal, (soit 70 km le long du Strecknitz, affluent de la Trave) à l’initiative de Lübeck qui pouvait ainsi mieux contrôler le transport.
La Salzwasserweg (route du sel par seule voie eau) la plus ancienne d’Europe du Nord devint alors essentielle quand Lüneburg aménagea au XVème siècle un autre canal entre l’Ilmenau et l’Elbe, reliant ainsi le Stecknitz Kanal et achevant la liaison navigable directe avec Lübeck par la Trave. Le Stecknitz Kanal, déjà techniquement remarquable avec deux écluses au XIVème siècle, devint une artère essentielle avec ses 17 écluses. Les bateaux chargés sur les quais de l’Ilmenau à Lüneburg rejoignaient l’Elbe et Lauenburg, remontaient le Stecknitz Kanal qui menait par la Trave à Lubeck ; d’où l’appellation de Travensalz (sel de la Trave) donné au sel de Lüneburg par opposition aux Baiensalz. Pour franchir les écluses, les barques tirées par des chevaux étaient de dimensions limitées et de faible tirant d’eau, mais elles pouvaient transporter l’équivalent de six chariots tirés par quatre chevaux par voie terrestre.
L’ancien port sur l’Ilmenau ©mhm
L’ancien quartier du port se trouve sur les berges de sur l’Ilmenau avec ses entrepôts et son ancienne grue de bois à toit de cuivre qui servait à charger le sel à destination de Lubeck.
Les entrepôts de sel du XVIIIème siècle sur la Trave à Lubeck © mhm
La crise des salines de Lüneburg aux XVII-XVIIIème siècles et leur modernisationAprès l’apogée des XVème-XVIème siècles, les difficultés s’accumulèrent après 1614 en raison de la conjoncture dans le cadre d’une véritable guerre commerciale sur les sels. La guerre de Trente ans perturba la production et surtout les exportations. Après les traités de Westphalie, la concurrence accrue des sels étrangers surtout ceux de l’Atlantique blanchis en Zélande, transportés par les Hollandais mais aussi ceux d’Angleterre et d’Ecosse, nouveaux venus bon marché qui, depuis Brême remontaient la Weser, ne permit pas à Lüneburg de retrouver ses marchés, d’autant que le roi de Danemark introduisit alors une taxe douanière sur les sels de Lüneburg et qu’au XVIIIème siècle l’expansion de l’industrie salicole se développa en Westphalie et en Prusse rhénane. La crise était aussi structurelle, liée au coût de production car la saline conservait quasi inchangées ses méthodes de production médiévales, tous les acteurs étant rétifs aux innovations. La pénurie en bois de combustible qu’il fallait faire venir de plus en plus loin ainsi que les fortes charges fiscales renforçaient les coûts.
Pour toutes ces raisons, le sel de Lüneburg était beaucoup trop cher donc peu compétitif.
Au final, la crise était bien multifactorielle. La production tomba à 10 000 tonnes à la fin du XVIIème siècle puis à 5000 tonnes fin XVIIIème. Les exportations elles aussi s’effondrèrent alors au quart de celles de 1614. Bien que le sel de Lüneburg fût dès lors cantonné au marché régional de la principauté (intégrée plus tard à l’électorat de Brunswick puis au royaume de Hanovre), il restait la principale richesse de la ville.
Les salines étaient au bord de la faillite dans les années 1780 quand fut donné le signal de la modernisation sous l’impulsion de George III, roi de Hanovre (et d’Angleterre suite à l’entrée en union personnelle avec l’Angleterre en 1714). La réforme, qu’il demanda de mener à F.E von Bülow fut radicale. Celui-ci, qui entretenait d’étroites relations avec les ingénieurs, les salineurs et les directeurs des salines de Saxe (qui figuraient alors parmi les plus modernes d’Europe) suivit les conseils d’un expert, F.E. Senf qui présenta en 1797 un plan de modernisation qui fut mené en appliquant les principes du despotisme éclairé.
Nul n’était besoin de modifier l’extraction de la saumure déjà obtenue depuis le XVIIIème siècle avec des pompes hydrauliques. Il s’agissait de construire deux nouvelles sauneries avec quatre poêles sur des plaques d’acier de 37 m2, régler la crise de l’énergie en utilisant la tourbe (très grosses réserves aux alentours) et en aménageant des fourneaux dégageant de la chaleur rayonnante, mettre en place un séchage du sel et de nouveaux magasins, construire une nouvelle forge pour disposer de plaques d’acier de rechange
Manquant de main d’œuvre qualifiée à Lüneburg, on fit venir des salineurs saxons et de Thuringe et des tôles d’acier. Finalement on ne construisit qu’une saunerie avec deux poêles qui fut terminée en1801. Lüneburg possédait alors la technologie la plus moderne d’Europe et la production fut le triple de celle escomptée. Les coûts restaient cependant trop élevés en raison du service de la dette ancienne mais la conjoncture était favorable pour Lüneburg grâce aux guerres de la Révolution française en Europe continentale et surtout au blocus continental de Napoléon qui mirent Lüneburg à l’abri de la concurrence, même si, après 1815 le problème des débouchés se reposa.
Les Salines à l’époque contemporaine
Avec la révolution industrielle, les progrès techniques, notamment ceux liés à la technique des sondages (des tubes sont introduits dans des trous préalablement forés afin de pouvoir injecter de l’eau pour dissoudre le sel gemme) permirent d’améliorer considérablement la production alors que le charbon remplaçait la tourbe.
Au XXème siècle, de 1923 à 1940, au sud-ouest des anciennes salines furent construites des sauneries modernes qui fonctionnèrent jusqu’en 1980. Le sel était produit dans six grandes poêles de 160 m2 (1 m2 au moyen-âge puis 37 m2 au XIXème), le fuel remplaça le charbon pour chauffer les chaudières en 1958. La production annuelle variait alors de 25000 à 30000 t. Elle fut arrêtée d’une part en raison des affaissements importants de terrain, mais aussi et surtout pour des motifs économiques : en effet le sel étant devenu avant tout une matière première de l’industrie chimique (servant surtout à obtenir par électrolyse du chlore, de la soude caustique et du carbonate de sodium), les salines de Lüneburg, tout comme les salines traditionnelles de Franche-Comté ou de Lorraine en France (à part Dombasle) ne purent répondre à la demande. Elles ont été le plus souvent patrimonialisées. En ce qui concerne Lüneburg, c’est le groupe néerlandais AKZO qui en avait pris l’exploitation au XXème siècle qui décida sa fermeture en 1980.
Aujourd’hui. Lüneburg conserve les traces de sa splendeur passée comme en témoigne le charme de la place Am Sand et des petites rues menant à l’ancien port.
La place centrale Am Sande, au fond l’église St Jean © mhm
La place tire son nom du fait qu’elle n’était pas pavée mais sablonneuse. C’est là que les marchands venaient avec leurs charrettes négocier le sel. Les maisons patriciennes de divers styles à pignons ornés de médaillons et de motifs de briques torsadées sont typiques de Lüneburg.
L’hôtel de ville est un des plus beaux du nord de l’Allemagne. Les salles les plus anciennes remontent à 1230, agrandies et remaniées jusqu’à l’époque baroque. Des églises, notamment Saint-Jean qui, avec son magnifique maitre-autel sculpté est un des plus beaux témoignages de l’architecture gothique en briques, complètent ce magnifique patrimoine monumental des XIV-XVIème siècles (période la plus florissante).
Malheureusement des affaissements considérables du sol au-dessus du dôme de sel dans le quartier de la saline aboutissent à la Senkungsgebiet (“zone d’affaissement”) sous haute surveillance car le terrain n’est pas stabilisé. Les bâtiments se lézardent et certaines maisons ainsi que l’église de Saint-Lambert ont dû être démolies.
La vieille route terrestre du sel vers Lubeck est maintenant aménagée pour le cyclotourisme Un établissement thermal fonctionnait encore récemment, utilisant de petites quantités de saumure extraites des sources salées sur place ; il est devenu un parc aquatique de bien-être. Un musée allemand du sel installé dans l’ancienne saline retrace le passé glorieux des activités salicoles.
Micheline Huvet-Martinet, septembre 2022
Les photos sont de l’auteur ©mhm
Bibliographie :
C. Higounet, Lunebourg, capitale du sel au moyen-âge, information historique, 1962, n°2, p.47-53
J.-C. Hocquet, Le Sel et le Pouvoir, de l’An Mil à la Révolution française, Albin Michel, 1985.
J.C Hocquet, le sel de l’esclavage à la mondialisation, CNRS éditions, 2019
“La Hanse” L’Histoire n°482, avril 2021
-
12:10
Lübeck et Hambourg, ports majeurs de l’Allemagne du Nord
sur Les cafés géographiquesLes Cafés géo ont emmené un petit groupe de leurs adhérents en Allemagne du Nord dans un voyage centré sur quelques villes qui ont appartenu à la riche Ligue hanséatique entre le XIIIème et le XVIIème s. Belles architectures de briques, œuvres d’art financées par le mécénat des marchands, écluses commandant l’entrée dans le canal de Kiel…Nos visites ont été passionnantes et diverses. C’est ce que rapporte Maryse Verfaillie dans son article.
-
23:51
Une visite au Mémorial du génocide arménien
sur Les cafés géographiquesLes Cafés géographiques ont organisé en juillet 2022 un voyage en Arménie, petit Etat du Caucase dont les relations conflictuelles avec le voisin azerbaïdjanais ont encore provoqué plus d’une centaine de morts ces dernières semaines. L’histoire des Arméniens dont le territoire a longtemps été partagé entre les puissants empires russe et ottoman, est marquée de nombreux épisodes tragiques. Le plus douloureux est sans doute le génocide (terme inventé par le juriste Raphaël Lemkin en 1943) subi en 1915 dans l’Empire ottoman. Les Jeunes Turcs, alors au pouvoir à Istanbul, planifient le massacre puis la déportation de toute la population arménienne, hommes, femmes et enfants, jusque dans le désert syrien où la plupart moururent.
A Erevan le mémorial de Tsitsernakaberd est à la fois un complexe commémoratif dédié aux victimes de ce génocide et une institution académique consacrée aux études sur le génocide en général et le génocide arménien en particulier. C’est la visite de ce lieu émouvant où il repéra un béret de la marine française, qui donna à notre ami Marc Béteille l’idée de ce montage.
Michèle Vignaux, septembre 2022
-
17:34
Le Programme des Cafés Géographiques de Paris Saison 2022-2023
sur Les cafés géographiquesLe programme des Cafés géo de Paris, fixé en ce début de saison, marque la reprise d’un rythme de rencontres mensuelles après la crise sanitaire qui a longuement perturbé nos activités en 2020 et 2021. Il traduit la volonté des responsables de l’association de témoigner de la diversité de la géographie, une discipline qui s’avère très utile pour rendre compte des transformations du monde contemporain. Cela dit, nous n’avons pas invité des intervenants en puisant dans le seul vivier des géographes puisque nous avons obtenu le concours d’un sociologue, de plusieurs historiens et même d’une architecte devenue une importante responsable dans le domaine de l’énergie.
Sans volonté consciente de notre part, ce programme accorde une part notable à l’actualité et à la géopolitique avec des cafés géo évoquant la guerre en Ukraine, les rapports de l’Union européenne avec le monde, l’importance du cyberespace, la géographie militaire. Mais les aspects historiques n’ont pas été négligés pour autant puisque des cafés géo se proposent de réfléchir à l’attitude des géographes français en 1939-1945, aux relations entre Russes et Ukrainiens depuis le Moyen Age et même… aux hivers hollandais du XVIIe siècle ! Enfin, nous n’avons pas hésité à revenir sur des sujets essentiels tels que les cartes qui rencontrent un succès indéniable pour faire comprendre le monde, et le rôle des fleuves dans un monde bouleversé par le changement climatique.
Le programme des Cafés géographiques pour la saison 2022-203 permet de donner un début de réponse à ceux qui se posent certaines questions relatives à la discipline géographique comme celles-ci : qu’est-ce que la géographie ? A quoi sert la géographie ?
Les Cafés Géo au Café de Flore (le mardi de 19h à 21h)- – 6 septembre 2022 : Une présentation du programme du FIG de Saint-Dié sera faite en présence de la presse et des officiels. Elle précédera un café géo sur Amérique latine : des déserts très convoités à l’heure de la mondialisation avec Sébastien Velut (géographe).
- – Le 27 septembre 2022 : Paysages terrestres, paysages célestes avec Martine Tabeaud.
- – Le 18 octobre 2022 : Les géographes français en 1939-1945 avec Marie-Claire Robic (géographe), Jean-Louis Tissier (géographe) et Nicolas Ginsburger (historien).
- – Le 15 novembre 2022 : Russes et Ukrainiens : des frères inégaux ? avec Andreas Kappeler (historien) et Denis Eckert (géographe).
- – Le 13 décembre 2022 : L’Union européenne et le monde avec Michel Foucher (géographe et diplomate).
- – Le 31 janvier 2023 : La Russie : géopolitique et cyberespace avec Kevin Limonier (géographe).
- – Le 14 février 2023 : Les enjeux de la cartographie avec Juliette Morel (géographe) et, sous réserve, Christian Grataloup (géographe).
- – Le 21 mars 2023 : Qu’est-ce que la géographie militaire ? avec Philippe Boulanger (géographe).
- – Le 4 avril 2023 : L’hiver au Siècle d’or hollandais. Art et climat avec Alexis Metzger (géographe).
- – Le 3 octobre 2022 : Que serions-nous sans nos fleuves ? avec Elisabeth Ayrault (ancienne présidente de la Compagnie Nationale du Rhône)
Daniel Oster, 28 août 2022
-
20:47
Le dessin du géographe n°87. Le corps, la ville, la carte …. Une expérience de dessin « poly-sensoriel » au FIG 2021 de St-Dié-des-Vosges
sur Les cafés géographiquesRemarque introductive du Dessin du Géographe
Cet article a été retenu car on peut le classer dans la catégorie des « cartes mentales », auxquelles notre page web s’est déjà intéressée (voir le dessin n°57). Il s’agit du compte rendu d’un exercice de terrain, un TP destiné à tester une méthodologie et une taxonomie en cours de mise au point : une ‘analyse des informations reçues par les sens du chercheur au long d’un parcours géographique, urbain en l’occurrence (dans la ville de Saint-Dié-des-Vosges). Sa traduction graphique repose sur une taxonomie et une légende détaillées qui en font un type de dessin nouveau pour notre publication numérique et intéressant pour le rapport sensible qui s’établit entre le chercheur et l’espace parcouru. Au plan du dessin, l’accumulation des notations sur un fond de carte demande un apprentissage de la légende et court le risque d’une lisibilité difficile dans la superposition des figurés. Il reste ensuite à interroger les formes et les logiques de l’organisation de l’espace qui sous-tendent et produisent ces impressions, afin de comprendre (à cette grande échelle) l’espace vécu tel que défini et analysé par Armand Frémont (à l’échelle de la région).A l’occasion du Festival International de géographie à Saint-Dié-des-Vosges, nous avons conduit un parcours urbain d’une heure trente pour vivre une expérience poly-sensorielle (vue, ouïe, odorat, toucher). Il s’agissait de marcher et de se rendre disponible à l’environnement immédiat. Une vingtaine de participant.e.s devaient au fur et à mesure de la promenade compléter une carte à l’aide d’une sémiologie spécifique. Nous présentons ici quelques réalisations. Elle se situe en continuité et en complément avec le croquis panoramique[1] réalisé à Saint-Dié en 2012 qui n’avait pu explorer les qualités esthétiques ressenties ni la lumière, au contraire de la carte polysensorielle présentée ici.
Cartographier l’espace par le corps : expérience itinéranteCet atelier a consisté à faire vivre aux festivaliers une expérience spatiale et cartographique in situ. Le corps est au centre de l’expérimentation. Les participants sont conduits à évaluer la médiation sensorielle et à prendre ainsi conscience de la dimension corporelle de l’expérience spatiale. L’outil cartographique est mobilisé : il permet la spatialisation de l’engagement du corps, mais également, en s’inspirant de la cartographie sensible (Olmédo, 2016, « Pour une cartographie affective des récits des femmes de Sidi Youssef Ben Ali (Marrakech, Maroc) » in M. Fournier, (sous la dir.). Cartographier les récits, PU Blaise Pascal, Clermont-Ferrand), il peut documenter le rapport aux lieux.
La marche à pied donne accès à une expérimentation directe et immersive, elle est ici plébiscitée comme un moyen d’apprentissage et de production de nouvelles connaissances en sciences sociales (Thomas,2007 : La marche en ville. Une histoire de sens. L’Espace geographique, Tome 36/1) mais également une façon de connaître le monde par le corps (Le Breton, 2020. Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur. Paris: Éditions Métailié). Elle se présente comme une méthode d’investigation.
Cet atelier repose sur l’expérimentation en parallèle de processus sensible et cartographique. Il s’agit d’accompagner, par la carte, l’introspection sensorielle. En effet, se projeter dans l’espace à l’aide de son corps, c’est un impératif pour penser, selon nous, le rapport à l’espace et aux autres.
Cartographie perceptive, sensorielle et émotionnelle : la sémiologie graphique et les résultats
Au début du parcours, une proposition de sémiologie graphique adaptée a été présentée aux participants. Ce format de parcours à pied, assimilable à une expérience spatiale ordinaire, s’adresse également aux enseignants en quête de dispositifs didactiques propices au renouvellement de l’enseignement et de l’apprentissage de la géographie, aussi bien en primaire que dans le secondaire. En effet l’enquête directe sur le terrain s’avère favorable à la découverte des modes d’habiter et des organisations spatiales, des questions qui sont au cœur des géographies scolaires : l’inventaire par le dessin proposé ici est une première étape de l’analyse qui permet de poser de « bonnes » questions de la recherche.Notre dispositif s’appuie sur une sémiologie graphique qui permet de combiner simultanément ou séparément, en fonction des besoins, les perceptions corporelles, les sensations et les émotions. Le processus cartographique envisagé suit la logique suivante : les participant.e.s déterminent le sens corporel sollicité tout en qualifiant son intensité, puis se concentrent sur les sensations associées, enfin une émotion peut également être ajoutée au signe construit. Des mots-clefs sont à disposition afin de mieux retranscrire le ou les ressentis. Nous retrouvons certaines difficultés sémiologiques mentionnées auparavant par Roger Brunet (1980, La composition des modèles dans l’analyse spatiale. L’Espace géographique, 9/4) pour l’analyse spatiale, dans le cas de la chorématique.
Figure 1 : Légende proposée pour la graphie perceptive, sensorielle et émotionnelle
Figure 2 : Tracé et stations du parcours.
Figure 3 : carte de P1[2]
Figure 4 : carte de P2.
Parcours commun, singularisation de l’expérienceParticipant
Iconographie
Hypothèses interprétatives
P1
Plusieurs matériaux sont entremêlés (végétal et minéral en particulier) aux sensations et aux émotions. Les sensations exprimées sont la joie, l’étonnement (skate parc), la peur (carrefour routier).
La vue est sollicitée à trois endroits, le skate parc, l’aire de jeux pour enfants, et la passerelle sur la Meurthe. Beaucoup de sonorités représentées sur les axes routiers, mais également au skate parc et autour du carrefour. Le dénivelé de la butte est mentionné. P2 a ajouté une feuille d’arbre en chemin.P2 semble sensible au toucher, y compris à la rugosité et a mobilisé trois sens au total le toucher, la vue et l’ouïe. Les émotions sont principalement positives. En revanche, les voies routières et le carrefour sont négativement connotés (peur). Il y a une initiative pour collecter des traces paysagères (feuille d’arbre).
P2
Deux émoticônes exprimant le beau à hauteur de la butte et de l’aire de jeux. Le végétal est très présent. L’itinéraire est tracé. Le bien-être est signalé au skate parc, à la chute d’eau et à la passerelle. Trois soleils expriment la joie au skate parc, au jardin Simone Veil et près de la chute d’eau. L’ouïe est mentionnée au skate parc et près des voies de circulation. Enfin le toucher est fortement représenté par les signes de rugosité sur les espaces urbains, associé au minéral. L’ensemble du parcours semble avoir procuré des sensations agréables et positives. On remarque également l’attention portée au relief environnant à une autre échelle (contrairement à la majorité des participants). Une récurrence est notable dans l’appréhension positive du parcours. Certains lieux font l’unanimité auprès des participants : l’aire de jeux, la butte, la chute d’eau. En revanche le skate parc suscite des perceptions et des émotions contrastées. Les perceptions sensorielles ne sont pas toutes mobilisées et pas de la même manière. La vue reste prépondérante, puis vient l’ouïe. Certains participants ont mobilisé le toucher et l’odorat, mais restent minoritaires. De même, le carrefour routier entraîne un jugement plutôt négatif mais pas de manière unanime. Selon les réalisations, des indications toponymiques ont été précisées ou non. Cela révèle le besoin, parfois, de mentionner des points de repère. Un participant a spécifié les catégories d’usagers du skate parc et de l’aire de jeux : respectivement les enfants et les adolescents. La réminiscence, les souvenirs sont parfois apparus. Cela semble jouer un rôle clé, soit positivement, soit négativement selon les expériences de l’espace dans les biographies des individus. Par conséquent, on reconnaît dans ces résultats la singularité de l’expérience spatiale et de la spatialité, propres à chaque participant (Joublot Ferré, « Un kilomètre du jardin à la canopée. Espace vécu et expérience spatiale », L’Information géographique, 2020/3, 84).
La sémiologie a soulevé un certain enthousiasme par son caractère inédit pour représenter l’expérience corporelle et sensible. En revanche, la maitrise de la légende qui a requis l’articulation de trois niveaux différents s’est révélée difficile.
La procédure a été vécue comme plaisante par la majorité, et donnant le sentiment aux participants, d’après leurs propos, de pratiquer de la géographie sur le terrain.
La brièveté du temps imparti (une courte après-midi) à la pratique d’une méthode jusque-là inconnue des participants a certainement limité le résultat des rendus graphiques. On peut cependant en retenir quelques pistes d’amélioration. Du point de vue de la sémiologie, nous pensons apporter les modifications suivantes :
– réduire le nombre de niveaux et de degrés ;
– importer certains symboles topographiques classiques ;
– ajouter les dynamiques et les interactions sociales.
La démarche proposée a permis aux participants d’être des acteurs conscients de l’expérience spatiale, en l’espèce poly-sensorielle. La dimension des interactions sociales a été très importante et mériterait de figurer sur les cartes. Ce dispositif contribue à l’augmentation des compétences spatiales et par conséquent à une forme de capacitation, à l’enrichissement de l’attention et du rapport sensibles au monde.Joublot Ferré Sylvie, Bachmann Julien, géographes formateurs, HEP Lausanne
sylvie.joublot-ferré@hepl.ch , julien.bachmann@hepl.ch
[2] Nous utilisons le code suivant afin de garantir l’anonymat pour nommer les travaux : P1, P2.
-
10:11
L’Arménie, montagne christianisée du Caucase
sur Les cafés géographiquesLe monastère arménien de Khor Virap © Maryse Verfaillie, juin 2022
A l’aube du jour, dans l’air froid et pur de la plaine, le mont Ararat apparaît en majesté, marquant la frontière avec la Turquie. Ne dit-on pas que Noé s’y échoua avec son arche ?
A l’aube de l’histoire, à l’aube du christianisme, gardienne de vieux et précieux manuscrits, l’Arménie fascine.
Montagne magique, parsemée de monastères, c’est un pays de pierre, riche et pauvre à la fois, enclavé dans les hauteurs du Caucase, maintes fois convoité, amputé, mais jamais anéanti. Etat disparu, ressuscité, soviétisé au XXe siècle, c’est un pays indépendant depuis 1991, mais toujours en zone de grande turbulence.
Les Arméniens, perpétuellement en marge des grands empires se sont aujourd’hui constitués en Etat-nation. Un pays qui garde une part de mystère et exerce un attrait impérieux pour le voyageur géographe.? Consulter le dossier en pdf, réalisé par Maryse Verfaillie
-
12:50
L’UKRAINE : de la Nation à l’Etat
sur Les cafés géographiquesDe gauche à droite : J.Faure, J.P Véziant, Ph.de Suremain, H.Jacolin.
Lundi 7 juin, alors que la guerre russe en Ukraine se poursuit depuis plus de trois mois, nous recevons devant une audience attentive, au café de la mairie (75003), dans le prolongement de la présentation de Jean Radvanyi et Cédric Gras ( [https:]] ), trois anciens ambassadeurs de France qui se sont succédé en Ukraine pendant une période cruciale : Philippe de Suremain (2001-05), Jean-Paul Véziant (2004-08), Jacques Faure (2008-2011). Henry Jacolin, organisateur des cafés de géopolitique, lui-même ancien ambassadeur, est le modérateur.
Nos invités ont successivement témoigné de l’état et de l’évolution de l’Ukraine pendant leur mandat, en évoquant leur expérience et quelques souvenirs.
- Philippe de Suremain (PdS) rappelle la situation paradoxale des années 1990 avant sa nomination. Alors que la France avait ouvert, sans conviction, un consulat général à Kiev (sous la pression de l’Allemagne) et l’avait transformé en ambassade après le vote de l’indépendance (déc. 1991), Paris était persuadé que l’Ukraine faisait partie intégrante de la Russie, ne pressentant nullement l’évolution de la situation. Parce qu’il avait déjà eu l’occasion de connaitre l’Ukraine précédemment en tant que secrétaire des affaires étrangères (1969-72) et conseiller à Moscou (1981-85), PdS constate dès son arrivée comme ambassadeur en 2001, le net changement de la situation. Il put alors juger de la pertinence de la recommandation faite par le président de Lituanie au moment de son départ de Vilnius (1996) « Observez bien l’Ukraine, c’est de là que dépend l’avenir de l’Europe ». Il fut le témoin de la Révolution Orange (2004-05) à travers laquelle s’est exprimée la nation ukrainienne tout en construisant un Etat démocratique : la liberté de parole s’affirmait, la presse était diversifiée, la vie politique (bien qu’un peu brouillonne), la vie parlementaire aussi (à la Rada) étaient animées, les élections libres fonctionnaient (malgré les fraudes). C’est alors que les analystes politiques et les opinions publiques européennes découvrirent l’Ukraine en prenant conscience des enjeux géostratégiques de ce pays dont l’extrême diversité (régionale, linguistique, culturelle et religieuse) constitue son identité. PdS illustre cette évolution en citant ce qu’un intellectuel russe lui a alors déclaré : « l’Ukraine est une nation, la Russie n’est qu’un Etat ».
- Jean-Paul Véziant (JPV) arrivé en octobre 2005 a connu sous la présidence de Viktor Iouchtchenko trois premiers ministres. A son arrivée Ioulia Tymochenko venait d’être limogée. Se succédèrent alors Iouriï Iekhanourov et Viktor Ianoukovytch avant le retour en 2007 de Ioulia Tymochenko. JPV retient de cette période la perpétuelle mésentente entre les acteurs du camp orange et la guerre permanente à l’intérieur du pouvoir exécutif, ce qui était parfois difficile à gérer pour les ambassadeurs à Kiev notamment lors de cérémonies ou représentations protocolaires. Trois sujets ont particulièrement occupé son mandat : le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’U.E (resté en suspens), l’entrée dans l’OTAN très soutenue par Président Bush moins par l’opinion publique ukrainienne (réticente à 60%) et par la France et l’Allemagne, les problèmes liés au transport du gaz et son transit à travers l’Ukraine par Gazprom. JPV évoque aussi ses nombreux déplacements en Crimée, notamment pour visiter les écoles françaises et ses échanges amicaux avec les Tatars de Crimée, certains résidant en Ouzbékistan (depuis leur déportation par Staline).
- Jacques Faure rappelle que l’URSS avant son implosion, c’était 300 millions d’habitants et l’Ukraine (en tant que république soviétique de l’Union) c’était 55 millions. Il rappelle aussi en insistant que les engagements juridiques signés par Moscou après la disparition de l’URSS n’ont jamais été respectés. Dès 1991 (création de la Fédération de Russie), puis en 1994 (protocole de Budapest sur les armements nucléaires), en 1997 aussi (partage de la flotte soviétique en mer Noire) la Russie reconnaissait renoncer à la force, garantir le respect, l’intégrité et la souveraineté des ex républiques soviétiques. Ces engagements juridiques, ainsi que sa signature à la charte de Nations Unies ne l’empêchèrent pas d’attaquer la Géorgie en 2008 à l’occasion de manœuvres de l’armée russe et maintenant, dans des conditions similaires d’envahir l’Ukraine. De sa présence à Kiev, JF se souvient particulièrement de l’occasion manquée par Iouchtchenko de s’intéresser à l’U.E. Invité à Paris lors de la présidence française de l’U.E en 2008, des propositions lui sont faites permettant d’activer des politiques pour commencer à réfléchir à des textes juridiques envisageant la négociation d’un rapprochement avec l’U.E. Iouchtchenko, tout accaparé et perdu qu’il était à gérer les querelles intestines au sein de son exécutif (problème déjà évoqué par JPV et confirmés par JF) n’a malheureusement pas pu attacher toute l’attention nécessaire à ces propositions une fois rentré à Kiev.
JF insiste sur la longueur de vie du système communiste bien après la dissolution de l’URSS, ce qui a été un réel handicap notamment en ce qui concerne les habitudes de corruption bien plus développée d’ailleurs en Russie qu’en Ukraine. Pendant la période Eltsine les crédits du FMI et de la banque mondiale alloués pour aider à la reconstruction, ont été massivement détournés sur des comptes en Euros dans les banques occidentales au profit des dirigeants russes. Autre événement intéressant de son mandat : l’élection à la présidence de Viktor Ianoukovytch (battu en 2004) qui a mené ensuite une politique incertaine de balance entre Moscou et Bruxelles, ce qui débouche sur les manifestations pro-européennes de novembre 2013, liées à la décision de Ianoukovytch de ne pas signer les accords d’association à l’U.E au profit d’un accord avec Moscou. La révolution de Maiden (dite de la Dignité) en février 2014 puis la destitution de Ianoukovytch suivront (février 2014). JF n’est alors plus ambassadeur depuis 2011 mais est retourné en Ukraine en tant qu’observateur de l’OSCE pour les élections législatives puis présidentielles qui voient la victoire de Petro Porochenko (2014).
J.F a lui aussi beaucoup voyagé en Crimée, il se rappelle avoir vu Sébastopol pavoisée des drapeaux tant ukrainiens que russes sans tensions insurmontables malgré la présence de groupes nationalistes russes. La ville n’était pas déchirée entre les deux communautés qui cohabitaient en vivant chacune de son côté. JF se souvient du retour dans la liesse à Sébastopol du croiseur Moskva, parti bombarder la Géorgie, sans que son mouvement ait été signifié à Kiev conformément aux engagements de 1997.
JF connait bien aussi, pour y avoir été souvent, le Donbass, cœur minier et industriel de l’URSS puis de l’Ukraine ; ce qui explique l’insistance de Moscou à vouloir récupérer ce territoire. JF dénonce la propagande russe prétendant qu’il y a révolte spontanée de russophones. En fait le Kremlin a envoyé des hommes du FSB (Igor Guikine) pour y fomenter des troubles. Pendant son mandat JF a vu Donetsk, cité minière (actuellement détruite par l’artillerie), modernisée, reconstruite et pimpante avec un aéroport moderne.
JF insiste pour tuer quelques légendes propagées par la propagande russe qui circulent en France :
-La Crimée a toujours été russe : faux. Elle a été ottomane. La Russie y est rentrée par conquête sous Catherine II (1783) pour y mener la colonisation. Odessa a été développée et urbanisée par le Duc de Richelieu nommé gouverneur par le Tsar.
-Les Ukrainiens et les Russes appartiennent à la même population : faux. Il existe une langue et une littérature une culture ukrainiennes dont Taras Chevtchenko (1814-1861) est l’icône. Les Ukrainiens ont comme les Russes subi la férule tsariste puis bolchevique et soviétique, mais ce sont deux peuples de cultures différentes. Voltaire dans son ouvrage sur Charles XII de Suède signalait que l’Ukraine avait toujours eu une forte poussée pour l’indépendance. Etant prise en étau entre deux grands voisins, les Ukrainiens ont toujours dû chercher des protecteurs et nouer des alliances.
Questions de la salle : elles ont été nombreuses parmi lesquelles :
- Qu’en est-il des territoires autrefois austro-hongrois ou roumains ? Comment s’insèrent-ils dans l’Ukraine ? Il s’agit essentiellement de la Bessarabie, de la Ruthénie subcarpathique (Transcarpathie) et de la Galicie : tous ces territoires avec des minorités allemande, slovaque, hongroise, polonaise, roumaine se sont intégrés à l’Ukraine sans difficultés majeures, témoignant du multilinguisme, mal compris de l’extérieur, mais très répandu en Europe centrale. Il y a toujours eu historiquement, des Tsars aux Soviétiques, la volonté russe d’intégrer ces territoires et l’Ukraine en interdisant la pratique de la langue ukrainienne, laquelle est plus proche du polonais que du russe. Les Russes ont toujours méprisé l’ukrainien qu’ils considèrent comme un patois.
- L’Ukraine est-elle bien le « grenier à blé » de l’Europe ? Comment régler le problème des exportations de blé ? Depuis 2016, la Russie est devenue le 1° exportateur mondial de blé, l’Ukraine était avant la guerre au 4° rang. Actuellement, tous les ports ukrainiens de la mer d’Azov sont bloqués ou détruits, les ports de la mer Noire ne fonctionnent plus, le chenal d’Odessa est miné par les Ukrainiens pour éviter un débarquement. La récolte ukrainienne non détruite de 2021 est encore en silos, soit sans doute (?) 70 Millions de tonnes stockées et bloquées. Les seuls convois sortis récemment sont russes à destination de la Syrie où se trouve la base de Lattaquié. Il y a un chantage russe qui annonce que les livraisons se feraient à des « pays amicaux ». Le problème actuel est aussi de savoir si la récolte aura lieu cet été 2022 (des semis ont été faits mais où ??), si elle pourra être stockée et exportée ; ce qui ne pourrait se faire que par voie ferroviaire sachant qu’il faudrait une trentaine de trains pour transporter l’équivalent d’une cargaison par mer (soit environ 65 000t) et que les convois peuvent être la cible des missiles russes. De plus, les écartements des voies du réseau européen et du réseau ukrainien/russe sont différents.
- –Pouvez-vous préciser la/les fonctions du poste d’ambassadeur ? Les ambassadeurs sont des hauts fonctionnaires, diplomates de carrière, recrutés à la sortie de l’ENA ou sur les concours du Quay d’Orsay (le concours d’Orient comporte trois sections : Europe orientale, monde arabe et Extrême Orient ; c’est lui qui fournit au Quay d’Orsay russisants, arabisants, sinisants, japonisants, locuteurs d’hindi et de langues secondaires pour l’Europe orientale) parmi des économistes, des juristes de droit international, des linguistes notamment de l’INALCO. Les ambassadeurs ont une fonction de très haute responsabilité car ils représentent la France à l’étranger, défendent ses intérêts et participent à son rayonnement. Ils ont soumis à une rotation tous les trois à quatre ans pour varier les expériences et les contacts en enrichissant les échanges. S’ils ne parlent pas la langue du pays, il leur faut au moins une culture et une grande curiosité pour le pays d’accueil. Ils doivent surtout s’entourer de collaborateurs qui parlent la langue ainsi que d’interprètes fiables. A noter que malgré les efforts du quai d’Orsay pour recruter des linguistes, il y a pénurie d’arabisants.
- Comment envisager la reconstruction de l’Ukraine ? La reconstruction sera certainement financée largement par l’U.E mais tout dépend de l’issue de la guerre qui passera forcément par une voie négociée Ukraine/Russie. Pour le moment, le dialogue parait bien difficile quand 1/5° du territoire ukrainien est occupé et détruit. Il semble qu’on aille vers un enlisement d’autant que les buts de guerre de la Russie ne sont pas clairs. Le conflit se terminera le jour où Poutine décidera unilatéralement qu’il contrôle militairement suffisamment de territoires. Il s’arrêtera sur une ligne de front en créant, comme sait le faire la Russie, un « conflit gelé ». C’est ce qui a déjà été fait en Ossétie du Nord, en Transnistrie, dans le haut Kahrabakh.Nos intervenants ne croient pas à la volonté de dialogue de Poutine qui redoute de toute évidence les « révolutions de couleur » et considère comme insupportable la construction d’un Etat démocratique en Ukraine qui menacerait la Russie. Que vaut la signature de la Russie qui viole les accords internationaux ? Les accords de Minsk ont été un échec.Le « syndrome ukrainien » aura certainement à terme des conséquences importantes sur la Russie mais entretemps beaucoup de dégâts auront été faits.
- Situation et l’évolution de l’opinion en Russie ? La population russe particulièrement dans les grandes villes n’est pas totalement dupe de la propagande officielle. A l’automne l’impact des sanctions va s’abattre sur la population, surtout la plus déshéritée. Cependant nos intervenants ne croient ni à une révolution de palais car c’est le FSB qui est à la manœuvre, ni à une révolution populaire car il n’y a aucun leader. Poutine n’a pas été capable de tirer parti des ressources surtout humaines de son pays ; il y a perte de matière grise. Plus de 600 000 jeunes Russes éduqués ont quitté la Russie.
- Quelle est l’attitude de la Chine ? En février 2022, Xi et Poutine ont signé un texte globalement totalement anti occidental, vouant aux gémonies les Etats-Unis et l’U.E. Nos intervenants sont pessimistes concernant Taïwan à laquelle la Chine n‘a pas renoncé et qu’elle ne laissera jamais proclamer son indépendance. L’alliance russo-chinoise est très solide. Cependant les désordres de l’économie mondiale liés à la guerre et aux sanctions ont des conséquences importantes en Chine. Xi n’avait pas anticipé l’importance de la réaction occidentale à la guerre russe en Ukraine.
Compte-rendu rédigé par M.Huvet-Martinet, relu par Henry Jacolin.
-
10:17
Le Canal du Midi. Création, abandon, résurrection.
sur Les cafés géographiquesEcluses de Fonseranes © Maryse Verfaillie
L’idée de relier la Méditerranée à l’Atlantique par une voie navigable s’est imposée dès la naissance de l’Empire romain. Ils en ont rêvé, Auguste et bien d’autres après lui, mais ils ont renoncé jusqu’à ce qu’un illustre inconnu, Pierre-Paul Riquet visionnaire de génie, aussi hardi que tenace, ne parvienne à réaliser, sous le règne de Louis XIV une voie d’eau reliant la mer Méditerranée et l’océan Atlantique. Le Canal du Midi et Versailles sont sans conteste les deux chefs-d’œuvre du règne du roi Soleil.
Un rêve millénaireAuguste voulait contrôler la Gaule récemment conquise sans avoir à contourner la péninsule Ibérique et à franchir le périlleux détroit de Gibraltar. Un « chemin d’eau » lui semblait plus facile pour transporter des marchandises et/ou des hommes en armes que les voies terrestres.
Mais le coût était pharaonique et les défis technologiques insurmontables. Charlemagne en a aussi rêvé, puis François Ier, Henri IV…
Le problème majeur consistait dans le franchissement du seuil du Lauragais à 190 mètres d’altitude, ligne de partage des eaux qu’il fallait franchir pour relier le bassin versant de la Garonne aux cours d’eau se jetant dans la mer Méditerranée. Outre le cours des rivières, qu’il fallait régulariser, il fallait aussi creuser des canaux, s’assurer d’une alimentation en eau pérenne, ce qui n’est pas garanti sur le flanc méditerranéen. Mais on pouvait utiliser les cours d’eau venant de la Montagne Noire.
Carte des voies navigables © Editions Ouest-France, 2006
Riquet, un visionnaire écouté par ColbertNé à Béziers vers 1609, fils d’un notaire devenu homme d’affaires fortuné, Pierre-Paul Riquet fit des études médiocres. La notoriété seule de son père lui permit de devenir fermier général du Languedoc. Il obtint ensuite la charge très lucrative de manutentionnaire des armées du roi de Catalogne. A son tour, il fut riche, se fit construire un beau château (sur 150 hectares de terrain) y installa femme et enfants. Le château s’appelait Bonrepos, mais de repos il n’en connut guère. Une seule ambition le taraudait : il voulait acquérir un titre de noblesse et pour cela il fallait l’obtenir du monarque. Il mit toute sa fortune dans le projet, endetta toute sa famille et la mort le prit par surprise en 1680, alors que la construction du canal était presque achevée.
Un jour de 1662, Pierre-Paul Riquet présente à Colbert un mémoire pour « l’établissement du Canal ». Il y avait travaillé pendant quinze ans et même testé en son château les creusements de rigoles, aqueducs, bassins… qui devaient permettre sa réalisation. Pendant quatre ans, les conseillers du roi le mirent à l’épreuve. Riquet finança le tout sur ses fonds propres.
Le canal du Midi relie Toulouse à l’étang de Thau : 1667-1681Le chantier a comporté 3 tronçons réalisés en même temps :
– de Toulouse à Trèbes, le canal se déroulait sur 100 km, en partie le long de la Garonne
– le deuxième tronçon était le plus difficile à réaliser car il fallait commencer par creuser un lac artificiel : ce fut le lac de Saint-Ferréol et un barrage de retenue afin d’avoir l’eau pérenne pour l’alimentation du canal. Six années furent nécessaires et un millier d’ouvriers. En son temps considéré comme « la huitième merveille du monde, il est aujourd’hui classé au Patrimoine mondial de l’humanité. Une succession d’écluses (dont celles de Fonseranes), devait permettre l’abaissement du canal jusqu’au niveau de la mer.
– enfin, à l’arrivée, il fallait construire un port sur la mer Méditerranée : ce fut le port de Sète.Au total cette merveille, longue de 240 km compte : 350 ouvrages d’art dont 126 ponts, 55 aqueducs, 6 barrages, 7 ponts-canaux et 63 écluses !
Ecluses ovales de Fonseranes © Maryse Verfaillie
Qui a inventé l’écluse ? C’est Riquet… non, c’est Léonard de Vinci, qui à l’extrême fin du XVe siècle a aménagé des canaux en Italie du Nord ! Mais les écluses de Léonard étaient rectilignes, celles de Pierre-Paul Riquet, nettement plus sophistiquées, souvent de forme ovoïde (comme celles de Fonseranes) et construites en pierre de taille. Donc plus belles et plus résistantes à la pression de l’eau.
Les écluses de Fonseranes sont classées Monument Historique depuis 1996. Riquet avait baptisé le site, « escalier de Neptune ». Les 8 bassins en escalier permettent de franchir en 300 mètres seulement une dénivellation de 21,50 mètres. Elles fonctionnent sans interruption depuis 340 ans. L’ancienne maison du coche d’eau est devenue l’Office du tourisme qui propose une salle de scénovision sur l’histoire du canal. A ses côtés, un restaurant panoramique offre une vue imprenable sur la cathédrale de Béziers.
Remarque : ne pas confondre le Canal du Midi avec le Canal des Deux-Mers : ensemble de voies d’eau constitué par le canal du Midi, le canal de Brienne, le canal de jonction, le canal de la Robine et le canal latéral à la Garonne.
Une course d’obstaclesLe génie de Riquet lui a permis de résoudre toutes les difficultés techniques, mais pas les difficultés financières, puisqu’il mourut très endetté.
Le génie de Riquet est aussi celui d’un organisateur hors pair de ses chantiers, qu’il parcourt inlassablement. On comptera jusqu’à 12 000 ouvriers, hommes, femmes, jeunes ou vieux.
La main d’œuvre paysanne était saisonnière, elle ne venait que lorsque les travaux des champs ne la retenaient pas. On misa donc sur des ouvriers répartis en sections presque militaires et effectuant un travail rationalisé à l’extrême. Pour les fidéliser, Riquet accepta de leur fournir une paye mensualisée, des congés payés et des congés maladie. Autant d’avantages inconnus à l’époque. Riquet était un homme d’affaires et savait qu’un ouvrier bien traité est productif !
Il lui fallut aussi faire face à de nombreuses cabales, celles d’hommes envieux ou d’édiles acceptant ou refusant le passage d’un canal, d’un tunnel, d’une écluse. Heureusement que Colbert lui resta fidèle.
Vauban va poursuivre l’œuvre de Riquet et réaliser le Système des Deux Mers.Les héritiers de Riquet, ses deux fils, vont d’abord payer les dettes de Pierre-Paul Riquet, réussir à se faire anoblir et donc réaliser le rêve du père puis obtenir l’appui de Vauban, le Commissaire des fortifications du Royaume.
C’est à Colbert que l’on doit la construction des voies d’eau du canal de Brienne, le canal de jonction, le canal de la Robine et le canal latéral à la Garonne.
Le canal de Brienne s’achève à Toulouse : il est très court mais permet de contourner la chaussée de Bazacle, l’un des plus mauvais obstacles du fleuve dans la traversée de la ville.
Plus tard, en 1808, la liaison entre Sète et le Rhône est achevée, soit 97 km de plus pour le réseau.
Riquet avait mis 14 ans pour réaliser le Canal du Midi, long de 240 km, au XVIIe siècle. Il aura fallu 2 siècles pour réaliser les 193 km supplémentaires au XIXe siècle.
Les aléas économiques du Canal des Deux mers.Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le transport de marchandises rapporte beaucoup d’argent aux héritiers de Colbert. Des bateaux de mer le parcourent pour éviter le contournement par Gibraltar, mais aussi et surtout des embarcations conçues spécialement pour la navigation sur les canaux, halées par des hommes et des chevaux. De Toulouse à Sète il fallait environ 8 jours pour le transport des matériaux de construction, des céréales, des vins, etc. A l’apogée du trafic près de 250 barques sillonnaient le canal.
Pour les voyageurs, des « voitures de poste » de plus en plus confortables furent construites. Elles s’arrêtaient pour les repas et pour la nuit.
Ironie de l’histoire, c’est au moment où le système devient complet et rentable (110 millions de tonnes annuelles et 30 000 voyageurs) que l’essor du chemin de fer va le rendre obsolète.
Ironie de l’histoire encore, c’est Napoléon III qui confie en 1858 et pour une durée de 40 ans, la gestion du canal à son plus dangereux ennemi : la Compagnie des Chemins de fer du Midi !
Au terme du contrat, le canal est nationalisé. Sa gestion est aujourd’hui confiée à l’administration de Voies navigables de France.
De la batellerie au tourisme fluvialEn 1989, la dernière péniche commerciale du canal du Midi effectuait son ultime trajet. Le canal restait utilisé pour l’irrigation de 24 000 ha, mais il était menacé d’abandon.
Le salut est venu de la vogue du tourisme fluvial dont le succès va grandissant depuis les années 1960. Actuellement, plus de 100 000 touristes dont la moitié sont des étrangers empruntent un réseau des voies d’eau reliant Bordeaux à Arles.
Les chemins de halage sont devenus « Sentier botanique » bordé par 24 espèces végétales, aussi variées que remarquables. Ils sont parcourus par des randonneurs, des cyclistes, des touristes venus admirer les œuvres d’art majeures que sont les écluses, droites, ovales ou rondes, etc. Une ombre au tableau : les platanes sont malades. En 2006, 42 000 platanes bordaient le canal, mais la maladie du chancre coloré les décime aujourd’hui sans pitié. Tous malades, ils devront être remplacés.
La cathédrale de Béziers aperçue depuis Fonseranes © Maryse Verfaillie
Si Pierre-Paul Riquet et ses fils nous écoutent ou nous lisent d’outre-tombe, ils savent qu’aujourd’hui leur génie, leur folie, leurs noms sont connus et reconnus.
Bibliographie :
René Gast, Le canal du Midi. Histoire d’un chef-d’œuvre. Editions Ouest-France, 2006.
Maryse Verfaillie, mai 2022
-
12:24
AIMÉ CÉSAIRE, CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL, 1947
sur Les cafés géographiques
N.B : toutes les indications de pages sont dans l’édition Présence Africaine de 1983.Écrit par Aimé Césaire, en 1947, le Cahier d’un retour au pays natal fait œuvre de monument quant à la représentation d’une réalité sociale et culturelle très forte aux yeux de ce dernier. Aimé Césaire, né en 1913 et mort en 2008, est un écrivain et homme politique français. Il écrit son ouvrage au cours de l’été 1935, pendant un séjour en Dalmatie ; ce qui lui rappelle sa Martinique natale. Il est un représentant du mouvement littéraire de la négritude[1]. Outre une dimension littéraire, son discours, en vers libre, met en exergue l’ampleur du désastre économique et culturel qu’engendre le colonialisme au sein de la Martinique. Il s’insurge contre les discriminations, la misère, la violence et le délabrement que connaît cet espace. Son recueil marque la naissance d’une nouvelle expression poétique caribéenne, sous le chantre d’un poète qui s’autoproclame porte-parole de cette lutte à visée universelle. Il présente, en effet, la négritude comme un appel à la révolte après des siècles de soumissions à une puissance coloniale, ici la France. Cette œuvre littéraire peut être considérée comme un point de départ de la négritude que l’auteur poursuivra dans d’autres œuvres[2]. Dans cet ouvrage, le poète revient sur les premières années de sa vie, marquées par la misère et la corruption. Il écrit donc sur les bases de ses souvenirs pour y dénoncer les dures réalités sociales ainsi que la diversité culturelle qui y règnent. Il semble écartelé entre deux cultures : Européenne et Noire. La relation qu’il dégage de son enfance est ambiguë : on ne sait pas s’il évoque un malaise ou une sorte de nostalgie. En réalité, il n’est pas possible de diviser le Cahier en différentes parties puisqu’il est la retranscription des impressions du poète par rapport à sa région natale. Toutefois, les thématiques sont diverses, se conjuguant entre elles, et il est possible d’en noter certaines comme la révolte, l’indignation, l’abjection de la condition sociale, la révolte raciale, etc. Le but, c’est la prise de conscience par les Martiniquais de leur identité noire, autrement dit d’une affirmation sociale et culturelle en Martinique face au colonisateur occidental. Toutefois, sous couvert d’une verve lyrique c’est bien une perspective géographique qui peut être entrevue par l’ouvrage d’Aimé Césaire.
Ce faisant, comment le Cahier met-il en lumière les stigmates d’un espace géographique sous tension culturellement et socialement ?***
1) La représentation multi-scalaire d’un espace en marge.
« Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil. » [p.08]L’auteur décrit la réalité d’un espace géographique, à la fin des années 1930, marquée par une aliénation culturelle profonde de l’espace géographique, tout en rappelant le désespoir de la population antillaise qui peut s’entrevoir avec les références à la faim, aux maladies (la petite vérole), à la fragilité, à la laideur (« la hideur désertée de vos plaies »).
L’auteur commence par évoquer les aménités géographiques caractéristiques de la Martinique, soit le « Volcan », c’est-à-dire la Montagne Pelée ; « l’eau » avec la mer des Caraïbes et l’Atlantique qui bordent tout le pourtour de l’île ; le « soleil » puisqu’il s’agit d’un espace tropical et qu’il fait partie de l’image présentée en Occident ; ou encore les phénomènes climatiques comme les « cyclones ».
Aimé Césaire mène aussi une approche multi-scalaire, en partant du régional, avec un point de vue métropolitain (« cette foule désolée sous le soleil » p.10) sur l’île de la Martinique ; en passant par le local (« depuis Trinité jusqu’à Grand-Rivière » p.14, « cette ville plate – étalée ») afin de mettre en exergue la difficulté de vie de ces populations. Cette approche s’exerce aussi à très grande échelle grâce à l’évocation de la rue de la Paille, à partir de la page 19, avec les « maisons pataudes » qui entourent cette dernière. Le poète opère donc un zoom progressif sur les différents espaces de l’île pour rendre compte des différents phénomènes et les décrire avec le plus de précision possible sur un ton pathétique, voire tragique : « les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée. »
Après lecture de ce texte, on se rend compte que plus l’échelle est grande, plus l’espace géographique se marque par un délabrement, tendant à dénoncer, en filigrane, des réalités sociales et culturelles importantes. En effet, la rue de la Paille illustre, avec virtuosité, l’image de la Martinique selon les Européens que souhaite dénoncer l’auteur :
« Tout le monde-là méprise la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage et la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer. » [p.19]Outre la référence à la fureur de la mer, et donc aux contraintes (aléas et danger) de l’île, c’est bien de la dévastation de l’île que l’auteur entend parler grâce à un vocabulaire de la dénonciation (« honte »). L’auteur en fait une représentation géographique : « rue très étroite », « un appendice dégoûtant comme les parties honteuses du bourg qui étend à gauche et à droite […] la houle grise de ses toits d’essentes ».
Selon l’auteur, la Martinique est aussi un espace géographique en danger puisqu’elle doit faire face à la mer qui tend de plus en plus à la détruire « à force de la mordre elle finira par la dévorer […] la rue Paille ». Ainsi, Aimé Césaire souhaite souligner la saleté, la souillure, de cet espace grâce à l’évocation des déchets, des cadavres d’animaux, etc. La représentation qui en est faite la rapproche davantage de celle d’une déchetterie plutôt que celle d’un lieu de vie.
Cette présentation géographique de la Martinique, sur un ton pathétique, sous-entend non pas une présentation des réalités spatiales mais davantage une dénonciation par l’auteur des préjugés européens quant à cet espace.
Il s’agit donc d’une aliénation de cet espace géographique sous la coupe française que l’auteur présente. Il est clair que la Martinique, de la première moitié du XXe siècle, n’est pas fidèle à la réalité décrite dans le poème puisque ce dernier ne traduit, en réalité, que l’état de choc d’un auteur dépassé par l’ampleur des préjugés européens qui tendent à déposséder l’espace de toute sa contenance.
Ce qu’Aimé Césaire revendique, ce n’est pas une victimisation de l’espace martiniquais ni même une résignation mais, au contraire, une prise de conscience de l’oppression coloniale exercée sur l’espace (« Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre » ; « Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace »).
*
2) Marqué par un assujettissement culturel et social de la population locale.
« Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil, ne participant à rien de ce qui s’exprime, s’affirme, se libère au grand jour de cette terre sienne. Ni à l’impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au conquistador. Ni à ce mépris, ni à cette liberté, ni à cette audace. » [p.10]A l’image de la description géographique, la représentation sociale de la population est, elle-aussi, faîte sur un ton pathétique, voire tragique (« cette foule désolée »). Aimé Césaire y mêle aussi des références racistes (« négraille », « négrillon », « vaurien », « risibles ») mêlées avec l’héritage de la colonisation (« libérateur »). Ces images renvoient à l’image du colonisateur et à la notion, diffusée depuis l’époque moderne, justifiant le fait que la colonisation se fait pour libérer les populations locales et leur transmettre les codes occidentaux (phénomène d’acculturation). Le poète démontre donc que la colonisation opère une modification des codes culturels et sociaux sur l’espace géographique considéré.
En effet, ce poème démontre que la situation martiniquaise est en proie à une aliénation culturelle en provenance de France (la métropole coloniale : « Parce que nous vous haïssons vous et votre raison »). Aimé Césaire se fait ainsi le chantre des Martiniquais dépossédés culturellement par la France (« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » ; « c’est pour vous que je parlerais »).
L’assujettissement culturel peut se voir par la dénomination utilisée, en effet la caractérisation de la population locale se fait par des termes comme « foule », un terme neutre, indéfini, qui ne leur offre pas une identité fixe, marqueur d’une absence de cohésion sociale (« cette foule qui ne se mêle pas […] cette foule qui ne sait pas faire foule »). Il use aussi d’un vocable péjoratif comme le démontre l’utilisation du terme « morne » (« le morne au sabot inquiète et docile » ; « le morne accroupi devant la boulimie aux aguets de foudres et de moulins, lentement vomissant ses fatigues d’hommes ») mais aussi « hanneton » qui place la population du côté des animaux, des insectes.
De ce fait, la description faite de la culture martiniquaise montre qu’elle se définit à l’inverse de celle existante en France hexagonale :
« l’échouage hétéroclite, les puanteurs exacerbées de la corruption, les sodomies monstrueuses de l’hostie et du victimaire, les coltis infranchissables du préjugé et de la sottise, les prostitutions, les hypocrisies, les lubricités, les trahisons, les mensonges, les faux, les concussions — l’essoufflement des lâchetés insuffisantes, […] les avidités, les hystéries, les perversions, les arlequinades de la misère, les estropiements, les prurits, les urticaires, les hamacs tièdes de la dégénérescence. Ici la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges, le poison sans alexitère connu, les sanies de plaies bien antiques, les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles. » [p.12]Cette longue énumération permet ainsi d’illustrer la caractérisation de cette population, sur un ton dépréciatif (« avidités», « dégénérescence », etc.). L’objectif est de montrer la misère mais aussi que cet espace se définit par le vice et le malin : « mensonges », « faux », « perversions », etc. C’est donc un espace qu’il est nécessaire d’éviter. Toutefois, l’auteur, par sa manière d’écrire, inculpe aussi la faute de la population locale qui accepte sa position de victime face à l’oppresseur colonial.
Cette passivité populaire justifie l’absence d’unité culturelle au profit d’une culture occidentale très largement évoquée tout au long du poème : « instituteur » (issu du processus d’acculturation coloniale), « Noël » (fête religieuse importée d’Occident et issue du calendrier liturgique).
Aimé Césaire s’attèle donc à décrire une réalité sociale dans son ouvrage. La population y est présentée de façon animalisée (« hanneton ») habitant dans des lieux dépouillés, sales, délabrés :
« la carcasse de bois comiquement juchée sur de minuscules pattes de ciment que j’appelle « notre maison », sa coiffure de tôle ondulant au soleil comme une peau qui sèche, la salle à manger, le plancher grossier où luisent des têtes de clous, les solives de sapin et d’ombre qui courent au plafond, les chaises de paille fantomales, la lumière grise de la lampe, celle vernissée et rapide des cancrelats qui bourdonne à faire mal… » [pp.13-14]La description reflète donc l’idée d’un bidonville : « tôle ondulant », « plancher grossier », « chaises de paille », où tous les matériaux seraient récupérés d’endroits divers. Par cette description, l’auteur renvoie là encore à la condition d’une population qui manque de moyens et de ressources, lui permettant ainsi de poursuivre son réquisitoire contre la métropole (« nous vous haïssons vous et votre raison », « Je ne m’accommode pas de vous ! »). En effet, cette dernière tyrannise et exploite les « sous-hommes ». Il s’agit donc une mise à nu de la barbarie coloniale opérée par les Français et qui se constate sur la population locale.
3) Un plaidoyer en faveur d’une unicité culturelle et sociale
« Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé »Après un propos sous le signe de la dichotomie, entre d’un côté des Européens racistes et des Martiniquais soumis à une aliénation culturelle, Aimé Césaire s’attelle à formuler un discours en faveur d’une unicité culturelle et sociale au sein de l’espace martiniquais. C’est le sens de la citation ci-dessus : « je ne suis pas différent de vous ». Pour l’auteur, il est nécessaire de dépasser les préjugés : « ne faites pas attention à ma peau noire ».
« Je dis hurrah ! La vieille négritude/progressivement se cadavérise/l’horizon se défait, recule et s’élargit/et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe »
Toutefois, il est important de noter que cette unicité ne se fait pas au détriment de sa condition ethnique : « aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force » auquel il ajoute, par ailleurs, « J’accepte […] ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier ». Ainsi les différentes ethnies (« race ») sont toutes placées sur un pied d’égalité.
Aimé Césaire prône donc une pluralité culturelle du monde : « nos multicolores puretés ». Cette idée est renforcée par l’utilisation du terme « fraternité » qui démontre une forme de proximité, d’harmonie, entre les différents groupes sociaux qui vivent en Martinique.
Dans la continuité il prône une affirmation culturelle de la population martiniquaise, grâce à la revendication de ses origines noires : « Eia pour le Kaïlcédrat royal ! / Eia pour ceux qui n’ont rien inventé / Pour ceux qui n’ont jamais rien exploré / Pour ceux qui n’ont jamais rien dompté ». Il apparaît donc qu’Aimé Césaire use des préconçus racistes occidentaux pour élevés la culture martiniquaise au rang des autres grandes cultures. Il s’agit, en somme, pour l’auteur de partir du point de vue étranger pour affirmer sa propre culture.
Le Cahier démontre donc une situation transitoire puisqu’on passe d’une société raciale : « la négraille assise […] debout dans la cale/debout dans les cabines/debout sur le pont/debout dans le vent/debout sous le soleil/debout dans le sang » (comme le démontre cette référence à l’ère coloniale) à une société post-raciale (ou a-raciale) : « Eia pour la joie/Eia pour l’amour/Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées. ». On est donc dans une société qui se trouve du côté de l’allégresse, de la fête et non dans le prolongement d’une dichotomie identitaire.C’est en cela que l’évolution culturelle de la Martinique peut avoir lieu puisque le concept de « négrier », « négraille », disparait au profit d’une absence de catégorisation. Cela est sensiblement visible par l’emploi du pronom personnel « nous » pour symboliser cette union entre les groupes sociaux : « la négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté ».
Cette observation se confirme aussi du point de vue temporel puisque la population passe « du petit matin » au début du texte, à la lumière pleine et absolue : « mer cliquetante de midi », « le soleil », etc. Elle passe donc de l’ombre à la lumière.***
En définitive, on voit bien toute la dimension géographique qui figure dans le Cahier d’un retour au pays natal. L’auteur y présente un territoire et une population sous les stigmates d’une vision coloniale européenne qui annihile toute appartenance identitaire, sociale et culturelle. C’est sous la voix de l’auteur que la condition de la Martinique (et des Martiniquais) connait un essor. En effet, s’il critique ouvertement les Européens tout au long de ce poème, il dépasse la dichotomie sociale et culturelle. Pour lui il est nécessaire que la Martinique dépasse cette opposition culturelle et sociale au profit d’une unité entre les populations sans pour autant oublier cet héritage de la colonisation. C’est en cela que le territoire (et plus largement la population) pourra s’émanciper, évoluer, se développer. L’œuvre d’Aimé Césaire est donc, avant tout, un marqueur identitaire au profit d’une région culturellement et socialement instable du fait de l’héritage historique.
Théo Roussel
juin 2022
Bibliographie :
Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. Présence Africaine, 2008.
—. Discours sur le colonialisme. Présence Africaine, 2008.
Jessica Z. Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (Fiche de lecture). Fiches de lecture, 2014.
Lauvergnat-Gagnière, Christiane, et Daniel Bergez. Précis de littérature française. Armand Colin, 2007.[1] La négritude correspond à l’ensemble des valeurs propres aux cultures et civilisations des peuples de race noire. (Source : CNRTL) Elle est particulièrement présente chez Aimé Césaire (voir Discours sur la Négritude. Présence Africaine. 2004) ou encore chez Leopold Sédar Senghor.
[2] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme. Présence Africaine. 1955.
-
11:37
Prix du Livre de Géographie des Lycéens et Etudiants
sur Les cafés géographiquesCréé en 2020, le Prix du Livre de Géographie des Lycéens et Etudiants récompense un ouvrage de géographie qui s’adresse notamment au public des lycéens et des étudiants en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) et à l’Université. Ce sont des lycéens et étudiants encadrés par un enseignant qui votent chaque année pour désigner le livre lauréat.
L’association des Cafés Géographiques qui soutient cette belle initiative est heureuse d’annoncer le résultat du Prix 2022. Il s’agit de l’ouvrage de Camille Schmoll Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée (éditions La Découverte, 2020). Et cela d’autant plus que nous avons eu le privilège d’un entretien exclusif avec Camille Schmoll au sujet de ce beau livre. Cet entretien a été publié sur notre site et peut être suivi dans la rubrique « Les vidéos » (Les Cafés Géo » Visioconférence n°4 : Camille Schmoll parle des migrations féminines en Méditerranée (cafe-geo.net).
-
22:56
Le tourisme mémoriel de l’esclavage dans la métropole de Limbé-Bimbia (Cameroun anglophone)
sur Les cafés géographiquesIntroductionLa ville de Limbé et le port négrier de Bimbia, localisés sur les côtes septentrionales du Cameroun, appartiennent au golfe du Biafra (Document 1). Limbé possède un site de baie remarquable, protégé par des îles volcaniques, situées à 500m du rivage. Cette cité est la principale ville anglophone du Cameroun par sa démographie (110 000 habitants). Elle s’appuie sur des aménités touristiques complémentaires entre elles : balnéaires, de montagne (randonnées, ascensions, sur et autour du volcan du Mont Cameroun), patrimoine architectural colonial allemand et anglais. Les rivages de sa baie servent également de plages aux habitants de Douala, située à 60 km plus au sud. Mais, cette destination touristique, en forte baisse de fréquentation, est pénalisée par la guerre civile, commencée en 2016, dans les régions sécessionnistes anglophones qui la jouxtent.
Une nouvelle ressource touristique prometteuse concerne le tourisme mémoriel de la traite esclavagiste. Elle s’incarne par la future mise en tourisme du site négrier de Bimbia situé à 10 km au sud de Limbé. Le gouvernement central qui qualifie ce lieu de « Gorée du Cameroun » souhaite obtenir son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. Bimbia, à partir du XVIe siècle, fut le seul port de dépôt d’esclaves sur les côtes camerounaises, les deux autres sites négriers du pays, ayant seulement servi de ports d’escale. L’ouverture au tourisme mémoriel se fera au moyen d’une plus grande conscientisation des Camerounais, en particulier de sa classe moyenne, à la mémoire partagée entre l’Afrique et l’Europe, de la colonisation et de l’esclavagisme.
Le Cameroun, n’est pas encore identifié par les touristes de mémoire internationaux (afro-descendants, afro-Américains, européens, nord-américains, asiatiques, etc.), comme une destination mémorielle majeure. D’autres nations valorisent, depuis des décennies, leurs sites mémoriels, portés par une importante notoriété internationale : Gorée au Sénégal, île Kunta Kinteh (ou île Saint-James) en Gambie, les forts et châteaux du Ghana, Ouidah au Bénin (Rieucau, 2019). Le Cameroun peut à la fois s’appuyer sur l’expérience de ces pays, mais devra également faire face à leur très forte concurrence.
La région de Limbé et de Bimbia est fortement freinée, dans sa fréquentation touristique, dans le développement de ses projets mémoriels, par les affrontements entre communautés ethno-linguistiques, se déroulant dans la partie anglophone du pays. Au sud-ouest du pays, dans les deux régions anglophones, une partie de la population soutient les mouvements sécessionnistes, se réclamant d’un État indépendant, mais virtuel, l’Ambazonie. Ce conflit crée une insécurité permanente dans les villes situées autour du Mont Cameroun.
La ville de Limbé borde la baie éponyme, successivement appelée baie d’Ambaz (Amboise en français) par les Portugais, puis baie de Victoria par les Anglais. Vers le large, de petites îles volcaniques (Nicholls, Ndame, Mondoni), barrent l’horizon marin. Elles sont recouvertes d’une forêt dense, refuge de chimpanzés, de serpents et de reptiles, que les visiteurs peuvent découvrir toute l’année. D’autre part, la cité est bâtie sur le flanc occidental du volcan du Mont Cameroun.
En bordure de l’océan Atlantique, les touristes peuvent déambuler sur le front de mer, matérialisé par une promenade, qui fait alterner guinguettes de plage et pirogues hissées sur la grève volcanique de couleur sombre (Document 2). Ce déambulatoire est ponctué de marqueurs coloniaux (bustes, effigies, micro-monuments), représentant les premiers colonisateurs et missionnaires.
Les bains de mer sont possibles sur les nombreuses plages de la ville, mais s’effectuent principalement dans les piscines des hôtels (Seme Beach Hotel, Coastal Marina Beach, etc.). La température de l’air, est favorable aux loisirs balnéaires (températures annuelles comprises entre 25° et 30°), mais les 2 500 mm de pluie reçus chaque année, couplés avec 82,5% d’humidité relative, créent une moiteur permanente qui indispose certains touristes américains et européens.
Figure 2 Promenade du front de mer à Limbé
J. Rieucau, février 2020Limbé concentre un patrimoine colonial allemand et anglais, qui remonte à sa création à la fin du XIXe siècle. L’urbanité de nature britannique, en raison de l’usage de la langue anglaise, de la présence de bars à bière, de salons de thé, est très prégnante.
La ville est créée en 1857, sous le nom de Victoria, en l’honneur de la souveraine britannique éponyme, par le missionnaire baptiste anglais Alfred Saker (1814-1880). Ce religieux fait construire une église baptiste, une école, un hôpital. Son action concourt à marquer la ville d’une forte tradition baptiste, renforcée par l’ouverture, en 1962, du Saker Baptist College Limbe.
En 1859, un traité est signé entre Alfred Saker et le roi William I de Bimbia. Il stipule la vente de la ville de Victoria et des îles adjacentes, à la reine Victoria. Une stèle représentant ce missionnaire est en bonne place sur le front de mer (Document 3). Enfin, la ville, nommée Victoria durant 120 ans, devient Limbé en 1982, nom dérivé de la rivière qui la traverse.
Figure 3 Stèle de Alfred Saker, fondateur de la ville de Victoria, future Limbé
J. Rieucau, février 2020Limbé conserve également l’empreinte de la colonisation allemande. Un quartier allemand existe toujours. Les Allemands qui ne furent pas les premiers découvreurs de la ville seront par contre, les premiers colonisateurs de l’ensemble du Cameroun, sur lequel ils établissent en 1884, un protectorat nommé Kamerun. La colonisation allemande se développe à partir de la côte, par l’établissement de liens politiques (pacte germano-douala), entre des commerçants allemands et l’ethnie des Douala. Les Allemands étendent progressivement leur contrôle sur l’ensemble du Cameroun. Ils aménagent des routes, des voies ferrées, le port de Douala, construisent des écoles, bâtissent des hôpitaux, établissent de vastes plantations de palmiers à huile.
Les Allemands fixent ensuite leur capitale à Buéa, de 1901 à 1909, située à une trentaine de kilomètres de Limbé. Elle abrite, encore de nos jours, le palais du gouverneur Von Puttkamer. Elle est bâtie sur les flancs du Mont Cameroun, au climat moins humide que sur la côte. Cette ville sera ensuite abandonnée, au profit de Yaoundé, qui deviendra la nouvelle capitale du pays. La fin de la Première Guerre mondiale entraîne l’éviction de l’Allemagne des affaires du continent africain. En 1919 (traité de Versailles), ils perdent leur protectorat du Cameroun, et l’ensemble de leurs colonies africaines, qui passent sous contrôle anglais, français et belge.
Limbé est également un port de pêche qui exporte une partie de ses productions halieutiques vers le Nigeria voisin. Les visiteurs apprécient la maritimité de cette ville, fondée sur la présence de la flotte de pêche piroguière, dont les couleurs, les proverbes et dictons, peints sur les coques, attirent les touristes (Document 4). À Limbé, sur les pirogues, ce sont surtout les proverbes religieux, principalement inscrits en anglais, sur les flancs des embarcations, qui retiennent l’attention des visiteurs. Plusieurs formules religieuses sont en lien avec les religions du livre : « Dieu est grand », « God’s time is the best », « Psalms », « One spirit », « Thank you Jesus », « Synagogue ». Ces embarcations artisanales constituent un patrimoine maritime recherché, ainsi qu’une ressource touristique valorisable (proues, formes des embarcations, courses nautiques).
Figure 4 Ramendage des filets et formules pieuses sur les coques des pirogues
Le tourisme mémoriel à Bimbia
J. Rieucau, février 2020Le retard du Cameroun dans la mise en mémoire de l’esclavagisme
En 2020, se produit, dans le monde occidental, à la suite des États-Unis, chez les minorités afro-descendantes, une résurgence de la mémoire de l’esclavagisme, faisant suite à une période de relative mise en sommeil. En 2020, la séquence protestataire américaine, liée au mouvement Black Lives Matter, trouve un écho contrasté dans les pays africains, dont le Cameroun. Les sociétés africaines subsahariennes, inégalement engagées dans la conscientisation de leur passé colonial, en fonction de leurs propres logiques mémorielles, ont donné peu d’écho, à ces mouvements de protestation anti-esclavagistes, déclenchés hors de leur continent.
Au Cameroun la prise de conscience du fait colonial et de l’esclavagisme, sa mise en mémoire, sa patrimonialisation, la sauvegarde de ses vestiges, puis enfin son appropriation par le pays et sa société, sont en retard sur les processus à l’œuvre depuis plusieurs décennies, dans les États de l’Afrique de l’Ouest. Le Cameroun, peu doté en sites esclavagistes, entame seulement sa prise de conscience de l’histoire de la traite négrière sur son sol. Des raisons historiques et géographiques sont largement à l’origine de ce retard. Elles résident dans la présence de ports négriers (Bimbia, Rio del Rey sur la péninsule de Bakassi, Campo) situés en périphérie du pays ou bien en dehors du territoire national actuel (Calabar au Nigeria) (Document 1). D’autre part, l’absence d’une femme ou d’un homme, leader d’opinion, figure camerounaise forte, incarnant les questions de la mémoire de l’esclavagisme, a longtemps retardé le travail de mémoire national sur ces questions.
Bimbia, site esclavagiste côtier (XVIe-XIXe)
À partir du XVIe siècle, la colonisation européenne tend à privilégier les sociétés et ethnies littorales, pour la recherche et le commerce d’esclaves (Coquery-Vidrovitch, Mesnard, 2019). Bimbia, dès le XVIe siècle, grâce à ses ethnies et chefferies esclavagistes, devient un lieu côtier, de transit, de stockage et d’embarquement d’esclaves.
Bimbia est situé dans la baie d’Amboise, appelée aujourd’hui baie de Limbé. Des chroniques portugaises évoquent, en 1529, la baie d’Amboz (Amboise) et fermant celle-ci, vers le large, l’île Nicholls. Cette île, distante de la côte, de seulement 600 m, est dotée d’un port d’un tirant d’eau de 6 mètres. Il accueillait les navires esclavagistes hollandais et anglais, et des piroguiers de l’ethnie isubu venus de Bimbia.
Les pirogues africaines, à l’époque coloniale, permettaient de gagner la haute mer depuis le rivage, afin d’éviter aux navires à voile des négriers, d’une part la barre, d’autre part le mascaret dans les estuaires (Grenouilleau, 2018). À Bimbia, les capturés étaient entreposés dans des cellules, puis ensuite embarqués sur des pirogues jusqu’à l’île de Nicholls et enfin acheminés vers Calabar, grand marché d’esclaves régional.
Les fonctions de Bimbia étaient le stockage des captifs, leur surveillance, leur commerce, grâce à la construction d’un fort. Ce port négrier s’inscrivait dans un réseau mercantile régional de la traite, composé des ports de Calabar, Río del Rey et de l’île de Fernando Póo, nommée aujourd’hui île de Bioko (Document 1).
Des liens commerciaux entre colonisateurs et chefferies locales s’établissent lors de la traite des esclaves. Une élite africaine se forme progressivement dans les colonies et comptoirs côtiers européens, en partie grâce aux activités missionnaires. À Bimbia, l’ethnie côtière esclavagiste des Isubu, à partir du XVIIe siècle, s’impose comme le principal intermédiaire auprès des négriers européens. Cette ethnie, dans l’arrière-pays de Bimbia, régnait sur une aire de razzias de captifs. Ceux-ci étaient vendus à la grande famille marchande isubu, les Williams, qui dominait le négoce des esclaves (Tollo, 2019). Les pirogues de cette famille alimentaient également les navires européens en ivoire, en bois précieux et en huile de palme. Puis au XVIIIe siècle, les piroguiers isubu se spécialisent dans de nouveaux produits : l’alcool, les canons, la poudre, les tissus.
À partir de 1850, les Anglais et certaines de leurs figures locales devenues abolitionnistes (Alfred Saker, Nicholls), en collaboration avec les souverains locaux (roi Williams et roi des Dikolo), substitueront la production d’huile de palme au commerce des esclaves.
Le rôle de la diaspora afro-camerounaise et des ministères camerounais dans la mise en mémoire du site de Bimbia
Historiens et archéologues poursuivent à Bimbia leurs travaux de recherche et d’exhumation de vestiges. Ce lieu situé à une heure de route asphaltée de Limbé, dans un pays qui ne possède pas de véritables ports esclavagistes de dépôt de captifs est en tous points remarquable.
Un facteur de reconnaissance de l’intérêt représenté par ce site négrier est en partie extérieur au Cameroun. Il est dû à l’initiative de la diaspora camerounaise vivant aux États-Unis. Un groupe de 150 afro-américains, à la recherche de leurs origines, se rend sur le site négrier, dans le cadre du programme « Retour aux sources », du groupe « ARK Jammers-ambassadeurs de culture », fondé en 2009, et basée à Baltimore aux États-Unis. Cette structure possède une antenne au Cameroun nommée « ARK Jammers Connection Cameroon », qui travaille, depuis cette date, pour la mise en œuvre de la préservation des ruines de Bimbia. L’ambassade des États-Unis au Cameroun, de concert avec ce groupe, par le biais du fonds des ambassadeurs pour le développement culturel, met sur pied un projet de documentation et de restauration du port négrier.
L’ensemble de ces actions entraîne, dans un deuxième temps, la mobilisation, autour de ce site portuaire négrier, de décideurs et d’acteurs camerounais : le Minac (Ministère des Arts et de la Culture) en particulier la Direction du patrimoine et le Mintoul (Ministère du Tourisme et des Loisirs). Ils obtiennent le classement de Bimbia au patrimoine de l’État camerounais. La création de la communauté urbaine de Limbé-Bimbia, à la fois par opportunisme et réalisme économiques, voit le jour en 2008, afin d’intégrer le site esclavagiste proche, à ses limites administratives, et par voie de conséquence, à ses ressources et à sa communication touristique.
Le projet de classement Unesco du site de Bimbia
Les formes de tourisme fondées sur la valorisation du patrimoine lié à la mémoire l’esclavagisme sont spécifiques, parce qu’elles s’appuient sur une histoire douloureuse et sur une mémoire blessée (Chevalier, 2017). Une grande partie des patrimoines inscrits sur la liste du patrimoine mondial, dans les pays d’Afrique subsaharienne, correspondent à des épisodes douloureux, en lien avec la colonisation et l’esclavage (Gravari-Barbas, Mesnard, 2014).
Afin de prendre en compte ce passé douloureux, l’Unesco accompagne le développement du tourisme mémoriel de l’esclavage, en déclarant sites patrimoniaux, certains lieux spécifiques, liés à la traite négrière. Il s’agit de forts africains côtiers (au Ghana, au Sénégal, au Mozambique, au Bénin, en Tanzanie), de sites et de villes de réception d’esclaves, situés outre-mer (Haïti, Brésil, République dominicaine).
Afin de sauvegarder le patrimoine lié aux lieux du trafic d’esclaves, menacé de dégradation par les phénomènes climatiques, par l’usure du temps, par les conflits armés, l’Unesco a mis en place, à partir de 1994, un itinéraire touristique intercontinental, implanté, tant en Afrique, que dans les Amériques, dénommé “Route des esclaves”. Si le classement Unesco des trois sites de Rio del Rey, Bimbia, Douala, aboutit, le gouvernement camerounais a demandé qu’ils soient également intégrés à cette route.
Équipements et aménagements touristiques du site de Bimbia
Les ministères camerounais, encouragés par le projet de classement Unesco, envisagent de réaliser à Bimbia, des aménagements d’une grande ampleur. Le gouvernement espère la création de 1 000 emplois directs et de 3 000 indirects (Tollo, op. cit.).
Ce programme de mise en valeur du site reposera sur la construction de deux musées, l’un fermé, l’autre de plein air. Le premier sera doublement nommé : musée de l’esclavage de Bimbia et/ou Bimbia Slavery Museum. Il recevra le produit des fouilles archéologiques, pour exposition, après restauration (Tollo, op. cit.). Le second intègrera les vestiges découverts, conservés in situ, en l’état, et sera doté d’une promenade.
Les différents acteurs camerounais ambitionnent une fréquentation annuelle de 200 000 visiteurs. Cet objectif nécessite de disposer sur place, d’une capacité d’hébergement importante. La construction d’un hôtel, d’une capacité de 70 chambres, de classe internationale, sera réalisée, afin de compléter l’offre hôtelière de la ville proche de Limbé. Le King Williams I Hotel sera bâti à proximité du site négrier. Il sera ainsi nommé, en hommage au roi isubu éponyme, signataire en 1844, avec d’autres chefs locaux, d’un traité anti-esclavagiste, avec le gouvernement britannique.
Un circuit mémoriel reliera les trois ports dépositaires de la mémoire de l’esclavagisme dans le pays, tous trois candidats au classement Unesco : Río del Rey, Bimbia et Douala. Chacun sera également doté d’un port de plaisance.
Quels visiteurs pour Bimbia face à la concurrence des sites esclavagistes de l’Afrique de l’Ouest ?
En Afrique de l’Ouest, les lieux côtiers de la mémoire de l’esclavage, d’envergure internationale, s’étirent du Sénégal (île de Gorée), à la Gambie (île de Kunta Kinteh), aux forts et châteaux de la Gold Coast au Ghana (Axim, Shama, Elmina, Cape Coast), jusqu’à la ville de Ouidah au Bénin. Ces hauts lieux de mémoire de l’esclavagisme fondent leur attractivité mémorielle et touristique, sur la présence de plusieurs éléments : un musée, un mémorial, une route locale de l’esclavage, des fréquentations célèbres, qui sont le fait de personnalités de notoriété mondiale. À Gorée, se sont succédé des hommes politiques, des artistes, internationalement connus : le brésilien L. I. Lula da Silva, le français F. Mitterrand, les américains J. Carter, G. Bush, B. Obama, J. Jackson, le chanteur J. Brown, et le sud-africain N. Mandela. Le site mémoriel ghanéen de Cape Coast, a reçu la visite de M. Luther King et de B. Obama. Ces sites sont également, pour certains, équipés d’un mémorial (Kunta Kinteh, Ouidah).
La pandémie du Covid 19 a fortement réduit les mobilités internationales. Les responsables camerounais des sites mémoriels, en cours de mise en valeur, ciblent particulièrement la clientèle des classes moyennes, vivant dans les grandes villes du sud-est du Nigeria, qui prisent fortement le tourisme de mémoire. À l’échelle nationale du Cameroun, la classe moyenne émergente, dans les années à venir, devrait fournir à Bimbia, des visiteurs et des touristes domestiques. Ceux-ci seront composés, d’une part de scolaires et d’étudiants que le pays souhaite éduquer à la mémoire de l’esclavagisme, d’autre part d’adultes, à l’instar des processus successifs de captation des clientèles selon les classes d’âge, observés ailleurs en Afrique, en particulier au Kenya (Rieucau, 2014).
Les sites mémoriels liés à la traite esclavagiste, en Afrique subsaharienne, reçoivent deux types de visiteurs ou clientèles. Une première est constituée de touristes ou visiteurs, dits « pèlerins », désireux de découvrir les lieux de l’Afrique subsaharienne, qualifiée par ces populations de « continent-mère », là où leurs ancêtres ont perdu la liberté. Ceux-ci choisissent prioritairement, de visiter le pays et la région de leurs ancêtres. Il s’agit d’un tourisme des racines (roots tourism), généalogique, dit également tourisme de la « traite », fondé sur le souvenir, sur des émotions douloureuses, et sur le recueillement (Rieucau, 2019).
Une deuxième clientèle est faite de visiteurs internationaux, non africains de l’Ouest, non afro-descendants, non motivés par l’idée d’un retour vers le « continent mère », mais intéressés, interpellés, par cette part d’ombre de l’histoire de l’Afrique. Ce sont des Nord-Américains, des Européens, des Asiatiques (Coréens du Sud, Japonais, Chinois, Indiens). Cette seconde clientèle se compose également de nombreux « routards » (backpackers), voyageant modestement, et enfin des expatriés d’entreprises occidentales, des syndicalistes européens, des membres d’ONG, des scientifiques, des militants chrétiens (allemands, scandinaves, etc.), des volontaires internationaux venus d’Amérique du Nord et d’Europe.
ConclusionLes touristes internationaux recherchent, à Limbé, depuis des décennies, l’ambiance très britannique (langue, mode de vie, espaces publics gazonnés, etc.) qui caractérise cette ville. La ville est également marquée par l’empreinte architecturale de la colonisation allemande (maisons, églises, quartier). La cité constitue une station balnéaire recherchée pour ses plages basses, sableuses (cendres volcaniques très sombres), précédées côté terre par un paysage de cônes volcaniques adventices du Mont Cameroun, couverts d’une végétation luxuriante.
Certains habitants aisés de Douala, capitale économique du Cameroun, située plus au sud, dépourvue de plages, fréquentent, toutes les fins de semaine, les plages de Limbé. La ville de Douala est située à 25 km de la mer. Elle est dépourvue de plages sableuses. La ville a établi son site sur l’estuaire du Wouri, bordé d’une épaisse mangrove, ce qui la prive d’un front de mer et d’estrans sableux pour l’activité balnéaire. L’activité balnéaire de Limbé est complétée par les aménités touristiques qu’offre le Mont Cameroun. Ce volcan actif, même si les ascensions, les treks, ont davantage pour point de départ la ville proche de Buéa, bénéficie indirectement à l’économie touristique de Limbé.
La métropole de Limbé-Bimbia, entité urbaine la plus peuplée du Cameroun anglophone, initialement focalisée sur le tourisme balnéaire et sur celui du patrimoine des bâtiments coloniaux, pourra renouveler sa ressource touristique, grâce à la mise en valeur du site mémoriel proche de Bimbia. Les fouilles, réalisées sur ce seul port de dépôt d’esclaves du pays, sa demande d’inscription au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, concourent à en faire l’icône mémoriel de l’esclavagisme au Cameroun. Ce site s’inscrit dans un projet de classement patrimonial triple, en réseau, reliant du nord au sud, les anciens ports négriers de Río del Rey, Bimbia et Douala.
Le tourisme, dans et autour de la métropole Limbé-Bimbia, est exposé aux menaces, d’extension et d’intensification, du conflit sécessionniste des régions anglophones. Depuis 2016, les touristes domestiques et internationaux tendent à se détourner cette métropole, en raison d’une guerre civile, opposant miliciens sécessionnistes et forces camerounaises. Les morts, les déplacés, les réfugiés, les enfants déscolarisés, la crise humanitaire qui en résultent, minent fortement cette région entourant le Mont Cameroun.
Le site esclavagiste de Bimbia, dépositaire d’une période historique douloureuse, peut-il devenir un « référent » pour la cohésion nationale postindépendance, par sa portée historique relevant d’une histoire coloniale subie, mais largement partagée par les populations tant anglophones que francophones ?
Jean Rieucau mai 2022
Professeur émérite (géographie)
Université Lyon 2
Administrateur de Tourisme Sans Frontières
jeanrieucau@orange.frChevalier D., 2017, Géographie du souvenir. Ancrages spatiaux des mémoires de la Shoah, Collection Géographie et Cultures, l’Harmattan, Paris, 231 p.
Coquery-Vidrovitch C., 2018, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle, Albin Michel-Arte Éditions, Paris, 282 p.
Équipe MIT, 2000, La mise en tourisme des lieux : un outil de diagnostic, Mappemonde, n° 57, [En ligne].
Gravari-Barbas M., Jacquot S., 2014, Patrimoine mondial, tourisme et développement durable en Afrique : discours, approches et défis, Via Tourism Review, n° 4-5, [En ligne].
Gravari-Barbas M., Jacquot S., 2019, Atlas mondial du tourisme et des loisirs, Du Grand Tour aux voyages low cost, Autrement, Paris, 96 p.
Grenouilleau O., 2018, La traite des Noirs, Que sais-je?, Presses Universitaires de France/Humensis, Paris, 128 p.
Rieucau J., 2004, L’île de Bioko (Guinée équatoriale), un espace insulaire stratégique au centre du golfe de Guinée, Cahiers d’Outre-Mer, Bordeaux, n°226-227, p 217-232.
Rieucau J., 2019, Ouidah (Bénin) : mettre en tourisme la ville du binôme culture vaudou/mémoire de l’esclavage, Cahiers d’Outre-Mer, Bordeaux, n° 280, [En ligne].
Rieucau J., 2020, Ouidah, centre spirituel du Bénin, capitale mondiale du Vaudou, Image à la Une, GéoConfluences, École Normale Supérieure de Lyon, Lyon, [En ligne]
Rieucau J., 2020, L’ambition mémorielle, patrimoniale et touristique du Bénin, autour du souvenir des royaumes d’Abomey et d’Allada, ViaTourism Review, N°17, [En ligne]
Tollo C., 2019, Rapport sur l’étude de faisabilité des recherches archéologiques et des aménagements sur le site de Bimbia (région du Sud-Ouest), 80 p.
-
17:25
Peuples-Monde de la longue durée. Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens (Michel Bruneau, CNRS éditions 2022)
sur Les cafés géographiquesFascinante lecture que celle que nous propose Michel Bruneau, agrégé de géographie et auteur de nombreux ouvrages. Eminent spécialiste de l’Asie du Sud-est, des diasporas et des espaces transnationaux, il a travaillé avec Roger Brunet (1995) pour le volume de la Géographie Universelle consacré à l’Asie ; avec Yves Lacoste (1992 pour un Dictionnaire de géographie publié chez Flammarion ; avec Michel Foucher (2002) pour leur livre-atlas Asies Nouvelles chez Belin. En 2006, il a publié L’Asie entre Inde et Chine ; en 2015 De l’Asie Mineure à la Turquie, en 2018, L’Eurasie. Le présent ouvrage a été publié en 2022, avec une Postface de Christian Grataloup. Michel Bruneau est à l’origine du concept de « Peuple-monde de la longue durée ». La filiation avec Fernand Braudel et une économie monde semble évidente.
L’auteur estime que seuls quelques peuples, devenus nations, peuvent se prévaloir d’une longévité multimillénaire.
Il a sélectionné 6 lauréats, soit 6 peuples qui ont su (malgré les aléas des guerres, des dominations plus ou moins affirmées), rester résilients et maintenir sur une longue durée une langue, une culture, une spécificité religieuse. Nommons les 6 peuples élus : Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens. Si les premiers nommés sont attendus, les derniers peuvent surprendre, mais en quelques 270 pages et une bonne demi-douzaine d’arguments, le livre de Michel Bruneau va démontrer au lecteur la pertinence de ce choix.
Six peuples seulement retenus ? Mais pourquoi ?
Pourquoi donc seuls 6 peuples devenus Etats-Nations sont parvenus à conserver dans la durée, un rayonnement eurasiatique (ou continental), avant de développer un rayonnement ou une dimension mondiale. Il existe en 2020, 193 Etats membres de l’Organisation des Nations Unies. Il existe des nations non encore reconnues comme il existe des peuples ayant disparu, tels que les Phéniciens, les Etrusques, les Mayas…
La première partie de l’ouvrage s’appuie sur quelques tableaux qui alignent les caractéristiques des 6 pays retenus : nombre d’habitants, de km2, densités, PIB moyen par habitant, langue principale ou dominante, religion (s), entités politiques successives, etc…
Michel Bruneau observe d’abord que les facteurs territoriaux et démographiques ne sont pas déterminants dans la création des « Peuples-monde de longue durée », car si la Chine, l’Inde et dans une moindre mesure l’Iran peuvent bénéficier d’un vaste territoire et de nombreux millions d’habitants, les 3 Etats suivants ne sont que des lilliputiens avec 11 millions d’habitants pour la Grèce, 9 pour Israël et 3 pour l’Arménie.
La date d’apparition dans l’histoire (date d’apparition de l’écriture) est le 3ème argument étudié mais ici encore cette date est très variable. Les Indiens ont l’histoire la plus longue, l’installation de la civilisation indo-aryenne des Veda se faisant entre le XVe et le Ve siècle avant notre ère. C’est en 1210 av- J.C. qu’apparaît sur une stèle le nom d’Israël, puis au Xe siècle avant notre ère, le nom des cités grecques. Les Iraniens-Perses entrent dans l’histoire au VIIe siècle av- J.C., les Arméniens au VIe siècle (avec la disparition de l’Ourartou) et enfin les Chinois en 221 toujours av- J.C.
Le quatrième critère analysé, à savoir la langue principale ou dominante est plus pertinent pour l’auteur car cette fois les 6 membres du groupe ont une certaine unicité : les Chinois pratiquent les idéogrammes et rien d’autre, les Iraniens parlent le Persan, les Grecs restent, avec quelques variantes, au grec, de même que les Juifs n’écrivent qu’en hébreu. Les Arméniens parlent soit l’Arménien Occidental soit l’Arménien oriental.
Le sanskrit, langue par excellence de la civilisation indienne a assuré l’unité de sa culture sans gommer la diversité des langues dérivées. Elle n’est plus pratiquée aujourd’hui que par une petite élite de lettrés brahmanes.
La religion pratiquée par ces six « Peuples-monde de longue durée » peut être unique comme le Judaïsme, plurielle en Chine (Confucianisme, Bouddhisme, Taoïsme) ou faisant succéder deux phases : zoroastrisme puis islam pour l’Iran, zoroastrisme puis christianisme pour l’Arménie ((l’Eglise apostolique).
Le dernier facteur pris en compte est l’organisation politique. Mais que de diversité encore !
Des dynasties impériales se sont succédé en Chine, Inde, Iran.
Les Grecs ont vu se succéder : des cités-Etat, des royaumes hellénistiques, l’Empire byzantin, le millet orthodoxe ottoman et enfin l’Etat-nation Grec.
Les Juifs ont quitté les Royaumes d’Israël et de Judée et sont restés des peuples sans territoire jusqu’à la création de la république israélienne en 1948. Ce peuple est donc diasporique.
Quant à l’Arménie, elle se caractérise par l’instabilité de ses structures politiques. De nombreux royaumes se sont succédé et sont à l’origine de onze capitales différentes ! La fin de toute royauté date de 1375. A la place naissent des principautés plus ou moins autonomes.
Une diaspora arménienne importante en résulte (dès le XIIIe siècle) qui ne se réduit qu’avec la création de la République d’Arménie, en 1919, dans le cadre de l’URSS.
Bien que diverses, ces structures politiques se sont appuyées sur une langue qui a été propagée dans le monde entier, soit par le phénomène de la diaspora, soit par l’ampleur des récits mythiques.
La Chine a vécu en autarcie pendant des millénaires, mais ce sont les idéogrammes qui sont à la base des structures impériales et d’une classe de Lettrés qui façonne la société.
L’Iran s’appuie sur les textes de l’Avesta, puis de Zarathoustra, puis du Livre des Rois achevé en 1009 par Ferdowsi, qui relate les exploits des souverains. Cette littérature pré-islamique a aidé la langue persane à résister à l’arabisation linguistique.
Le monde indien fut composé de nombreux Etats avant la domination britannique, ainsi que de religions variées, mais son épopée s’écrit dans le sanskrit et le Mahabharata, du X ème av- J.C. qui rassemble des concepts religieux, philosophiques, moraux et juridiques.
Les trois autres peuples sont nés de la dispersion.
Celle des Grecs s’est faite dans un vaste réseau de cités liées par une langue et une écriture, dans un monde qui va de la Méditerranée à la mer Noire et même jusqu’à l’Indus avec Alexandre le Grand.
Le peuple juif a été mené par Dieu vers la Terre promise sous la conduite de Moïse qui a reçu les tables de la Loi et la Torah au mont Sinaï. La Bible indique au peuple élu qu’il doit à son Dieu une soumission totale.
Les origines du peuple arménien sont liées à un royaume d’Ourartou (IXe –VI e siècles av- J.C.) fort peu connu. Ils seraient venus des Balkans puis auraient atteint la région du lac de Van (aujourd’hui en Turquie) avant de faire partie des 20 régions administratives de l’Empire perse de Darius. Dans leur mythe fondateur, les Arméniens auraient une filiation directe avec la Bible et l’Arche de Noé, échouée sur le Mont Ararat. Ici encore, une œuvre magistrale écrite par Moïse Khorène, relate l’Histoire de l’Arménie, avant la dispersion.
Après la mise en évidence des critères qui ont permis d’affirmer l’existence de « Peuples monde sur la longue durée » Michel Bruneau considère comme essentiel pour la résilience et la survie de ces peuples, le facteur religieux, exception faite de la Chine. Essentiel aussi est le lien entre la religion et la langue, une langue prestigieuse, liturgique et/ou historiographique.
Le noyau dur qui a permis à la Chine sa toute- puissance, est politique et culturel. Celui de l’Iran est culturel, politique et religieux.
Pour les Grecs, Juifs et Arméniens, peuples de la diaspora, le lien entre la langue et la religion leur ont permis de vivre « en marge » des grands empires, sans se laisser absorber et / ou en utilisant leur protection. Ainsi dans le cas des Juifs on observe une double allégeance à Dieu tout puissant et au pouvoir politique du pays « hôte », qui préserve de l’hostilité des « autorités inférieures (selon Hannah Arendt).
Les Arméniens, perpétuellement en marge des grands empires n’ont survécu qu’à travers une diaspora eurasiatique et à leur Eglise apostolique.
La dernière partie de l’ouvrage de Michel Bruneau analyse comment ces peuples ont pu constituer des Etats-Nations, modèle venu de l’Occident qui s’impose partout dans le monde, parfois au prix de terribles guerres aux XXe et XXIe siècles.
- L’Empire indien des Moghols, reconstitué par le British Raj a explosé au moment de son indépendance en 1947, en deux puis trois Etats : Inde, Pakistan, Bangladesh.
- La Chine, (Empire du Milieu, instauré dès 221 avant notre ère), fut contrainte de s’ouvrir aux Occidentaux. Le centralisme a néanmoins persisté avec le régime communiste, depuis 1949. Il a développé la notion de peuple Han, formant nation. Si, 56 nationalités dont 10 musulmanes ont été identifiées, leur territoire et leur culture reconnus, toute autonomie réelle leur est encore refusée. Hong Kong et Taiwan ne peuvent qu’appartenir à cet Etat-nation…
- L’Iran a réussi le passage d’un Etat impérial à un Etat-nation
En 1935, sous Reza Chah Pahlavi, la Perse est devenue l’Iran, le changement de nom symbolisant la naissance d’un Etat-nation moderne, inventant une histoire nationale se référant à un passé prestigieux. Entre 1923 et 1941, Reza Chah opère une véritable révolution culturelle qui a interdit le port du voile, adopté un nouveau calendrier, imposé la langue persane et multiplié journaux et radios. Les langues des minorités, installées surtout à la périphérie du vaste plateau iranien entouré de montagnes, ont été reconnues. Seuls les Kurdes, à cheval sur plusieurs provinces iraniennes et turques, sont en mesure de revendiquer une autonomie politique. La révolution islamique de 1979 est revenue sur bien des acquis. L’Empire est devenu une république de nature théocratique et dictatoriale mais qui s’avère particulièrement résiliente malgré les crises sociales et politiques.
- Encore différente est l’histoire des Grecs : en 1453 l’Empire ottoman a définitivement aboli l’Empire byzantin hellénisé. Cependant le Patriarche grec a gardé, outre le pouvoir spirituel, des pouvoirs administratifs, fiscaux et judiciaires. Les colonies marchandes grecques ont pu rester prospères, ainsi qu’une élite qui sera sensible à la philosophie des Lumières venue de France. Une Révolution éclate en 1821, un Etat-nation grec est créé en 1832. Mais il est tout petit et pauvre, l’émigration va se poursuivre car les espoirs de conquête territoriale sur les pourtours de la mer Egée seront déçus. A la suite de la Grande Guerre (traité de Lausanne), des échanges de populations sont effectués avec le voisin turc. La Grèce actuelle est ethniquement homogénéisée…
- Le XXe siècle voit enfin la renaissance d’un Etat arménien, plus de 600 ans après sa disparition en 1375. Dans la longue durée, c’est l’Eglise apostolique arménienne qui a joué le rôle de substitut d’Etat, avec le soutien des diasporas marchandes, la plus puissante étant celle de la Nouvelle-Djoulfa, implantée dans un faubourg d’Ispahan, dans l’Empire perse safavide.
La poussée russe vers le Caucase a convaincu le tsar Nicolas Ier de créer, en 1828, une Arménie orientale russe, à côté d’une Arménie occidentale turque. L’Arménie russe fut intégrée au système soviétique jusqu’en 1991. C’est la plus petite des républiques de l’URSS, mais sa population est ethniquement homogène, sa capitale Erevan est prospère et l’argent de la diaspora, mondialisée pendant le génocide des années 1915-1916, perpétré par la Turquie, est venu fortement en aide à « la mère patrie ». Il faudra attendre la dissolution de l’URSS pour que l’Arménie devienne un Etat indépendant. Mais la situation n’est pas encore apaisée, comme en témoigne la poursuite d’un conflit dans le Haut Karabakh, entre Arméniens et Azéris.
– Au génocide arménien a succédé celui des Juifs. Ils sont cependant différents. Les Jeunes turcs ne voulaient pas céder l’Anatolie aux Arméniens, ils les ont déportés ou massacrés, tout comme les Grecs d’Anatolie, pendant la même période, de 1915à 1922.
La Shoah était une extermination programmée par un Etat raciste, Hitler considérant les Juifs comme un peuple dominant à son profit le système capitaliste.
Le seul territoire où survivaient depuis toujours quelques milliers de Juifs était la Palestine. C’est donc là que fut créé en 1948 l’Etat-nation d’Israël. Mais ce territoire était occupé par des Palestiniens, arabes et musulmans. Les Juifs sont donc devenus à leur tour des conquérants et ils disposent de l’arme nucléaire. Sur ce front aussi l’apaisement n’est pas à l’ordre du jour.
Aujourd’hui encore, nos trois Etats lilliputiens sont toujours sous « protection » : les Grecs ont l’Union européenne et l’OTAN, l’Arménie doit « faire » avec la Russie, Israël compte toujours sur les Etats-Unis. Si leur diaspora a joué un rôle majeur dans leur existence, en sera –t-il encore ainsi à l’avenir ?
Beaucoup de questions restent en suspens. Christian Grataloup dans sa Postface remarque que les Etats-Nations se sentent aujourd’hui menacés, au point d’ériger des murs toujours plus hauts et plus nombreux sur leurs frontières.
A ce jour j’observe que la guerre qui vient d’éclater aux marges de l’Europe entre la Russie (pays envahisseur) et l’Ukraine (pays envahi) menace non seulement la sécurité de l’Europe mais aussi celle du monde entier. A titre d’exemple : la Chine qui se rêve en première puissance mondiale dans un avenir proche, grâce à sa stratégie des « Nouvelles routes de la Soie » ne sait plus sur quel pied danser puisque les routes terrestres sont interrompues par la guerre menée sur ses frontières par la Russie…encore son amie ?
La Chine prétendait son projet « gagnant-gagnant », le conflit actuel fera de nous tous des perdants.
Maryse Verfaillie, 28 avril 2022
-
10:19
L’état de la France à la veille de l’élection présidentielle de 2022
sur Les cafés géographiquesA quelques jours du second tour de l’élection présidentielle française, nous avons reçu au Café de Flore l’économiste-statisticien Frédéric Gilli pour présenter quelques aspects saillants de l’état de la France d’aujourd’hui. Ce café géo a largement exploité l’ouvrage 50 cartes à voir avant d’aller voter publié en janvier 2022 aux éditions Autrement, un ouvrage construit et rédigé par Frédéric Gilli et le géographe Aurélien Delpirou. Plusieurs cartes extraites de cet atlas ont été projetées pendant l’exposé préliminaire de l’intervenant. Elisabeth Bonnet-Pineau a été l’animatrice de la soirée.
La situation actuelle en France et en Europe, comme dans l’ensemble du monde d’ailleurs, est marquée par une déstabilisation généralisée liée au fait que « tout semble s’accélérer » (les circulations, l’innovation technologique, les crises sociales et écologiques…). Parce qu’elles restent dans une large mesure impensées, ces évolutions conduisent à une « brutalisation » du débat public dans notre pays, autour d’idées reçues et de caricatures.
Pour cette raison les deux auteurs de l’atlas ont choisi de mettre en débat, sur le fond comme sur la forme, les grands sujets qui animent le questionnement des Français à la veille de l’élection présidentielle. L’ouvrage est ainsi organisé à partir de 5 « faux débats » : 1-La France est-elle en déclin ? 2-C’était mieux avant ? 3-La société française s’est-elle transformée en archipel de communautés ? 4-La politique ne peut plus rien ? 5-No future ?
Leur réflexion s’est ensuite tournée vers le choix des données les plus fiables et les plus pertinentes permettant de documenter ces questions et en particulier de proposer des cartes qui illustrent une problématique afin d’étayer des analyses. En somme, F. Gilli et A. Delpirou ont cherché à construire une « déambulation » afin d’aider à mieux comprendre les principaux enjeux du débat démocratique dans la France d’aujourd’hui.
La France est-elle en déclin ?
Cette question revient comme une antienne depuis au moins un siècle et s’est durablement installée dans le débat public depuis les années 1990, notamment en alimentant un courant « décliniste ». Pourtant, la France reste l’une des principales puissances mondiales même si, comme tous les autres pays, elle est confrontée aux recompositions très rapides liées à la mondialisation et à la multilatérisation du monde.
Si l’on prend l’exemple de la puissance militaire, il est indéniable que la France reste un acteur majeur dans le domaine géopolitique et géostratégique. Elle est le seul pays de l’Union européenne qui continue de revendiquer une influence globale propre. La présence militaire de la France est mondiale, multiforme mais sélective. Certes, elle ne peut plus intervenir seule, mais les Etats-Unis eux-mêmes le peuvent-ils ? (pensons aux raisons politiques qui s’ajoutent aux raisons strictement militaires pour expliquer ces interventions). La France est un partenaire recherché pour la formation de coalitions mais, au-delà des alliances traditionnelles, il manque un véritable débat sur les raisons et objectifs de l’engagement des forces armées.
C’était mieux avant ?
La quasi-totalité des indicateurs statistiques s’améliorent (espérance de vie, éducation, niveau de revenu, etc.) ; pourtant, les angoisses et frustrations prospèrent comme jamais auparavant. L’évolution globalement positive des conditions de vie n’empêche aucunement les situations de déclassement individuel et la remise en cause des structures collectives traditionnelles. Sans compter l’essentiel : l’inégalité des progrès selon les territoires, les statuts sociaux et l’âge. En particulier, la jeunesse subit un vaste décrochage avec une part croissante des jeunes souffrant de la précarité.
Questionné par l’animatrice, François Gilli évoque principalement 3 sujets, ceux des inégalités, de la jeunesse et de l’industrie.
En ce qui concerne les inégalités, il distingue celles qui concernent les patrimoines et celles qui dépendent des revenus. Les premières s’accroissent beaucoup plus fortement que les secondes. Quant à la répartition des revenus, elle pénalise surtout les jeunes, les habitants des campagnes (même si celles-ci vont souvent beaucoup mieux qu’on ne le dit) et les catégories populaires. La fragilisation croissante des couches modestes de la population est liée pour une large part à la forte progression de leurs dépenses contraintes (loyer, transports, charges…), qui engendre un sentiment collectif de recul du « pouvoir de vivre ».
En ce qui concerne la jeunesse, si elle est plus autonome que dans d’autres pays voisins, elle est aussi plus précaire. On mesure l’autonomie des jeunes à travers la part des jeunes qui quittent le domicile parental. Plusieurs années après la fin de leurs études, un tiers des jeunes habitent encore chez leurs parents, soit une part bien plus élevée qu’il y a une décennie. La forte progression du chômage des jeunes depuis 40 ans explique aussi ces difficultés à entrer dans la vie adulte. Quant à la précarité de la jeunesse, elle atteint un niveau singulier en France avec un taux de pauvreté qui a augmenté de 50% dans les années 2000 et 2010 alors qu’il restait stable pour le reste de la population.
En ce qui concerne la situation de l’industrie française, la réponse mérite d’être nuancée. Il est incontestable que le recul des activités industrielles a été marqué comme en témoigne l’effondrement, depuis 20 ans, de la part de l’industrie dans l’emploi et la valeur ajoutée : elle ne représente plus que 13% du PIB en France contre 25% en Allemagne et 20% en Italie. Le choc de concurrence imposé par la mondialisation a durement frappé de nombreux secteurs traditionnels, mais l’industrie française sait aussi s’adapter et investir de nouveaux secteurs, au service de de nombreuses formes de réindustrialisation. Depuis 10 ans, elle recommence à créer des emplois, avec certes le soutien de politiques publiques massives, et ce rebond industriel concerne tous les territoires, y compris des régions sans tradition industrielle enracinée. Les secteurs les plus avancés de l’industrie numérique continuent toutefois à privilégier les aires métropolitaines et tout particulièrement l’Ile-de-France.
Un archipel de communautés ?
« La combinaison, complexe et mouvante, des multiples inégalités sociales et spatiales (…) alimente le sentiment général que le voisin est toujours plus privilégié que soi et qu’il n’y a plus de socle commun dans la société. Les inégalités sont d’ailleurs de moins en moins analysées en termes collectifs, mais plutôt comme le résultat de discriminations individuellement subies. » (Aurélien Delpirou et Frédéric Gilli, 50 cartes à voir avant d’aller voter, éditions Autrement, janvier 2022).
Mais les deux auteurs de l’atlas préfèrent décrire la France comme « une vaste constellation faite d’appartenances multiples, offrant à chacun la possibilité de superposer différentes croyances et identités » (ibid., page 59), plutôt que d’évoquer un archipel de communautés.
Pour aller plus loin dans l’analyse, l’animatrice aborde les questions des pannes de l’ascenseur social et du blocage des mobilités (quotidiennes et professionnelles). Puis elle demande à Frédéric Gilli son avis sur la situation migratoire en France. Si la France est un grand pays d’immigration depuis la fin du XIXe siècle, dont la société est désormais de facto mélangée (un bébé sur quatre naît d’au moins un parent étranger), force est de constater qu’aujourd’hui se diffuse le sentiment d’une difficulté à intégrer les migrants. Depuis un siècle, leurs provenances ainsi que leur répartition sur le territoire se sont diversifiées. Ces évolutions migratoires recomposent les identités locales, qui sont tout à fait susceptibles de s’articuler à une conscience nationale, en même temps qu’elles suscitent des discours sur le « seuil acceptable ».
La politique ne peut plus rien ?
Deux sujets relevant de ce thème ont été abordés : les impasses de la décentralisation et l’abandon des « territoires ».
A la remarque faite sur le nombre élevé des parlementaires français par rapport à la population nationale, F. Gilli répond que le rôle effectif des parlementaires et leur place dans les institutions s’avèrent être des questions bien plus importantes que leur nombre. Quant à la décentralisation, elle est devenue depuis les années 1990 une affaire de répartition de compétences et de rationalisation budgétaire. Comme le montre la démultiplication des lieux et des pratiques de la vie quotidienne des Français, l’action collective exige désormais souplesse et transversalité pour majorer la capacité à mobiliser des acteurs.
Depuis quelques années, le discours de l’abandon des « territoires » s’est imposé dans le débat politico-médiatique, d’où l’intérêt de la projection d’une carte sur l’action de l’État dans les « quartiers en difficulté » des banlieues aussi bien que dans les villes moyennes. F. Gilli n’a pas nié la fragilisation de certains territoires ayant perdu des services publics (et privés !) de proximité, mais il a tenu à souligner que l’État n’a jamais « abandonné » les campagnes au profit des métropoles et de leurs banlieues. Certes, l’État a massivement investi dans la rénovation urbaine des « zones urbaines sensibles » mais il cherche à améliorer, pour des montants peu ou prou équivalents l’attractivité de 222 villes moyennes et le cadre de vie de leurs habitants.
D’une façon plus globale, F. Gilli réfute l’opposition simpliste entre les villes et les campagnes en rappelant la solidarité de fait qui existe entre territoires urbains et ruraux, ce qu’a bien montré, par exemple, Laurent Davezies dans La République et ses territoires (éditions du Seuil, 2008) en étudiant la circulation invisible des richesses.
Il n’y a plus d’avenir ?
Changement climatique, crise démocratique, risques sanitaires, …quelles transitions mettre en place pour répondre à ces défis multiples ? De quels atouts la France dispose-t-elle pour cela ? La projection d’une carte des enjeux de l’ère anthropocène donne quelques réponses à cette dernière question. Le choix d’une projection centrée sur l’espace indopacifique n’est pas anodin car celle-ci montre les atouts liés à la présence de la France dans de nombreuses zones géographiques de la planète (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Polynésie, Clipperton et Terres australes, Réunion et Mayotte…). Grâce à ses territoires ultramarins la France a la chance de disposer de zones d’influence et de leviers d’action au contact des espaces qui cristallisent les défis à venir de l’ère anthropocène comme l’exploitation des fonds océaniques, la recherche spatiale, la préservation de la biodiversité…
Les questions de la salle
Nous ne donnerons que quelques exemples du riche débat qui a suivi la présentation du sujet de la soirée par Frédéric Gilli.
1-Peut-on revenir sur l’importance du vote en faveur du Rassemblement national dans les campagnes ?
En réalité, il n’y a pas de vote rural homogène car il existe différents types de campagne qui présentent des situations sociodémographiques très différentes (certaines sont dynamiques, comme la Vendée, contrairement à d’autres qui cumulent les fragilités, comme la Picardie). Pourtant Marine Le Pen, en instrumentalisant la « démétropolisation » et le « localisme », fait croire que l’État aurait abandonné toutes les campagnes au profit des métropoles et des banlieues alors que l’État a en réalité poursuivi et même renforcé son investissement en milieu rural.
2-Existe-t-il des territoires « gagnants » et « perdants » de la mondialisation ?
Cette opposition binaire n’a pas grand sens dans la mesure où les différenciations s’inscrivent désormais à des échelles très fines au sein de chaque région. De nombreux espaces « non métropolitains » sont dynamiques grâce à quelques activités spécialisées et à la consommation des personnes présentes sur place (habitants travaillant dans les villes voisines, touristes, retraités). Quant aux grandes villes, elles sont à la fois des lieux de concentration des richesses et de la pauvreté, l’exemple de l’aire urbaine de Paris, qui juxtapose grandes richesse et précarité enracinée, en est la meilleure illustration. Pour cette raison les deux auteurs de l’atlas réfutent le mythe d’une « France périphérique », notion qui a été popularisée par les médias dans les années 2010.
3-Que peut-on dire de la capacité de réforme de la France et des démocraties occidentales d’une manière plus générale ?
En même temps qu’il participait avec Aurélien Delpirou à l’élaboration de l’atlas des éditions Autrement, Frédéric Gilli écrivait de son côté La promesse démocratique, qui est parue en février 2022 aux éditions Armand Colin. Il existe plusieurs passerelles entre les deux ouvrages, qui permettent de répondre au moins en partie à la question posée sur la capacité de réforme possible en France. Une série de mutations majeures bousculent nos modèles et nos modes de vie à l’échelle de la planète, de nos sociétés comme de nos vies personnelles.
Parallèlement à la crise du modèle démocratique incarné par l’Europe, deux modèles s’affirment comme des alternatives. D’une part, un modèle autoritaire, s’appuyant sur la puissance de l’État, incarné par la Chine, et d’autre part, un modèle ultra-libéral, s’appuyant sur l’initiative privée, incarné par les GAFAM. Pris entre ces ceux modèles, le modèle européen semble paralysé. Or, « la démocratie est un processus complexe : c’est au cœur de ce qui se joue entre les citoyens ou avec les dirigeants qu’il faut plonger pour en comprendre les difficultés et les dépasser. (…) Pour changer de trajectoire collective, l’urgence et l’enjeu ne sont pas seulement de savoir que faire, c’est aussi de savoir avec qui et à quelles conditions nous choisissons d’engager ces bifurcations. » (F. Gilli, La promesse démocratique, Armand Colin, 2022).
4-Comment interpréter les tensions liées aux ZAD (zones à défendre) ?
Des attentes contradictoires traversent la société française, par exemple entre la nécessité d’équipements et la prise en compte environnementale, les besoins de logements et la critique de la consommation de masse. Ces contradictions se cristallisent dans certains lieux, par exemple là où des ZAD ont été constituées pour s’opposer à des projets d’aménagement jugés démesurés, dispendieux ou même inutiles. De telles mobilisations militantes illustrent l’antagonisme entre la volonté de modernisation nécessaire pour répondre aux enjeux de demain et l’aspiration à un mode de vie alternatif.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster et relu par Aurélien Delpirou, 24 avril 2022
-
20:45
Tigre et Euphrate (Marcel Bazin, CNRS Editions, 2021)
sur Les cafés géographiquesDeuxième ouvrage d’une nouvelle collection du CNRS (1), Tigre et Euphrate séduira immédiatement, par son titre, les amateurs de l’Orient ancien, ceux qui ont un plaisir particulier à parcourir les salles du Département des Antiquités orientales du Louvre, fascinés par la densité des statues de Gudea, prince de Lagash, et par la majesté des taureaux ailés de Khorsabad. Mais pour la plupart de nos contemporains, le nom de ces fleuves est lié à une actualité tragique : Raqqa sur l’Euphrate et Mossoul sur le Tigre leur sont connus par les exactions de l’Etat Islamique plus que pour leur histoire plurimillénaire.
L’étude du bassin hydrographique des deux fleuves se rejoignant en aval pour former le Chatt-el-Arab qui se jette dans le golfe Persique est complexe par ses divisions non seulement géographiques – amont très arrosé et aval désertique ; basse plaine et piedmonts escarpés -, mais aussi politiques et culturelles. Longtemps partagée entre des Empires dont elle ne constituait que les marges, la Mésopotamie ancienne est occupée aujourd’hui par quatre Etats. Pour trois d’entre eux -Turquie, Syrie, Iran -, leur centre politique et économique se situe en-dehors du bassin ; seul le territoire irakien s’y situe entièrement. Cette complexité explique sans doute les difficultés à élaborer un plan d’ouvrage centré sur les fleuves. En fait seules trente pages sont vraiment consacrées au Tigre et à l’Euphrate (le chapitre II). Dans les autres chapitres, ils sont évoqués rapidement et rarement.
Une longue première partie est consacrée à l’histoire de la région, de la Révolution néolithique aux lendemains de la Première Guerre mondiale où se fixent les frontières entre les Etats actuels. Il semble que ce soit en Basse-Mésopotamie, à Sumer, que sont nées l’agriculture, l’écriture et l’urbanisation, au IVe millénaire avant notre ère. Le rôle des fleuves ? Sans doute essentiel car ils servent à la fois à l’irrigation sans laquelle il n’y aurait pas de surplus pour nourrir les citadins, et aux relations commerciales avec d’autres régions qui fournissent la pierre des palais et le fer de la métallurgie. C’est ici qu’est née la cité-Etat, premier modèle d’Etat et modèle toujours actuel (Singapour). L’auteur déroule ensuite toute l’histoire du bassin avec ses périodes fastes, la Babylonie de la fin du IIe millénaire, l’apogée babylonienne des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère, les empires iraniens des Mèdes et des Perses, la monarchie des Séleucides. Dans l’empire Romain, le bassin occupe une position marginale, ce qui sera désormais sa situation à l’exception de la période abbasside (p 51, l’empire abbasside est étendu, par erreur, « de l’Asie centrale à l’Atlantique », alors qu’il n’a jamais compris ni le Maroc, ni l’Andalousie). Plus tard, les conquérants seldjoukides, mongols, ottomans centrent leurs empires en dehors du bassin hydrographique ; la Mésopotamie et son rebord oriental ne sont plus que des périphéries où se développent le nomadisme.
Dans toute cette partie, les informations érudites sont nombreuses (par exemple sur l’origine des Mille et une Nuits), mais peu concernent les fleuves (l’auteur avoue lui-même p 59 : « Nous voilà loin de l’Euphrate »). Les techniques d’irrigation ne sont expliquées que chez les Perses Achéménides. On sait que tantôt l’agriculture irriguée a été développée (sous les Abbassides par exemple), tantôt elle a été délaissée (par les Turco-Mongols).
L’histoire du bassin durant le siècle qui s’étend du traité de Lausanne (1923) aux soubresauts des deux premières décennies du XXIe siècle est traitée dans deux chapitres. Pas de changement de frontières mais des conflits multiples entre groupes ethniques et religieux, entre Irak et Iran, entre deux coalitions internationales menées par les Etats Unis et l’Irak et enfin création d’un éphémère mais meurtrier « califat des deux fleuves ». Ici encore un développement sur la guerre en Afghanistan semble un peu hors sujet.
Il aurait été intéressant de lier cette histoire politique à celle de l’utilisation des fleuves, traitée dans un chapitre à part. En dehors de quelques périodes anciennes, les ressources en eau des deux fleuves semblent sous-utilisées jusqu’au XXe siècle car les précipitations sont abondantes dans la partie amont mais irrégulières et aux périodes de maigres eaux succèdent des crues dans les plaines basses.
Les aménagements hydrauliques modernes ont pour buts de développer l’irrigation, de protéger des inondations, parfois de produire de l’électricité. C’est surtout à partir des années 1960 que sont construits de grands barrages dans le Sud-Ouest iranien, en Irak, sur l’Euphrate syrien et dans le Sud-Est de l’Anatolie. Dans cette dernière région, le GAP (Projet de l’Anatolie du Sud-Est), déjà envisagé à l’époque d’Atatürk, ne voit ses premières études que dans les années 1970. Ce projet pharaonique prévoit l’édification de 22 barrages sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents d’amont. Bien sûr les préoccupations socio-économiques sont largement évoquées par les autorités turques : développement d’une région pauvre grâce à l’irrigation de 2 millions d’ha de terres produisant céréales, coton, arachides, légumes, et couverture d’une partie des besoins énergétiques du pays. Officiellement les populations kurdes majoritaires devaient largement bénéficier de ces travaux, renonçant ainsi à soutenir le PKK (2), ce qui n’est pas le cas. Décevant sur le plan intérieur, le GAP est source de conflits avec les pays d’aval, inquiets de la diminution du débit des fleuves. La gestion de l’eau est facteur de concurrence plus que de coopération, situation que la guerre civile en Syrie et l’arrivée de Daesh n’ont fait que compliquer.
L’eau n’est pas le seul liquide à susciter les polémiques. Elle est disputée à l’échelle régionale, alors que le pétrole, l’autre grande ressource, est, dès ses premières prospections (début du XXe siècle), un produit de la mondialisation. L’auteur consacre un chapitre à l’histoire de l’« or noir » au Moyen-Orient sans distinguer ce qui concerne spécifiquement le bassin des deux fleuves. On y apprend les luttes entre les compagnies internationales et les pays producteurs ainsi que le retentissement des conflits locaux sur l’économie mondiale (« chocs pétroliers »).
Les revenus pétroliers ont-ils servi à la valorisation des ressources hydrauliques ? La réponse est mitigée. Leur apport a été dérisoire en Turquie, plus conséquent en Syrie où il profite à l’Ouest du pays et non aux régions de l’Euphrate. En Iran (Khuzestan) et en Irak, il sert en partie à la modernisation des équipements.
Dans sa conclusion l’auteur emploie le terme de « résilience » pour qualifier le rôle que pourraient jouer le Tigre et l’Euphrate dans une région si conflictuelle. Actuellement rien ne permet d’apporter une réponse positive et les effets négatifs du changement climatique sur le débit des cours d’eau sont un nouveau sujet d’inquiétude.
Notes :
1) Collection « Géohistoire d’un fleuve », dirigée par Thierry Sanjuan et Marie-Pierre Lajot, CNRS EDITIONS
2) PKK : organisation politique armée kurde, créée en 1978, luttant pour la libération du Kurdistan par les moyens de la guérilla.Michèle Vignaux, mars 2022
-
12:11
L’Ukraine et la géohistoire de la mer Noire
sur Les cafés géographiquesCarte réalisée par M. Sivignon, mars 2022
La carte très innovante et utile mise au point dans Le Monde du 7 mars 2022 par Delphine Papin (1), qui participa activement à la naissance de nos cafés géopolitiques, attire l’attention sur un point important : l’objectif de la Russie de maîtriser la Mer Noire.
On peut en compléter la lecture par l’ouvrage très bien informé de Michel Bruneau que nous avons accueilli aux Cafés Géo en janvier 2022 : « De l’Asie Mineure à la Turquie », CNRS Editions, 2015.
L’expansion séculaire de la Russie vers la mer NoireSans vouloir revenir dans le détail sur des événements lointains, rappelons que l’expansion russe en direction de la mer Noire a commencé sous la direction d’Ivan le Terrible (1533-1584) quand les Russes ont été débarrassés des Mongols et ont pu se tourner vers le sud et les rives de la mer Noire. A ce moment les rives de la mer Noire sont occupées par des populations majoritairement turcophones et musulmanes, dont les Tatars, et font partie de l’Empire Ottoman.
Pierre le Grand (1689-1725) continue cette entreprise de conquête et, à sa mort, les Turcs ne possèdent plus que la péninsule de Crimée et les rivages continentaux proches. Entre 1710 et 1829, pas moins de six guerres successives entre Russes et Turcs permettent à la Russie de dominer la zone entre l’estuaire du Danube et le sud du Caucase. La Crimée est annexée par Catherine la Grande en 1783. Il y a toutes les raisons de penser que Poutine se voit comme le successeur de ces tsars.
Vider puis repeupler.
Les Russes s’emploient alors pour assurer leurs conquêtes de vider les régions conquises de leurs populations musulmanes. Ces populations n’étaient pas toutes turques : il y avait, outre les Turcs, des Tatars, des Tchétchènes, et bien d’autres peuples.
Il s’agit de remplacer ces musulmans par des chrétiens.
Des colons d’origine très variée sont accueillis dans toute la zone depuis le delta du Danube jusqu’à l’estuaire du Don. C’est ainsi que dans le sud de ce qui s’appelait la Bessarabie (correspondant partiellement à la République de Moldavie actuelle) on trouve de nombreux Bulgares et on trouvait, jusqu’en 1940, 90 000 Allemands, qui furent alors forcés de rejoindre l’Allemagne. On y trouve aussi des Gagaouzes qui sont des turcophones chrétiens et qui du fait de leur religion n’ont pas été expulsés. Les Gagaouzes jouissent même d’un statut de district autonome et gardent leur langue.
En Anatolie, sur la rive méridionale de la mer Noire, vivaient des Grecs, des Pontiques, installés ici pour une part depuis l’Antiquité et plus récemment pendant l’Empire byzantin. Ces Grecs pontiques fournirent aux Russes des populations chrétiennes aptes à recoloniser les régions littorales vides, à l’est, dans les limites de l’actuelle Géorgie, et à l’ouest, en Ukraine. Dans cet apport, n’oublions pas les Russes eux-mêmes, nombreux dans les villes, et aussi dans certaines zones, y compris hors de l’Ukraine. Ainsi, au sein de la République de Moldavie dans la Transnistrie, une bande étroite à l’est du Dniestr de population russophone, qui a proclamé son indépendance en 1992 et n’a reçu aucune reconnaissance internationale.
Les Grecs de Marioupol, sur la côte ukrainienne entre la Crimée et l’estuaire du Don étaient installés jusqu’au 18e siècle en Crimée. Ils ont été transférés sur les rives de la Mer d’Azov sur ordre de Catherine II. Ils ont peuplé Marioupol et les villages voisins.
La région de Marioupol est au centre des combats d’aujourd’hui menés par les forces d’invasion russes et des civils de nationalité grecque ont été tués. Cette agression a amené les protestations des autorités d’Athènes, qui considèrent ces victimes comme des « Grecs expatriés ». Ce qui signifie que pour la République grecque la nationalité grecque relève d’un droit du sang et non pas du droit du sol. Si on est né grec on est grec pour toujours, et c’est vrai aussi pour sa descendance. Il ne s’agit pas ici de double nationalité ou de double citoyenneté, mais de la distinction présente depuis 1917 dans le monde soviétique entre la citoyenneté qui fait référence à un Etat et la nationalité qui fait référence à une nation indépendamment de l’Etat dans lequel on se trouve Au moment de l’éclatement de l’URSS, cette distinction a été reprise par les Etats qui en sont issus, telle l’Ukraine. Les Grecs de Marioupol sont installés dans cette ville et les villages voisins avant même que la Grèce ne devienne un Etat indépendant reconnu en 1830. Aujourd’hui quand ils fuient l’Ukraine pour la Grèce, ceux qui ont une justification officielle de leur nationalité passent sans difficulté la frontière. Les autres doivent remplir un dossier documenté avant d’être admis, ce qui prend un peu plus de temps. Ces Grecs sont orthodoxes, mais dépendants de quelle Eglise ?
En Ukraine, une partie des orthodoxes continue à dépendre du patriarcat de Moscou, une autre partie de celui de Kiev qui s’est déclaré autocéphale en 2019 et une partie des Grecs d’Ukraine se recommande de l’Eglise grecque d’Athènes.
Les arguments religieux sont convoqués dans les discours officiels : le porte-parole de ministère grec des Affaires Etrangères Alexandros Papaioannou a déclaré le 27 février « Des bombes orthodoxes ont tué des expatriés (Grecs) de souche orthodoxe » à la chaîne de télévision grecque SKAI TV le 27 février. Le sentiment d’une communauté orthodoxe accentue chez les Grecs l’horreur de l’agression.
De l’autre côté, le patriarche Kiril, fidèle soutien de Poutine, primat de l’Eglise orthodoxe russe, a déclaré le même jour : « Que le Seigneur préserve la terre russe, une terre dont font partie la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie ».
Ces invocations religieuses ne sont pas un monopole des sociétés « orientales ». N’oublions pas que « Gott mit uns », Dieu avec nous, fut la devise des Hohenzollern de Prusse à partir de 1701, puis de l’armée allemande, encore pendant quelques années après 1945.
Aujourd’hui, la Russie à la conquête de tout le littoral de la mer Noire
Au moment où on écrit ces lignes, la plus grande partie du littoral ukrainien est sous contrôle de l’armée russe. Ne restent en dehors, outre Marioupol assiégée, que Mykolaïv (Nikolaïev en russe), qui fut port militaire de la Russie tsariste puis de l’URSS, et Odessa. Odessa fut fondée par Catherine II en 1794 et resta assez étrangère à l’Ukraine avec une population russophone à laquelle s’ajoutaient des Juifs, des Allemands, des Italiens et même des Français. Le duc de Richelieu fut gouverneur d’Odessa de 1803 à 1814 et en quelque sorte l’architecte de cette ville nouvelle. Richelieu fut aussi nommé gouverneur de « la nouvelle Russie », autrement dit des territoires conquis sur les Ottomans. Odessa, le seul port de la Russie presque complètement libre de glaces (une glace peu épaisse en janvier) atteignait presque un million d’habitants en 1900, soit la troisième ville russe après Moscou et Saint-Pétersbourg.
Le nom d’Odessa est d’origine grecque, il serait dérivé du nom d’Ulysse/Odysseas. Celui de la ville voisine de Kherson vient de Hersonissos (la presqu’île). Odessa était destiné à appuyer un projet de renaissance de l’Empire byzantin, dont le nouvel empereur serait un fils de la Grande Catherine.
Depuis 2017, le détroit de Kertch est équipé d’un pont qui relie la Russie qu’on peut appeler caucasienne à la Crimée. Les structures de ce pont sont trop basses pour laisser passer certains gros navires, si bien que les ports ukrainiens de la Mer d’Azov, Berdiansk et Marioupol, sont désormais limités dans leurs capacités d’accueil.
Durant toute la période soviétique la côte de la mer Noire et spécifiquement la Crimée ont été pour les Russes l’équivalent de notre Côte d’Azur, où beaucoup d’enfants passaient leurs vacances dans des camps, et où beaucoup de Russes passaient aussi leurs vacances estivales, sans compter des résidences beaucoup plus luxueuses, spécialement en Crimée. On lira avec intérêt à ce sujet l’ouvrage de Paul Thorez « Les enfants modèles » (réédition dans la collection Folio en 1984).
Tous ces rappels n’ont pas pour but de détourner notre attention du drame qui se joue aujourd’hui en Ukraine. Mais j’ai tendance à croire en lisant les proclamations de Poutine que quelque part il trouve dans l’histoire de l’Empire russe des justifications à sa folle et criminelle entreprise.
Michel Sivignon, mars 2022
(1) Cartes de la Mer Noire, de l’Ukraine, et de la Russie 1922, 1954 (URSS), 1991 publiées dans Le Monde, édition papier des 6 et 7 mars 2022, p. 25, signées par Flavie Holzinger, Xemartin Laborde, Delphine Papin, Lucie Rubrice, avec l’aide de Louis Pétiniaud, chercheur au centre Géode spécialiste de la géopolitique de l’Ukraine et de la Russie.
Cartes reprises dans l’article en ligne du Monde « La mer Noire, frontière de plus en plus dangereuse entre les zones d’influence russe et européenne », par Frank Tétart , Martin Laborde, Delphine Papin, Lucie Rubrice, Eric Dedier et Flavie Holzinger, publié le 12 mars 2022.
-
18:51
Les routes maritimes arctiques : une nouvelle utopie ?
sur Les cafés géographiquesLe réchauffement climatique et la croissance des échanges entre Extrême-Orient asiatique, Europe et Amériques ont entrainé un intérêt nouveau pour les régions polaires qui sont restées pendant longtemps le domaine de l’imaginaire et le terrain de jeu d’héroïques aventuriers. Aujourd’hui on en évalue les ressources, la navigabilité et les objectifs des Etats qui y exercent une certaine souveraineté, parfois avec quelque inquiétude.
C’est dans ce cadre que s’est récemment déroulé à la Cité des Sciences de Paris un colloque intitulé « Régions polaires : quels enjeux pour l’Europe ? ». Toutes intéressantes, les interventions ont porté sur les questions climatiques, la faune, les ressources minières aussi bien que sur l’imaginaire et les difficultés psychologiques à supporter l’isolement d’un hivernage dans une station de l’Antarctique. Nous avons choisi d’évoquer la communication de Hervé Baudu, professeur en Chef de l’Enseignement maritime, spécialiste de la navigation dans les glaces.
Pour raccourcir les 19 600 km qui séparent Shanghaï de Rotterdam et les engorgements de porte-conteneurs dans le canal de Suez, ne serait-ce pas tout bénéfice d’emprunter l’océan Arctique, le long de l’Eurasie, puisque la banquise devrait disparaitre sous l’effet du réchauffement ? En 2020, 19 000 navires (représentant 1 milliard de tonnes de marchandises) ont transité par le canal de Suez alors qu’il n’en passait que 88 par le détroit de Béring. Pourtant cette voie n’est pas sans risque comme l’a montré l’échouage de l’Ever Given au milieu du canal en mars 2021 bloquant 425 bateaux, ce qui a eu des conséquences économiques dans le monde entier. Alors les routes du nord, plus courtes, sont-elles plus rapides et plus sûres ? C’est cette idée simpliste qu’Hervé Baudu s’attache à réfuter.
Routes maritimes polaires © Hervé Baudu 2011
Il rappelle d’abord que l’Arctique est un espace fermé (par les glaces qui ne le rendent vraiment praticable qu’à la fin de l’été), un espace réglementé (par la Convention des Droits de la mer (1)) et un espace contrôlé (par les Etats côtiers jusqu’à la limite des 200 milles). Il y existe quatre routes maritimes potentielles : les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest, le pont arctique qui relie Mourmansk à la baie d’Hudson et une route transpolaire (passant par le pôle nord) encore théorique. Mais les conditions de navigation restent très contraignantes à brève et moyenne échéance. Et les routes ne sont navigables que pendant une courte période estivale. D’ailleurs les armateurs restent très prudents.
Les routes canadiennes sont encombrées de glaces dérivantes et parfois trop étroites pour les plus gros porte-conteneurs. Une route est très fréquentée à la fin de l’été par les bateaux de croisière, mais le trafic commercial de transit y est insignifiant d’autant plus que le canal de Panama dont la capacité d’accueil a été améliorée en 2016, facilite les relations entre les deux façades du continent américain. Les Canadiens ne sont donc pas intéressés par le développement de la route du N-O qui demanderait de gros investissements (nécessité d’organiser des secours …) pour une rentabilité incertaine.
La route du N-E, du détroit de Béring à la mer de Barents, suscite plus d’intérêt de la part des Russes qui ont une grande expérience de la navigation dans les glaces. Ils doivent évacuer les hydrocarbures et les minerais extraits dans la région de la péninsule de Yamal au nord de la Sibérie occidentale, une route approvisionnant l’Europe à l’ouest, l’autre la Chine à l’est. Il est prévu de développer cette activité extractive car le potentiel terrestre est considérable (un seul projet offshore est envisagé). Le gaz, principale ressource, qui fournit la moitié du gaz européen (2) ne peut plus être transporté par voie terrestre à cause du dégel du permafrost qui déforme les gazoducs. Il est donc liquéfié (GNL) et transporté par bateau. Pour répondre aux besoins croissants du trafic, les Russes développent leur flotte de brise-glace dont trois à propulsion nucléaire, ce qui assurera un chenal libre toute l’année.
Mais qu’en est-il d’une « voie express » entre la Chine et l’Europe ?
Hervé Baudu est catégorique : il n’en est pas question à moyenne échéance pour des raisons techniques, financières et politiques. La route polaire n’est pas rentable : saison de navigation courte, porte-conteneurs plus petits car les tirants d’eau sont parfois insuffisants, coûts élevés des assurances et des brise-glace auxquels on a recours, absence de hubs intermédiaires. De plus toute navigation s’effectuant dans les eaux territoriales russes qui s’étendent aussi autour d’iles situées très au nord du continent, il faut donc en demander l’autorisation à l’administration russe.
La route de Suez, voire celle qui contourne le sud de l’Afrique ont encore de beaux jours.
Michèle Vignaux mars 2022
1) « La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer » a été adoptée à Montego Bay en 1982 et est entrée en vigueur en 1994.
2) Telle était la situation avant la guerre en Ukraine. -
15:38
L’Ukraine aux Cafés géo
sur Les cafés géographiquesNous nous réjouissions de recevoir, le 8 mars prochain au Flore, Cédric Gras, géographe, grand voyageur (1), et excellent écrivain. De nombreuses questions suscitaient notre curiosité : rapport entre voyage et écriture, nécessité du temps long pour appréhender un lieu, goût des confins et des frontières, dilection particulière pour le monde russe de Mourmansk à Vladivostok. Il y a vécu plusieurs années dont cinq en Ukraine où il dirige l’Alliance française de Donetsk en 2014 lorsqu’intervient la révolution de Maïdan. Son expérience des déchirements qui affectent alors le Donbass sécessionniste est transposée dans un roman, Anthracite (2). Très affecté par la situation actuelle de l’Ukraine, Cédric Gras a décidé de s’y rendre. Nous le retrouverons à son retour pour un café consacré à ce pays.
1) Membre de la Société des Explorateurs Français
2) Anthracite, Paris : Stock, 2016 -
22:39
Géographes français en Seconde Guerre Mondiale
sur Les cafés géographiquesSous la direction de Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier
Collection Territoires en mouvements. Editions de la Sorbonne.2021
Voici un livre bienvenu et qui s’inscrit dans la ligne, inaugurée par Philippe Pinchemel, d’une nécessaire histoire de la géographie de langue française.
Le livre comporte 4 parties :
1. Géographier sous contrainte en zone libre et occupée
2. Près de Vichy ?
3. Hors des frontières : géographes à l’étranger et en exil.
4. Figures de résistants et de victimesLe titre indique qu’il ne s’agit pas d’une histoire de la géographie, ni dans son orientation scientifique, ni dans ses relations avec les autres sciences sociales.
Il ne s’agit pas non plus, théoriquement du moins, de l’histoire de l’institution au sein de l‘enseignement et de la recherche. Toutefois ce dernier pari est difficile à tenir, parce que les géographes n’existent guère en dehors de leur statut professionnel et que ce dernier est nécessairement évoqué en permanence.
En revanche il s’agit d’un très sérieux travail historique. On rassemble ici des matériaux, soit des textes imprimés mais inégalement connus, soit des archives personnelles, familiales ou institutionnelles, dont la collecte obstinée n’est pas l’élément le moins remarquable de cet ouvrage. On collecte aussi des interviews qui n’ont pas donné lieu à publication, ni même parfois à un texte écrit. Dans cette recherche soulignons le mérite des jeunes historiens qui ont trouvé là un terrain à leur mesure. Et aussi le texte de notre ami Denis Wolff sur Albert Demangeon.
Il résulte de cette démarche initiale qu’on peut lire ce livre de plusieurs façons.
A. On peut le traiter comme un dictionnaire biographique, et y rechercher des données sur tel géographe dont on a lu les ouvrages ou bien qu’on a personnellement rencontré, parfois il y a très longtemps. Cette recherche s’apparente à celle d’un commissaire dans un roman policier. Il y a là un danger, celui de traquer les signes parfois ténus qui peuvent faire supposer l’orientation politique de tel ou tel. Or par une discrétion communément partagée, les géographes n’étaient souvent peu bavards sur leurs engagements et sur leurs actions politiques durant la guerre. Il y a une exception, celle de ceux qui adhèrent au parti communiste, et dont beaucoup sont exclus de l’enseignement par Vichy. Aussi bien bénéficient-ils d’un traitement particulier : dans la première partie, Nicolas Ginsburger présente « engagements, difficultés et carrières. Géographes communistes et communisants dans la tourmente (1938-1945) ».
Un des mérites du livre est de sortir des frontières nationales et de nous parler du rôle des géographes français expatriés en Espagne, au Brésil, aux Etats-Unis. Jean Gottmann, contraint en tant que juif de quitter la France et exilé aux Etats-Unis trouve ici sa place.
Un certain nombre de géographes reçoivent ici un traitement plus ample : on citera Albert Demangeon, Pierre George, Jean Dresch, Pierre Gourou, Daniel Faucher, Max Sorre, Jean Gottmann déjà cité, Pierre Monbeig, Orlando Ribeiro, Théodore Lefebvre, Jacques Ancel, Jules Blache.
B. On peut aussi rassembler des données éparses et tenter une synthèse à usage personnel et passer ainsi insensiblement des géographes à la géographie.
C. On peut enfin chercher comment se fait l’insertion de la géographie dans l’histoire troublée de la France durant la Seconde Guerre Mondiale.
Il faut rappeler que la géographie a souffert d’un soupçon après 1945, qui justifie le titre de la 2° partie : « Près de Vichy ? » et le soupçon d’une correspondance entre une orientation ancienne vers le monde rural, toujours privilégié dans les études de terrain de la géographie classique et l’idéologie de la Révolution Nationale promue par Pétain. Reprenons la citation bien connue de ce dernier, prononcée dès le 25 juin 1940 et d’ailleurs sortie de son contexte : « Seule la terre ne ment pas ». Il ajoutait : « un champ qui tombe en friche, c’est une partie de la France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une partie de la France qui renait ».
Marie-Claire Robic montre comment cette phrase a servi à nourrir des affirmations péremptoires sur la supposée correspondance entre l’idéologie agrarienne de Vichy et l’orientation vers les études rurales de la géographie française, à la suite de Vidal de la Blache.
Dans le même temps, on ne peut manquer d’être troublé par la position d’Emmanuel de Martonne, qui entretient des rapports avec tous les ministres de l’Instruction publique et vise, imperturbable, son but l’autonomie de la géographie par rapport à l’histoire, dont la garantie est la création de l’agrégation de géographie décidée dès 1941 et obtenue en 1943 (Abel Bonnard étant ministre). Il reste assurément à écrire un ouvrage sur le rôle d’Emmanuel de Martonne.Naturellement cette promotion de la géographie durant la guerre nourrit chez certains historiens ou chez les tenants d’autres sciences sociales exclues de l’enseignement secondaire, amène un ressentiment propre à nourrir toutes sortes de soupçons.
En conclusion ce livre apporte une contribution majeure à l’histoire de notre discipline. Sa forme même, qui mobilise toutes les sources depuis les souvenirs individuels jusqu’à des ouvrages connus suscitera des envies de compléter le travail entrepris ici, ce qui est peut-être le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre.
Michel Sivignon, février 2022
-
20:27
Développement durable, inégalités et pauvreté dans le monde
sur Les cafés géographiquesCe 15 février, les Cafés reçoivent Yvette Veyret. Professeur émérite à l’Université de Paris-Nanterre, auteure de très nombreuses publications concernant notre sujet dont une nouvelle édition (2022) d’un Atlas du développement durable (en collaboration avec Paul Arnould). Micheline Martinet est la modératrice de cette rencontre.
Le développement durable, un sujet rebattu ? Il s’agit en fait d’une problématique assez difficile à traiter car certaines politiques de développement durable peuvent exacerber les inégalités socio-environnementales. Malgré la volonté de réduire la pauvreté (définie par plusieurs indices), elle est toujours présente car le volet social reste le parent pauvre du développement durable.
C’est au Sommet de la terre de Rio, en 1992, que ce concept de développement durable est né, sans entrainer d’effets positifs, ce qui a amené l’ONU à fixer de nouveaux objectifs en 2005. Il prend en compte trois éléments majeurs :
– Un volet écologique
– Un volet économique où s’expriment différentes positions à l’égard de la croissance (croissance verte ou décroissance ?)
– Un volet social centré sur la notion d’équité dans l’accès aux ressources (on pourra se référer aux œuvres de John Rawls et d’Amartya Sen), mais la notion de besoins est difficile à préciserPour Yvette Veyret, le problème des inégalités l’emporte sur celui du réchauffement climatique. Elle en montre l’importance à partir d’indicateurs qui prennent en compte des données générales (10% des plus riches possèdent 80% du patrimoine mondial) mais aussi qualitatives (travail des enfants, scolarisation etc…).
L’IDH (indice onusien de développement humain créé en 1990) qui est fondé sur l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le RNB/hab, montre le lien entre les pays situés en bas du classement, en majeure partie des pays africains, et une forte fécondité.
Pour une meilleure perception du niveau de développement, d’autres indices ont été créés ultérieurement, comme l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) fondé sur dix entrées définit comme « pauvres » 1,75 milliard de personnes vivant dans 104 pays, situés surtout en Afrique subsaharienne et Asie.
En matière d’environnement, ce sont les plus riches qui émettent le plus de G.E.S (gaz à effet de serre). Même si la carte de l’empreinte écologique n’est pas très scientifique, elle montre que les plus pauvres sont des « modèles » en terme écologique, mais est-ce là un modèle souhaitable pour le monde ?
Pourtant ce sont les sociétés les plus pauvres qui vivent dans les environnements les plus dégradés : bidonvilles jouxtant déchets et eaux usées, villes sans réseau d’eau, absence de sanitaires entrainant la pollution des sols et des eaux…C’est souvent la médiocrité des systèmes socio-économiques qui est responsable de ces situations et non les conditions naturelles (par exemple, Brazzaville dispose d’eau à profusion).
Les inégalités sont présentes aussi dans les pays développés. En Ile-de-France, par exemple, 9% des Franciliens ne disposent pas d’espace vert, 13% supportent au moins trois nuisances environnementales et la surmortalité due au COVID19 y est très notable dans les populations nées en Asie et d’Afrique.
Pourquoi le volet social est-il le parent pauvre du développement durable ?Plusieurs courants de pensée sont à l’origine de ce concept. Mais le mouvement écologique dominant est né au XIXe siècle chez les migrants européens qui s’installèrent aux Etats- Unis pour « trouver la vraie nature ». non dégradée par les sociétés (cf. travaux de Thoreau, de Muir, Emerson..) Cela explique que le souci de protéger la nature l’emporte sur celui des inégalités sociales, alors que, pour un géographe, société et nature composent un objet hydride où données « naturelles » et sociales sont en interrelation.
Les pratiques des pays riches.Depuis longtemps certains déchets des pays riches sont transportés illégalement vers des pays plus pauvres, sous l’appellation cynique de « tourisme » des déchets toxiques (une de ces cargaisons a ainsi provoqué une forte surmortalité en Côte d’Ivoire). Ce n’est là qu’un exemple de pratiques de ce type parmi tant d’autres.
Certaines politiques de développement durable aggravent les inégalités dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud.
Dans la lutte pour contre le gâchis énergétique, la protection des logements, coûteuse, ne profite guère qu’aux classes aisées. Et les écoquartiers, peu accueillants aux plus pauvres, favorisent l’«entre-soi » des classes moyennes favorisées.
Les mesures de protection de la nature, préconisées par certaines ONG, comme WWF par exemple, peuvent être aussi source d’inégalités, la création de parc nationaux, de réserves naturelles en témoigne parfois, c’est le cas au Canada de la création du parc national Forillon en Gaspésie qui a entrainé l’expropriation de 205 familles), mais cette situation est plus fréquente ancore dans les pays des Suds. Le modèle de conservation transposé par des ONG du Nord est mal adapté à ces pays. Au Sénégal, des populations déplacées brutalement à la périphérie des parcs de protection (parc de Niokolo Koba par exemple) ont perdu leur rapport séculaire au territoire et sont en grande situation d’instabilité).
Peut-on fournir des compensations aux populations lésées par ces politiques ?
On peut envisager des compensations territoriales, comme au Havre où on a créé un îlot artificiel pour compenser l’extension du port sur une zone naturelle, ou des compensations financières. (cf. la politique de réduction de la déforestation REDD ) Dans ce dernier cas, il est difficile de définir un montant et d’échapper à la corruption qui gangrène certains pays.
Certaines postures d’ONG du Nord qui peuvent sembler acceptables en termes écologiques, peuvent contribuer à accroître la pauvreté. Le boycott des produits provenant d’espaces abusivement défrichés dans les PED (par exemple, les roses produites au Kenya pour le marché européen, ou le soja, le café du Brésil) qui peut se justifier sur le plan écologique, risque de rejeter dans une grande pauvreté les populations qui travaillent dans ces domaines. De tels choix demandent beaucoup de réflexion….
Quelles propositions peut-on avancer ?
Les nouveaux objectifs de développement durable annoncés pour 2030 insistent sur la lutte contre la pauvreté et la diminution des inégalités mais leur mise en œuvre est difficile.
L’Atlas des conflits pour la justice environnementale montre que les plus pauvres vivent dans les espaces les plus dégradés. Les sociologues américains ont ainsi défini un « racisme environnemental » pour qualifier l’environnement médiocre dans lequel vivent beaucoup de Noirs.
Il reste difficile d’associer les trois piliers (l’aspect écologique étant le plus facile à traiter, le plus fréquemment traité). Les politiques de développement durable s’accompagnent de l’ingérence du Nord dans les Suds cela au profit d’abord des pays du Nord.
Questions et interventions de la salle
- Faut-il aller vers la démondialisation ?
Les mouvements écologistes ont eu raison d’attirer l’attention sur l’échelle planétaire du problème, mais il est nécessaire de tenir compte des modèles locaux.
- Quels sont les impacts de la croissance démographique sur le développement durable ?
– Dans les années 70, discours écologique et dénonciation d’une démographie galopante ont convergé pour dramatiser l’avenir. Plus récemment la croissance démographique a ralenti, ce qui pose un autre problème : le déséquilibre des classes d’âges au profit des vieux.
– Dans son ouvrage, L’Afrique noire est mal partie (1962), l’économiste René Dumont s’est alarmé de la forte fécondité africaine nuisant au développement, ce qui lui a valu le qualificatif de « néo-colonialiste » car il remettait en cause le système familial.
– La presse asiatique insiste sur le recours à la stérilisation très fréquent dans certains pays comme la Corée du sud ou Taïwan (3 femmes sur 10 n’auront pas d’enfant). La Chine a abandonné sa politique d’enfant unique et doit affronter aujourd’hui le problème de l’entretien des parents âgés.
– En Egypte la démographie a été contenue sous la présidence de Moubarak dont l’épouse a œuvré en faveur de la contraception. Actuellement la démographie est galopante, surtout dans le sud où la situation des enfants est catastrophique.- Y a-t-il des endroits heureux dans le monde ?
Il est difficile de répondre à cette question car bien-être et bonheur ne sont pas toujours étroitement corrélés.
Pour clore la soirée, on évoque le débat entre pays riches, où on stigmatise les inégalités sociales mais sans proposer de programme, et pays pauvres dont le modèle reste celui des pays riches.
Michèle Vignaux février 2022
-
8:31
Géopolitique de la péninsule arabique – Une situation explosive
sur Les cafés géographiquesDans quel « entre deux mondes » se situe cette péninsule ? Elle est si puissante et si fragile à la fois ! Territoire des Mille et une nuits, elle fait rêver lorsqu’elle étale ses richesses, elle fait trembler lorsque tant de rivaux se manifestent, par tant d’argent, attirés.
N’hésitons pas, allons à sa rencontre.Arabie – Le Petit Robert – 1999-
Des frontières récentes et fragilesUne immensité encore presque vide
Quadrilatère de 4 millions de km², la péninsule arabique dispose de trois façades maritimes, sur la mer Rouge, sur la mer d’Oman et sur le golfe Arabo-Persique. Mais c’est d’abord un vaste désert aux conditions naturelles difficiles, où cohabitent, depuis des millénaires éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires dans les oasis. A un « centre » vide, ce qui est peu banal, la péninsule oppose des périphéries dynamiques, non moins banales.
Le relief peut se décliner d’ouest en est : la mer Rouge est bordée par une étroite plaine littorale ; elle est surplombée par une chaîne de hautes montagnes (Hedjaz et Asïr) qui forment une barrière dont les plus hauts sommets dépassent 3 000 m d’altitude.
Quelques vallées profondes l’entaillent qui donnent accès à de hauts plateaux compris entre 500 et 1 000 mètres d’altitude, multitude de déserts de dunes (Nefoud, Nedjd, Rub’ al-Khali).
Toute la moitié orientale de la péninsule correspond à des plaines qui s’abaissent lentement vers le golfe Arabo-Persique. Un seul accident interrompt cette plénitude, les montagnes du Djebel Akhdar du Sultanat d’Oman qui dépassent à nouveau 3 000 mètres d’altitude.
Traversée par le Tropique du Cancer, la péninsule a un climat continental à l’intérieur et il peut neiger (rarement) alors que les plaines littorales sont chaudes et humides. Les pluies sont très irrégulières et les cours d’eau (oueds) souvent intermittents.La carte des Etats actuels de la péninsule
Atlas du Moyen-Orient, Pierre Blanc & Jean-Paul Chagnollaud- Autrement- 2019-
Et zones de conflit en 2022- Maryse VerfaillieEntre Europe et Asie, tutoyant l’Afrique, la péninsule arabique est un lieu de passage presque incontournable. La carte des Etats est très récente : années 1930 pour l’Arabie, années 1970-71 pour les Emirats. L’importance géostratégique est d’autant plus grande que les gisements d’hydrocarbures y abondent, renouvelant et accroissant les convoitises internationales.
Une longue main mise occidentale
Beaucoup de frontières sont contestées ce qui crée des conflits régionaux à n’en plus finir, en particulier entre l’Arabie et le Yémen (voir carte ci-après).
L’île d’Abou Moussa est très convoitée parce que gardienne du détroit d’Ormuz. C’est par ce détroit que passent les super tankers chargés à ras bord de pétrole.
L’entrée de la mer Rouge a d’abord été contrôlée par la base française de Djibouti, devenue une République indépendante en 1977.
En 2002, les Etats-Unis ont obtenu l’autorisation d’installer une base, pour sécuriser le détroit ; puis en 2011 les Japonais, pour lutter contre la piraterie, et depuis peu par une base Emiratie située à quelques km au nord, à Assab. Les Chinois sont présents depuis 2017, dans la logique des « routes de la soie ».
L’île de Socotra, appartient au Yémen, mais une base américaine y est installée.
Les grandes puissances, qui ont reconnu les indépendances, maintiennent ici des bases qui encerclent la zone.Au XIXe siècle, la « question d’Orient » devient l’expression diplomatique pour décrire les manœuvres de Paris, Londres et Saint-Pétersbourg, pour tirer le plus grand bénéfice de la lente décomposition de l’Empire ottoman.
Au Levant, la « protection » des minorités chrétiennes demeure une priorité pour la France. Mais c’est aussi à Paris que l’on s’enthousiasme pour la renaissance arabe et où se déroule le premier Congrès arabe en 1913. Ce nationalisme arabe se développe aussi en Egypte, sous occupation britannique depuis 1882.
Pendant la Première Guerre mondiale, le chérif Hussein de Jordanie s’engage aux cotés des Britanniques et des Français pour mettre à terre les Ottomans. Mais la chose faite, les deux empires coloniaux trahissent Hussein (à qui l’on avait promis l’établissement d’un royaume arabe à Damas) et se partagent la péninsule.La Ruée vers l’or noir, Le Moyen-Orient en cartes. Le Monde, HS -2020-
Au XXe siècle, on découvre du pétrole
En 1901, le britannique William Knox d’Arcy obtient du chah de Perse l’autorisation de chercher du pétrole. Il en trouve en 1908 et dès 1909 se forme l’APOC (l’Anglo-Persian Oil Company). Dès 1914, le gouvernement britannique prend une part majoritaire dans l’APOC.
Les vainqueurs de l’Empire ottoman vont aussi s’emparer da la Turkish Petroleum Company.
Puis un consortium se forme entre les grandes puissances occidentales dont les Etats-Unis et les Pays-Bas. Les concessions saoudiennes aux compagnies américaines datent de 1933. L’Aramco naît en 1944, la British Petroleum en 1953.La création de l’OPEP en 1960
L’Arabie est à l’origine de la création de l’OPEP, dont elle apparaît le chef de file. Premier producteur du monde de pétrole, le royaume peut ainsi participer à la fixation des prix et des quotas et s’assurer une rente qui reste néanmoins aléatoire.
En 1973, le triplement du prix du pétrole semble démontrer que le règne des compagnies occidentales est terminé.Des royaumes d’expatriés
Ancienne côte des Pirates, transformée en côte de la Trêve au XIX ème par la Royal Navy britannique, qui tenait à sécuriser la route des Indes, la partie orientale de la péninsule arabique fut longtemps perçue comme inhospitalière. On n’y pratiquait guère que la pêche perlière. La découverte du pétrole dans les années 1930 va attirer une population cosmopolite pour bâtir sur le sable. L’immigration fut d’abord arabe. Puis vient le temps, après la Seconde Guerre mondiale, d’une immigration occidentale très qualifiée, celle des expatriés (« ex pats »). Aujourd’hui arrivent des flux de main-d’œuvre non qualifiée et asiatique. Cette main-d’œuvre dépend d’un « parrain local », qui s’apparente à une forme moderne d’esclavage.
Les Printemps arabesLa plupart des Etats arabes ont émergé au début du XX ème sur les ruines de l’Empire ottoman, voire dans les années 1970. Après s’être libérés de la tutelle coloniale européenne, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, ils doivent à présent s’affranchir de la férule des autocrates locaux. Ces Printemps ont fait grand bruit, suscité beaucoup d’espoir et finalement échoué.
En décembre 2010, un vendeur ambulant s’immole devant le gouvernorat de Sidi Bouzid en Tunisie. La rue tunisienne s’embrase et fait partir Ben Ali en janvier 2011. En Egypte, c’est au tour d’Hosni Moubarak d’être chassé en février 2011, puis au président Saleh d’être exilé au Yémen fin 2011.
L’Arabie a inspiré le réveil islamique fondamentaliste.
De très nombreux pays arabes suivent le mouvement de protestation contre des régimes jugés dictatoriaux. Mais le renouveau espéré n’a pas lieu, la situation s’est même le plus souvent aggravée, sauf en Tunisie.
Au Yémen, un coup d’Etat des Houthistes, est suivi d’une intervention militaire saoudo-émiratie en mars 2015.
En 2019, une 2ème vague de soulèvements de grande ampleur est enclenchée, surtout au Maghreb.
Celle de Bahreïn est tout de suite matée par l’Arabie Saoudite. Celle du Liban provoque la démission du premier Ministre, Hariri, celle de l’Irak la démission d’Abdel Madhi.Fabuleusement enrichi par la rente pétrolière, le royaume saoudien, islamique et ultra-conservateur, a des ambitions qui dépassent le cadre de la péninsule et même du monde arabe.
La garde des Lieux saints, interdits aux non musulmans, est un enjeu considérable. L’honneur revient à la dynastie des Saoud de l’avoir ravie aux Turcs pour la rendre aux Arabes. L’Arabie préside l’Organisation de la conférence islamique, établie à Djeddah. L’organisation du pèlerinage est confiée à un ministère qui doit gérer la venue de quelque 3 millions de pèlerins par an. Prestigieuse, cette activité rapporte aussi beaucoup de devises.
L’Arabie Saoudite est le pilier de l’aide aux mouvements islamistes, aide amorcée dans les années 1970 et accélérée dans les années 1980, avec l’aval des Etats-Unis, pour lesquels il s’agissait d’un antidote à la subversion communiste.
Dans les années 1990, l’aide aux islamistes visait d’abord à contrer l’influence des chiites iraniens, qui contestent à l’Arabie sunnite le rôle de « gardien » des Lieux saints.La Fitna (discorde) entre les divers courants de l’islam
La Fitna, entre sunnites et chiites se nourrit du souvenir, chez les chiites, du meurtre en 680 de Hussein, fils d’Ali, par ceux qui se prétendront dépositaires de l’orthodoxie religieuse sunnite. Elle se nourrit aussi de la persécution dans l’histoire des chiites par les sunnites. Mais la division a retrouvé une acuité à la fin du XX ème siècle avant de connaître un paroxysme dans les années 2010, dans le contexte des « révoltes arabes ».—————————————–
Les chiites représentent environ :
Iran = 90 %
Bahreïn = 70 %
Irak = 60 %
Liban = 40 %
Koweït = 33 %
Turquie et Qatar = 20 %
Arabie Saoudite = 15 %
EAU = 10 %
Oman = 5 %—————————————–
Atlas du Moyen-Orient, Pierre Blanc & Jean-Paul Chagnollaud- Autrement- 2019-
La discorde nourrit la paranoïa du régime saoudien à l’égard de sa propre minorité chiite (15% de la population) considérée comme une cinquième colonne. Un tiers des chiites saoudiens sont concentrés dans la région orientale du Hasa, grande région pétrolière.
Le courant du zaydisme est implanté surtout au Yémen. Il est issu du chiisme et fonctionne comme un lien communautaire pour les montagnards dont une partie se retrouve aujourd’hui membres de la rébellion houthiste.La discorde est à l’origine de la création du Conseil de Coopération du Golfe
Le CCG est créé en 1981 après l’avènement de la révolution islamique en Iran et le déclenchement du conflit Iran-Irak. Il compte les Etats voisins immédiats : Bahreïn, les EAU, Koweït, Oman et Qatar, à l’exception du Yémen. Mais la guerre du Golfe (1991) a modifié les équilibres de la région, l’Arabie ayant dû accepter l’aide américaine lors de l’invasion du Koweït par l’Irak. L’Arabie s’est révélée vulnérable. Elle doit aussi faire face à des rivaux tels l’Egypte, la Turquie et surtout la turbulente voisine iranienne.
L’engrenage de la violence du milieu du XXe siècle, jusqu’à aujourd’hui
Cependant l’alliance entre Américains et Saoudiens demeure et ce malgré les attentats du 11 Septembre 2011, et malgré les contradictions entre un soutien sans faille à Washington (et donc par ricochet à Israël) et une politique de soutien aux éléments les plus conservateurs (voire anti-occidentaux) menée à l’intérieur de ses frontières comme dans l’ensemble du monde musulman.
Zone clé dans les relations internationales, la péninsule arabique suscite autant d’appréhension que de convoitise. Le monde arabe, qui manque d’un véritable leader est toujours sur la défensive. Les mêmes contradictions expliquent une même vulnérabilité sur le plan interne.Depuis le milieu du XXe, le Moyen-Orient est plus que jamais déchiré : une situation liée à la fois aux rivalités régionales et interarabes et à l’intervention des puissances occidentales. Plusieurs causes expliquent ces conflits.
La guerre froide entre Moscou et Washington entraîne une division aiguë entre ceux qui soutiennent et se mettent sous la protection des Américains à savoir les monarchies conservatrices du Golfe et ceux qui soutiennent et coopèrent avec l’URSS, les républiques nationalistes et socialistes arabes.
La création de l’Etat d’Israël en 1948 divise le monde arabe car une large partie de la population palestinienne est chassée de son territoire ancestral.
Avec la révolution islamique d’Iran (en 1979) les régimes issus du nationalisme arabe et les monarchies conservatrices sont confrontés à une montée de l’opposition islamiste. Le mouvement Hamas devient, après les accords d’Oslo de 1993, la figure du nouveau nationalisme palestinien.
Avec la guerre Irak-Iran (1980-1988), c’est le clivage chiites-sunnites qui domine peu à peu au Moyen-Orient.
De nouvelles puissances régionales s’immiscent dans la région : la Russie de Poutine est de plus en plus présente en Syrie et au Qatar. La Turquie d’Erdogan s’inquiète du problème Kurde en particulier et de l’insécurité sur ses frontières en général. Elle est membre de l’OTAN, mais elle ne lui fait plus guère confiance pour la défendre.La politique régionale est tout aussi violente.
Le Monde- H.S – Le Moyen-Orient en Cartes -2020
Une nouvelle Guerre froide s’ouvre entre les membres du CCG, Conseil de Coopération du Golfe et le Qatar et le Yémen.
En 2017, le Qatar est mis au ban de la péninsule, en raison de son refus de s’aligner sur la ligne diplomatique anti-Iran, par l’Arabie Saoudite, soutenue par les EAU, le Bahreïn, le Yémen et l’Egypte. Les EAU sont les plus viscéralement opposés au Qatar parce que le modèle promu est favorable à l’inclusion des islamistes dans le jeu politique et aussi parce que les deux Etats sont en concurrence directe dans la diplomatie culturelle et sportive.
Le soft power culturel : pouvoir des signes ou signe du pouvoir
La guerre au Yémen, enclenchée en 2015, se poursuit, violente de part et d’autre, elle semble sans fin, attisée par l’Iran qui voit là le talon d’Achille de son adversaire. L’Iran n’hésite pas à envoyer des drones sur l’Arabie (septembre 2019) et à détruire deux usines d’Aramco (la compagnie pétrolière saoudienne), ce qui a fait chuter la production mondiale de 6%.
Pas plus tard que le 18 janvier 2022, l’émirat d’Abou Dhabi a reçu des drones qui ont fait 3 morts et des blessés sur une zone industrialo-portuaire. Cette attaque est revendiquée par les rebelles houthistes du Yémen… soutenus par l’Iran.
Le sultanat d’Oman louvoie : il fait partie du CCG, mais a gardé des relations diplomatiques avec le Qatar.
Aujourd’hui encore, les foyers de tensions entre les Etats restent nombreux et des attentats terroristes djihadistes sont déclenchés en Arabie, au Yémen, Irak, Liban.La volonté de suprématie régionale de l’Arabie Saoudite
Tableau réalisé par Maryse Verfaillie – Source – Bilan du Monde -2020
Depuis l’arrivée au pouvoir de Mohammed Ben Salman (MBS) en 2017, tout va très vite.
Ce jeune prince saoudien a les dents longues. En un rien de temps, avec l’argent du pétrole, il libéralise l’économie et la société du pays : peine de mort abolie pour les mineurs, droit de vote pour les femmes qui obtiennent aussi le droit de conduire, de créer leur entreprise et d’assister à un match de foot ! Mais la moindre critique peut vous coûter cher, en témoigne l’assassinat en octobre 2018 du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul.La multiplication des contrats de prestation de services dans le domaine culturel au sens large, de l’université au sport en passant par les musées, permet la redistribution de la rente pétrolière, en dehors des secteurs traditionnels de la clientélisation. Cette politique peut aider à souder une identité nationale récente, à plaire aux classes moyennes émergentes, à attirer des capitaux et des savoir-faire occidentaux. Cet argent doit aussi permettre de diversifier les économies en développant le secteur des finances et de la culture.
Le long de l’ancienne côte des pirates, c’est sérénité, luxe et volupté !
Du Koweït à Oman, monarchies et principautés du golfe alignent musées, architectures futuristes au bord de l’eau, laboratoires high-tech, hôtels étoilés et paradis fiscaux
La nature a distribué des richesses dans un monde peu peuplé. Un exceptionnel concentré d’hydrocarbures assure le bien-être de quelques millions de résidents (voir le tableau ci-dessus). Mais, à côté des nationaux, auxquels sont réservés les largesses, il faut garder en mémoire que les travailleurs immigrés ne sont pas à la fête. A Dubaï, les étrangers doivent quitter le pays dès que leur contrat de travail s’achève.
En Arabie, le système du kafalat, autorité qui se porte garante des immigrés, permet au Kafil de prendre la moitié du salaire du travailleur !• Dans la dernière décennie, le royaume saoudien a pris conscience de l’importance de son patrimoine et a compris qu’il fallait l’inclure dans une histoire qui ne commence pas seulement à l’avènement de l’islam, mais à la plus haute Antiquité. Quelques exemples.
– Al Ula, avec l’aide de la France et de l’Unesco est devenu un site culturel de premier rang en Arabie Saoudite. Ce site Nabatéen est aussi beau que celui de Pétra en Jordanie. Il accueille aussi un festival de musique (rappelons que la musique est haram dans l’islam).
-Des stations balnéaires sont en construction sur la mer Rouge (on pourra y boire de l’alcool) ; le Paris-Dakar, grand prix de formule 1, course mythique s’y déroule en 2022.
– Un Festival international du film a attiré des stars à Djeddah (grand port saoudien de la mer Rouge). Jack Lang, Catherine Deneuve faisaient partie des invités. L’événement a été sponsorisé par l’empire saoudien audiovisuel MBC et par la compagnie aérienne Saudia. Le grand manitou organisateur de l’événementiel dans le Golfe n’est autre que Richard Attias.
Les salles de cinéma, fermées depuis 3 décennies, viennent de rouvrir.
• Aux EAU, on a vu s’élever le musée du Louvre Abu Dhabi. A Doha (Qatar) un autre musée, construit par le même architecte français Jean Nouvel, a vu le jour. D’autres encore sont prévus.
Pour devenir le hub régional des transports, la concurrence est rude entre : Qatar Airlines, Etihad Airways (Abu Dhabi) et Emirates (Dubaï).
Des universités s’ouvrent : la Sorbonne Abu Dhabi, seule université francophone du Golfe ou, autre exemple, une gigantesque université à Taïf en construction en Arabie.
Au Qatar deux événements sportifs de haut niveau : en 2019, le championnat du monde d’athlétisme, en 2022, la coupe du monde de foot, la FIFA.
L’Exposition universelle prévue en 2020 a été reportée en raison de la pandémie, en 2022, elle se déroule en ce moment sur un site à mi chemin entre Dubaï et Abu Dhabi.Le luxe des Etats du Golfe ne leur fait pas oublier un environnement géopolitique dangereux et instable, comme un méchant vent de sable qui soufflerait d’est en ouest : d’un monde dominé par des Perses chiites, à un monde dominé par des Arabes sunnites.
Pour faire face à l’ennemi héréditaire, ces Etats comptent sur les Etats-Unis et les pétrodollars qui permettent d’acheter des armes (missiles) et des avions de chasse. Les dépenses militaires sont énormes, les plus élevées du monde par habitant. N’oublions pas de faire un petit « cocorico national » et d’ajouter des avions de chasse dernier cri (3 décembre 2021) : 80 Rafale achetés à la France.L’enrichissement de l’Arabie lui a permis d’entrer dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce), de créer une zone de libre- échange avec l’Europe et à présent, d’être membre du G20. Quand le pouvoir politique, l’argent du pétrole et une vision culturelle du monde se tiennent par la main, c’est un match « gagnant-gagnant »…comme diraient nos amis Chinois ! D’ailleurs on va en parler des Chinois !
La fin du leadership américain ? Un nouveau jeu politiqueLes troupes américaines passent dans le monde arabe de 103 000 hommes en 2019 à 20 000 en 2020.
Les trois derniers présidents américains (Obama, Trump, Joe Biden) poursuivent la même politique de désengagement en Afghanistan et au Moyen-Orient. Ils ont abandonné le Syrie à Poutine et Trump a enterré l’accord avec l’Iran sur le nucléaire, le grand œuvre de Obama. Une politique de sanctions contre l’Iran a affaibli le régime sans le faire tomber, quand bien même la CIA faisait assassiner le général iranien Ghassem Soleimani en janvier 2020.
Les Etats-Unis préfèrent garder leurs forces contre la Chine, devenue leur cible principale. Mais ils restent le shérif de la région, de loin certes, avec des partenaires locaux comme Israël et les EAU. Même si la base militaire terrestre américaine est fermée, il subsiste cependant un encerclement maritime.Les relations avec Israël connaissent une singulière embellie
Trump a reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël, en se rangeant aux vues de Nétanyahou, partisan d’un Grand Israël. Les « accords d’Abraham » en 2020, ont signé l’acte de mort d’une solution à deux Etats. Joe Biden a affirmé ne pas vouloir revenir sur cette décision.
Sur cette lancée, les EAU puis Bahreïn ont reconnu l’Etat d’Israël en août et septembre 2020.
L’Arabie a laissé faire sans leur emboîter le pas. Le royaume a promis aux Palestiniens de ne pas normaliser les relations avec Israël, tant qu’un Etat palestinien ne serait pas reconnu, avec Jérusalem-Est comme capitale. C’est là qu’est située la mosquée Al-Aqsa, 3ème lieu saint de l’islam.
En Oman, le sultan Qabous Ben Saïd, et aujourd’hui son successeur Hait Ham Ben Tarek sont tentés de suivre les autres monarchies et de reconnaître Israël. Le sultanat a reçu Nétanyahou en 2018.
MBS, le souverain de Riyad, avec son plan Vision 2030, a choisi d’implanter son projet de mégapole futuriste (Neom) dans le quart nord-ouest de la péninsule, en face de la station balnéaire israélienne d’Eilat, sur la mer Rouge. Cela ne peut-être un simple hasard.
En décembre 2021, le CCG se dit prêt à accepter un retour à l’accord sur le nucléaire de 2015.La France, « grande amie du monde arabe » depuis Chirac, garde un pied dans la région avec une base terrestre à Abu Dhabi et une à Djibouti.
En décembre 2021, la France de Macron a vendu 80 Rafale (Dassault) aux EAU de Mohammed Ben Zayed (MBZ), 12 hélicoptères Caracal d’Airbus, et conclu des partenariats économiques au profit de Safran et de Veolia. Vive la Realpolitik ! Ces accords étaient en préparation sous le mandat de Hollande et de son ministre Jean-Yves Le Drian.
Le président Macron a, en échange, demandé à l’Arabie et à ses alliés, d’aider le Liban à sortir du chaos actuel et de supprimer leur embargo sur les produits en provenance du Liban.
Le rayonnement culturel de la France dans cette région n’est pas indissociable de sa puissance armée. C’est l’architecte Jean Nouvel qui a été choisi, aussi bien pour le musée national de Doha (Qatar) que pour le LAD (Louvre Abu Dhabi).Le rôle de la Russie s’est accru.
Elle a pu signer un accord avec l’OPEP en janvier 2021 pour limiter le prix du baril de pétrole autour de 54 $. Mais il est supérieur à 80 $ à ce jour ! N’oublions pas que l’Arabie Saoudite est de fait le leader de ce cartel.Et la Chine ?
Les échanges entre dirigeants chinois et dirigeants du Golfe, se font de plus en plus nombreux.
En 2021, la Chine et l’Iran ont conclu un « partenariat stratégique » pour vingt-cinq ans.
La Chine et le CCG sont en train de négocier un accord de libre-échange, car la Chine est devenue le premier partenaire économique en 2020, détrônant l’Union européenne. Elle importe environ 80 % de son pétrole de cette zone. La Chine est aussi devenue le premier acheteur au monde des produits saoudiens non pétroliers Elle s’implique dans la production d’armements saoudiens : drones, missiles, etc. Enfin, elle investit dans les infrastructures qui lui permettent de consolider les « nouvelles routes de la soie ».Les rivalités régionales restent multiples.
La ville-émirat de Dubaï, dirigée par le cheikh Mohammed Ben Rachid A-Maktoum, se positionne toujours plus comme un paradis fiscal où les stars de la télé-réalité viennent s’installer, ainsi que ceux que l’on appelle désormais, les « influenceurs ».
Dubaï est fière de la tenue sur son sol de l’exposition universelle. Elle affiche aussi un programme révolutionnaire dans les transports : tous les habitants devront pouvoir se rendre à leur travail en moins de 20 minutes, soit en tram, soit en métro, soit à vélo.
Elle s’est aussi dotée en 1979, d’une zone portuaire géante, à Jebel Ali et déjà au 8è rang mondial des ports à conteneurs. Son aéroport se situe au second rang mondial, après Londres-Heathrow, pour le flux de passagers.
Si Dubaï s’affiche comme capitale économique (on la dit parfois aussi capitale économique de l’Iran, parce que de nombreux iraniens y sont installés), Abu Dhabi compte bien rester la capitale politique et améliorer son rôle économique. Quatre réacteurs nucléaires réalisés par des Coréens sont en cours de construction à Barakah. Les EAU, dirigés par Khalifa Ben Zayed Al Nahyane, dit MBZ, sont la première nation arabe dotée de l’énergie nucléaire.
Par ailleurs les EAU ont obtenu en septembre 2021 que leur quota de production de pétrole soit revu à la hausse : l’OPEP a accepté que leur production passe de 3,2 millions de barils par jour) 5 millions en 2030.Les EAU ont aussi lancé une sonde appelée Al Amal (sonde de l’espoir) sur Mars.En conclusion, l’idée s’impose d’un Proche et Moyen-Orient en miettes, fracturés par les guerres civiles, les rivalités politiques et la pandémie du Covid 19 qui s’éternise.
Riyad a voulu un cessez-le-feu au Yémen, mais les Houthistes soutenus par l’Iran, ont refusé tout accord, malgré le soutien de l’ONU.
Mais en janvier 2021, le blocus contre le Qatar a été levé. Al Jazira, la chaîne d’information qatarie, a promis de moins critiquer MBS, la Turquie a pu conserver sa base militaire. Les réserves gigantesques de gaz naturel dans l’émirat ne sont pas pour rien dans ce changement.Les grandes puissances (Etats-Unis, Russie) maintiennent leur stratégie d’élimination des terroristes, chacun a les siens.
Par ailleurs les Américains changent fondamentalement de politique : désormais le multilatéralisme est rejeté au profit de relations bilatérales. C’est peut-être le plus grand retournement de situation de ce début de XXIe siècle.Maryse Verfaillie, janvier 2022
A lire aussi :
[cafe-geo.net] -
17:34
Émissions de radio et de télévision
sur Les cafés géographiques- 360° Géo Reportage (émission de télévision, Arte) devenu GEO Voyages et rencontres insolites
-
Géopolitique le débat (émission de radio, RFI)
-
Le Dessous des cartes (émission de télévision, créé par Jean-Christophe Victor, présenté par Émilie Aubry, Arte)
-
Géographie à la carte (émission de radio, animée par Quentin Lafay, France Culture)
- Les Enjeux internationaux (émission de radio, animée par Julie Gacon, France Culture
-
Planète Terre (émission de radio, animée par Sylvain Kahn, France Culture), jusqu’en 2016
-
Sur la route (émission de radio, animée par Olivia Gesbert, France Culture), jusqu’en 2016
-
Terre à terre (émission de radio, animée par Ruth Stégassy, France Culture) jusqu’en 2016
-
Villes-Mondes (émission de radio, animée par Catherine Liber, France Culture) jusqu’en 2016
-
17:26
Sites et blogs de géographie
sur Les cafés géographiques-
Festival international de géographie (Saint Dié) : [https:]]
-
Diploweb : la revue géopolitique
-
Métropoles en mouvement (IRD) dasn la bibliothèque scientifique de l’IRD et plus particulièrement IRD le Mag’
- Société de géographie
- visionscarto.net
-
-
17:22
Revues de géographie en ligne
sur Les cafés géographiquesLes revues scientifiques en ligne sont publiées soit sur leur site d’origine, soit sur des plateformes de publications électroniques. Les articles y sont accessibles en texte intégral, parfois payants pour les deux ou trois dernières années, gratuits pour les publications plus anciennes.
Les plateformes recensant les revues scientifiques francophones sont Cairn Info ( [https:]] ), OpenEdition Journal ( [https:]] ) et pour les archives Persée (https:/www.persee.fr).
-
Annales de géographie
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2005.
Archives disponibles sur persee.fr., disponibles de1892 à 2006
-
Annales de la recherche urbaine
Texte intégral sur site de la revue (dernier n° publié n° 113 de 2019)
Archives disponibles sur persee.fr, de 1978 à 2018 -
Autrepart
Texte intégral sur cairn.info, de 2001 à 2018 -
Belgeo (Revue belge de géographie)
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2000. -
Cahiers de géographie du Québec
Texte intégral sur erudit.org, 1956 à 2019 -
Cahiers d’Outre-Mer (Revue de géographie de Bordeaux)
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2001. -
Carnets de géographes
Disponible sur le site [https:]] -
Ceriscope frontières
Disponible sur le site du CERI-Sciences po. -
Ceriscope pauvreté
Disponible sur le site du CERI-Sciences po. -
Confins : revue franco-brésilienne de géographie
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2007. -
Conflits : revue de géopolitique
Accessible sur le site de la revue -
Cybergeo : revue européenne de géographie
Texte intégral sur journals.openedition.org -
Développement durable & territoires
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2010 -
Echogéo
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2007 -
Environnement urbain
Texte intégral sur erudit.org, de 2008 à 2018, -
Espaces et sociétés
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2004.
Archives disponibles sur gallica.bnf.fr, de 1970 à 2003. -
Espace Populations Sociétés
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2003.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1983 à 2003. -
Espacestemps.net : revue indisciplinaire de sciences sociales
Texte intégral sur site de la revue, à partir de 2002. - Espacestemps, les cahiers.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1975 à 2005. -
Etudes rurales
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2001. -
Feuilles de géographie
Texte intégral sur le site de la revue -
Flux (Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et Territoires)
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2001.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1985 à 2000. -
Géocarrefour
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2003.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1926 à 2002 -
Géographie, économie, société
Texte intégral sur le site de la revue, à partir de 2004, et sur cairn.info , à partir de 2004. -
Géographie & cultures
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2005 -
Géographie physique et quaternaire
Archives disponibles sur erudit.org, de 1977 à 2007. -
Géomorphologie : relief, processus, environnement
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2007
Archives disponibles sur persee.fr, de 1995 à 2004. -
Hérodote (Revue de géographie et de géopolitique)
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2001 . -
Hommes & migrations
Accessible sur le site de la revue, à partir de 2007.
Texte intégral sur journals.openedition.org, de 2009 à 2021 -
Hypergéo (Encyclopédie en ligne de géographie)
Accessible sur le site hypergeo.eu. -
Justice spatiale
Texte intégral sur le site de la revue, à partir de 2009. -
L’Espace géographique
Accessible sur le site de la revue
Texte intégral sur cairn.info, de 2001 à 2020
Archives disponibles sur persee.fr, de 1972 à 2000. -
L’espace politique : revue en ligne de géographie politique et de géopolitique
Texte intégral sur journals.openedition.org, de 2007 à 2020 -
L’Information géographique
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2006.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1936 à 2005. -
Mappemonde
Texte intégral sur le site de la revue et sur journals.openedition.org, à partir de 2007.
Archives disponibles sur le site, de 1986 à 2003 -
Méditerranée : revue géographique des pays méditerranéens
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2005.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1960 à 2004 -
Norois : environnement aménagement société
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2004, et sur journals.openedition.org
Archives disponibles sur persee.fr, de 1954 à 2002 -
Outre-Terre : revue européenne de géopolitique
Texte intégral sur cairn.info, de 2003 à 2020 -
Physio-Géo : géographie physique et environnement
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2007. -
Population & avenir
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2005. -
Revue de géographie alpine
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2007.
Archives disponibles sur persee.fr , de 1913 à 2006 -
Revue de géographie historique
Texte intégral sur journals.openedition.org, à partir de 2016 -
Revue européenne des migrations internationales
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2002, et sur journals.openedition.org, à partir de 2002.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1985 à 2001 -
Revue géographique de l’Est
Texte intégral sur journals.openedition.org, de 1999 à 2018
Archives disponibles sur persee.fr, de 1961 à 1998
-
Revue Tiers Monde devenue en 2017 Revue internationale des études du développement
Texte intégral sur cairn.info, à partir de 2003.
Archives disponibles sur persee.fr, de 1960 à 2006
-
Rives méditerranéennes
Texte intégral sur journals.openedition.org, années 1998-2021 -
Territoire en mouvement : revue de Géographie et d’Aménagement
Texte intégral accessible sur journals.openedition.org, à partir de 2011, et de 2006 à 2008
Archives disponibles sur persee.fr, de 1963-2005 -
Urbia : les cahiers du développement urbain durable
Texte intégral accessible sur le site de l’Université de Lausanne, Unil, de 2005 à 2020 -
Villes et territoires du Moyen-Orient
site de l’Institut français du Proche Orient -
Vues sur la ville
Texte intégral accessible sur le site de l’Université de Lausanne, Unil, de 2002-2015.
-
-
22:15
Covid-19, Géopolitique d’une pandémie
sur Les cafés géographiquesLundi 17 février 2022, nous avons accueilli au Café de la Mairie (Paris 3e) Béatrice Giblin, géographe, professeure émérite des Universités, directrice de la revue Hérodote, pour un café géopolitique consacré à la géopolitique de la pandémie du Covid-19, sujet du dernier numéro de la revue Hérodote (2021/4, n°183).
Même si la crise sanitaire s’est poursuivie après la publication du numéro de la revue Hérodote (4e trimestre 2021), Béatrice Giblin pense que ce numéro garde tout son intérêt, compte tenu de la qualité des problématiques mises en valeur par les différents auteurs qui comptent parmi les meilleurs spécialistes des questions de santé et/ou des pays étudiés.
D’entrée, elle cite l’exemple de la Chine qui a saisi l’occasion de la pandémie pour prouver la supériorité de son système politique (moins de morts que dans les pays occidentaux malgré le manque de fiabilité des statistiques) et promouvoir une « diplomatie du masque et du vaccin ». En réalité, l’aide sanitaire de la Chine au reste du monde n’a pas été une aide aussi importante que ce qui a été proclamé par Pékin.
A l’opposé de la stratégie chinoise, celle des Etats-Unis de Trump a été un déni de la gravité de la pandémie qui pourtant a fait des ravages dans les milieux défavorisés américains (plus de 600 000 morts aux Etats-Unis, ce qui en fait l’un des pays du monde le plus touché par le virus). Selon B. Giblin, cette attitude a sans doute coûté sa réélection à Donald Trump.
Un autre aspect intéressant de l’approche géopolitique de la pandémie concerne l’action de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dont le directeur général d’origine éthiopienne a été accusé de complaisance envers le gouvernement chinois, notamment en tardant à déclarer la pandémie. En réalité, les faiblesses de l’OMS sont anciennes avec des rivalités de pouvoir et un budget de fonctionnement inférieur à celui d’une fondation privée comme celle de Bill et Melinda Gates.
A partir d’une carte montrant l’impact de la pandémie sur le territoire vietnamien, B. Giblin rappelle l’efficacité de la politique sanitaire du Vietnam dans un premier temps (strict contrôle des frontières et des flux aériens) mais la carte montre que la deuxième vague a touché les parcs industriels des régions de Hanoï et de Ho Chi Minh ville, qui constituent le fer de lance de l’industrie textile du pays. De nombreux ouvriers venus des campagnes travaillent dans ces parcs industriels mais en même temps y vivent (dortoirs de fortune, tentes montées sur des sols…). De nombreux clusters s’y sont formés, expliquant le nombre élevé des contaminations et des victimes du Covid. L’importance des investissements étrangers (Corée du Sud, Japon, Etats-Unis, Chine) explique le dynamisme industriel du Vietnam qui représente un élément important du développement avec lequel la politique sanitaire doit compter.
De façon inattendue, après le Brexit, l’Union Européenne a été confortée par la pandémie car elle a réussi à élaborer une stratégie sanitaire plus efficace qu’on ne l’a dit. Le dispositif intégré a été activé permettant une réponse coordonnée au Covid-19 et affirmant la santé comme une priorité absolue. Le Covid-19 a permis ce qui a été interdit lors de la crise financière de 2008, toutes les règles budgétaires ont été suspendues. Quant aux vaccins, la Commission européenne et les Etats membres ont adopté une position commune en mai 2020 pour garantir l’approvisionnement et faciliter leur déploiement. Et malgré les critiques et les retards au début de la campagne de vaccination, la stratégie de l’Union Européenne mise en œuvre par le commissaire européen Thierry Breton s’est avérée très efficace. La création très rapide d’un vaccin est largement européenne avec la coopération des Etats-Unis. Quant à l’immense défi industriel, il a été relevé en augmentant très vite la capacité de production. Ainsi l’Europe a produit une grande partie des vaccins pour sa population mais aussi pour une grande partie du monde.,
B. Giblin termine sa présentation du sujet en évoquant la figure d’un géographe français, Max Sorre (1880-1962), un pionnier de la pensée écologique qui établit les fondements de la géographie des maladies, notamment en forgeant un nouveau concept, le « complexe pathogène », qui entretient des liens étroits avec le milieu.
Questions-réponses avec la salle :1-Une question est posée sur la géo-démographie de la pandémie de Covid-19 dans le monde.
B. Giblin rappelle qu’il existe plusieurs facteurs expliquant les inégalités de la mortalité associée au Covid-19 observées dans le monde. Notamment, on l’oublie parfois, le rôle de la pyramide des âges. Par exemple, l’importance des populations jeunes en Afrique a limité le nombre de victimes dans ce continent. Parmi les autres facteurs importants, elle cite les stratégies sanitaires adoptées (le « 0 covid » dans plusieurs pays asiatiques…), les traditions sanitaires (comme le port du masque au Japon en cas de rhume), le système politique (entre la Chine, les Etats-Unis et le Brésil il y a eu des différences considérables dans le contrôle de la population). A une échelle plus fine, l’étude des différences de mortalité entre les Etats de l’Union indienne est également éclairante sur la diversité des facteurs explicatifs.
2-Une question est posée sur la réindustrialisation envisagée en France en lien avec les constats faits pendant la crise sanitaire.
B. Giblin ne pense pas que la crise sanitaire marque un tournant majeur dans les choix industriels de la France sauf sur deux points. La prise de conscience de la dépendance à l’égard de la Chine en particulier va sans doute déboucher sur la relocalisation d’un certain type de produits (notamment sanitaires) comme le paracétamol, les masques, voire les principes actifs. D’autre part, il faut noter la fin d’une forme de naïveté dont ont témoigné la France et l’Union européenne à l’égard de la Chine qui a profité des règles de l’OMC tout en protégeant son marché national. Mais comment cette perte de naïveté peut-elle se traduire concrètement ?
3- Une question est posée sur les résistances françaises aux vaccinations.
Pour répondre à cette question, B. Giblin exploite deux cartes, l’une sur la couverture vaccinale pour le vaccin contre le Covid-19 (au 18 août 2021), l’autre sur la couverture vaccinale contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (en 2018). Il s’agit de montrer une continuité et des ruptures à la lumière de la pandémie du Covid-19. Plusieurs controverses sont apparues à partir des années 1990 et ont pour point commun la remise en cause de l’innocuité de certaines vaccinations, mais elles révèlent surtout un sentiment de rejet à l’égard du gouvernement. Ces représentations négatives se sont exacerbées au cours de la crise sanitaire actuelle. Au-delà des particularités françaises, l’essor du « vaccino-scepticisme » est constaté en Occident et dans le reste du monde.
En réalité, les mouvements anti-vaccins accompagnent l’histoire de la vaccination et particulièrement de son institutionnalisation. En France, c’est au tournant des années 1950 que l’anti-vaccinalisme contemporain puise ses sources, porté par certains acteurs de l’agriculture biologique. La pandémie actuelle a suscité des mouvements de protestation hétérogènes ayant comme point commun le rejet des mesures sanitaires gouvernementales, alimentées il est vrai par des négligences et des erreurs de communication.
En regardant de près les deux cartes distribuées dans la salle, il apparaît assez clairement un gradient Nord/Sud défavorable à la France méridionale. Parmi les facteurs explicatifs il faut citer la distance physique avec le pouvoir central et le sentiment d’appartenance à une communauté locale à forte identité culturelle.
4-Une intervention est faite à propos des relations entre pandémie et tourisme à partir de l’exemple grec.
L’importance économique du tourisme en Grèce a bien mis en valeur les contradictions entre les nécessités sanitaires et les enjeux économiques.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, février 2022PS : Les Cafés géographiques se joignent à Hérodote pour féliciter Delphine Papin, secrétaire de rédaction d’Hérodote, responsable du service d’infographie du journal Le Monde et qui fut des années durant membre de notre bureau, pour les deux récompenses qu’elle a obtenues lors de la 29e réunion des Malofiej Awards, le prix mondial le plus réputé pour l’infographie, parmi les 172 médias participants de 32 pays (dont le New York Times, Washington Post, The Guardian, National Geographic…).
Médaille d’or pour la carte « Une mer de gaz dans l’est de la Méditerranée ».
Médaille d’argent pour la carte « L’Etat palestinien selon Trump ».
-
11:49
Quand la géographie explique le monde
sur Les cafés géographiquesL’invité de ce mardi 25 janvier au Café de Flore est Thibaut Sardier, actuellement journaliste à Libération. C’est avec un double questionnement que Daniel Oster le reçoit : celui qui porte sur le titre de son dernier ouvrage Quand la géo explique le monde, mais aussi celui qui porte sur son propre parcours intellectuel et professionnel, comment la géographie façonne une personnalité.
Thibaut Sardier. Quand la géo explique le monde : 30 phénomènes que vous ne connaissez pas encore. Ed. Autrement, 2020
Avant de se structurer en classes préparatoires puis à l’ENS Lyon et à l’université, l’amour de la géographie de Thibaut Sardier est né des émotions ressenties au cours des balades qu’il faisait, enfant, dans le Puy-de- Dôme. Amour de la géographie mais aussi fascination pour le journalisme. Comment concilier ces deux passions ? Pendant quelques années, il réussit à entrecroiser études et enseignement d’une part, et activités médiatiques d’autre part, professorat d’histoire-géo et premiers pas sur France Culture (Grande Table culture) puis sur Arte (chronique géographique à travers des cartes). Pour enseigner sans ennui la géographie à ses élèves mais aussi à tous les autres, il lance alors sa chaîne You Tube, baptisée « Point G » (G comme géographie) où il traite des sujets en résonance avec l’actualité (élections et révolutions, frontières et mobilités…). Son entrée à Libération en 2017 met fin à sa carrière d’enseignant.
Quand la géographie explique le monde est le prolongement sur papier de la chaîne You Tube.
Le monde y est expliqué en mobilisant des thématiques « classiques » de la géographie (urbanisation, environnement…) mais aussi des objets d’études plus nouveaux (mobilisations citoyennes, déchets, questions liées au genre…). On peut ainsi y étudier toute l’actualité avec l’œil d’un géographe. Quinze sujets sont abordés, déclinés pour chacun d’eux en version française et en version étrangère. Les cartes dessinées à la main avec des crayons de couleur sont d’une lecture facile.
Prenons un exemple : comment faire de la géographie de terrain lorsqu’on est assigné à ne pas s’éloigner de son domicile de plus d’un km pendant le confinement ?
Dans le chapitre « Avoir un chez soi », Thibaut Sardier a étudié son appartement : la place des cloisons, les modifications induites par le confinement (adjonction d’un espace « sports »), la provenance, parfois lointaine, des matériaux, sa place dans la dynamique de la métropole parisienne : certains indices visibles dans l’appartement et son organisation témoignent de la désindustrialisation et de la gentrification de la petite couronne parisienne. En comparaison, l’analyse d’un igloo habité par des Inuits canadiens montre certes quelques similarités (espaces dédiés au sommeil, aux repas…), mais aussi une grande différence, l’absence de cloisons, ce qui met en évidence le bouleversement de leurs pratiques sociales lorsqu’ils intègrent un logement occidental.
Un autre thème permet de relier plus étroitement journalisme et géographie : « Loups, baleines : géopolitique de la biodiversité ».
Ce sujet fait partie des débats grand public qui traitent des relations entre humains et non-humains. Loups en France et baleines au Japon participent à l’aménagement du territoire. Le retour du loup dans l’hexagone a induit de nouveaux questionnements sur les pratiques agricoles (entretien des pâturages, taille des troupeaux…). A cette occasion Thibaut Sardier fait remarquer qu’on applique un vocabulaire diplomatique aux relations entre espèces. Quant au Japon, il a provoqué un tollé international en reprenant la pêche à la baleine en 2019. Mais cette décision, accompagnée de nombreuses mesures restrictives (quotas, limitation des zones concernées à la ZEE), a une signification politique, voire géopolitique. C’est une façon de rappeler à ses voisins (Chine, Corée du Sud, Russie) que les Japonais ont la maîtrise de leurs eaux territoriales, ce dont ne semblaient pas tenir compte leurs flottes de pêche évoluant dans ces eaux. La baleine ne joue qu’un rôle secondaire dans l’affaire.
La géographie culturelle est présente dans l’ouvrage avec « Musées des Louvres : la culture à portée de tous ? ». Depuis quelques années, le Louvre a ouvert deux antennes à Lens (en 2012) et à Abu Dhabi (en 2017). Quels effets géographiques la « marque » Louvre a-t-elle entraînés dans ces deux cas ?
A Lens, le Louvre réinvente sa muséographie par une présentation transversale des œuvres qui rompt avec le cloisonnement par époque et par civilisation du musée parisien. Mais le nouvel établissement n’a pas encore créé la dynamique territoriale annoncée au moment de son ouverture dans cette ville économiquement sinistrée. Les visiteurs font un aller et retour entre la gare et le musée sans pénétrer dans le tissu urbain dont il est coupé. Pour les inciter à de plus longs séjours, on s’évertue actuellement à réhabiliter le passé minier qui entoure le musée et à y proposer une offre hôtelière. A Abu Dhabi, au contraire, l’antenne du Louvre couronne une politique territoriale engagée depuis longtemps.
« Nuits urbaines au rythme de la fête » : une démonstration originale du rôle de la nuit, moment festif, comme facteur d’aménagement d’une métropole. Deux villes que tout semble opposer, en-dehors de leur caractère portuaire, sont l’objet de cette étude : Bordeaux et Beyrouth.
A Bordeaux, les importants travaux entrepris par Alain Juppé dans un centre historique vieillissant devaient répondre à une double attente : fournir un environnement prestigieux et pratique à des résidents aisés et attirer un nouveau public dans des lieux de convivialité. Satisfaire aux exigences de tous impliquait un difficile équilibre dans l’aménagement urbain et, après des plaintes de riverains, il fallut règlementer l’ouverture nocturne des terrasses.
Parfois facteur de discorde à Bordeaux, la nuit peut être vue comme un facteur de « réconciliation » (incomplète) à Beyrouth, grâce à la localisation des lieux de fête près du mur séparant autrefois les communautés.
Thibaut Sardier est aussi, depuis 2020, président de l’association pour le développement du FIG de Saint-Dié, un lieu où se rencontrent géographes de toutes obédiences et publics divers. Pour réunir ces divers publics, le thème doit être une notion assez évocatrice pour « parler » au plus grand nombre et pour renvoyer à un grand nombre de travaux scientifiques. Le thème du festival de 2021, « le corps », a pu surprendre. Pourtant le rapport du corps à l’espace est une donnée que tous les aménageurs urbains doivent prendre en compte. Le thème de 2022, « les déserts », semble relever d’une géographie plus traditionnelle, mais ce terme ne renvoie pas seulement à une zone de terre marquée par de faibles précipitations et l’aridité. Plusieurs imaginaires s’en sont emparé (les « déserts médicaux » ou les « déserts culturels » par exemple). Le festival sera donc riche de tous ces champs d’études.
A la fin de son intervention, notre invité revient sur son métier de journaliste et sur la rubrique dont il a la charge à Libération. Sa formation de géographe lui permet de faire des analyses originales sur des questions d’actualité (pandémie, élections…). Il constate que la parole géographique est parfois accaparée par d’autres disciplines (« confinement », « millefeuille territorial », « logiques territoriales » par exemple, sont entrés dans le langage de nos dirigeants). Il affirme la nécessité de se battre pour que les géographes soient plus entendus et qu’un dialogue s’institue entre la géographie et les autres sciences.
Michèle Vignaux, janvier 2022
-
19:36
Une ville ferroviaire aux confins du Lot et de l’Aveyron : Capdenac
sur Les cafés géographiques1. Vue de Capdenac-Gare depuis Capdenac-le-Haut (22 octobre 2019, cliché de Denis Wolff)
En ce jour d’automne, je décide de me lancer à la découverte de Capdenac. Ce village perché, d’un millier d’habitants environ, dénommé également Capdenac-le-Haut, domine de plus de cent mètres deux méandres du Lot (l’un à l’Est et l’autre à l’Ouest) ; il devrait donc offrir un beau panorama sur la vallée. De plus, ce site est chargé d’histoire. Ce fut d’abord un oppidum, puis une place forte redoutable occupée pendant la croisade albigeoise ou cathare, résistant aux Anglais pendant la guerre de Cent Ans, puis tenue par les protestants pendant les guerres de religion. Les guides touristiques signalent qu’il en reste des remparts et un donjon…
Mais ce qui m’intrigue est l’oppidum, peut-être parce qu’il n’en reste (presque) rien. De plus, selon l’association Archéologie-Patrimoine-Uxellodunum-Capdenac, la bataille d’Uxellodunum (51 avant JC) y aurait eu lieu… Celle-ci serait la dernière de la Guerre des Gaules, un an après celle d’Alésia. Jules César en parle dans ses Commentarii de Bello Gallico. Deux chefs gaulois, Lucterius et Drappès, suivis de quelques milliers d’hommes et poursuivis par le légat Caius Caninius Rebilus, se réfugient à Uxellodunum. Ils sont capturés mais les assiégés tiennent tête aux Romains. Jules César s’en mêle (ce qui explique que cela apparaisse dans ses Commentarii), obtient la reddition d’Uxellodunum en détournant la source qui l’alimentait en eau, puis fait couper les mains à tous les combattants adverses afin de décourager de nouvelles révoltes. Cela dit, on pense aujourd’hui que cette bataille aurait plutôt eu lieu plus au nord, au Puy d’Issolud qui domine la Dordogne.
Après une rude montée, j’arrive à Capdenac : je remarque le donjon (appelé Tour du Modon) et l’ancienne église à droite tandis que le village, à gauche, masque la vallée. Or un géographe cherche les points hauts qui permettent de jouir d’une large vue. Ma passion pour la géographie dépasse celle de l’histoire et, délaissant le donjon et l’église, je traverse les ruelles de Capdenac pour contempler le panorama. Et, parvenu au sommet du versant, je suis alors ébloui.
2. Carte de Capdenac. Le Lot coule vers l’Ouest (© IGN)
3. Carte de Cassini (XVIIIe siècle) (© IGN)
Je me situe au niveau du point rouge de la carte 2 (ci-dessus) et prends cette photographie vers le Sud-Est. Capdenac-le-Haut domine le Lot qui coule vers la droite. Traversé par deux ponts, ferroviaire à gauche et routier à droite, il forme un superbe méandre que l’on devine à l’amont, en haut à gauche de la photo (et que l’on voit sur la carte). On distingue clairement la rive concave du méandre, boisée et raide, et la rive convexe, plate, occupée par Capdenac-Gare. Le Lot marquait la limite entre deux provinces : la rive concave, au premier plan, est dans le Quercy, la rive convexe dans le Rouergue. Depuis la Révolution, le Quercy est devenu le département du Lot et le Rouergue, celui de l’Aveyron.
L’aspect le plus saisissant de ce panorama est sans conteste Capdenac-Gare. Cette ville, de 4500 habitants environ, s’étale sur le lobe du méandre du Lot, près de sa confluence avec la Diège. Or elle est récente (née en 1891). Sur la carte de Cassini éditée antérieurement, on remarque bien la place-forte de Capdenac (le Haut) mais en face, en bas, sur la rive gauche du Lot, Capdenac-Gare n’existe pas encore : il n’y a que des hameaux qui dépendent de Saint-Julien d’Empare, visible au Sud.
Que s’est-il passé au XIXe siècle ? En 1857, la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans (PO) qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, construit des lignes bien au-delà d’Orléans (jusqu’à Bordeaux, Toulouse, Clermont-Ferrand…), décide de bâtir une gare sur la rive gauche du Lot, sur le territoire de la commune de St-Julien d’Empare, au lieu-dit Tinsou (visible sur la carte de Cassini). Située sur le tronçon Brive-Montauban-Toulouse, cette gare est édifiée en 1858-1859 et baptisée Capdenac. La compagnie commence par exploiter la ligne Capdenac-Montauban-Toulouse. En 1860, la ligne entre Capdenac et Rodez est ouverte et en 1862, la liaison vers le Nord est réalisée avec l’ouverture de la ligne venant de Brive : elle parvient à Capdenac en traversant le Lot par un pont métallique conçu par Gustave Eiffel.
4. Capdenac. Un carrefour ferroviaire (© IGN)
La gare de Capdenac connaît alors un développement très rapide d’abord, et essentiellement parce qu’elle devient une gare de bifurcation, un important carrefour ferroviaire. Aux lignes déjà mentionnées en direction de Toulouse (au Sud-Ouest), de Rodez (vers le Sud-Est) et de Brive (vers le Nord-Ouest), s’ajoutent en 1866 celle vers Aurillac et Clermont-Ferrand (vers le Nord-Est) puis en 1888 celle vers Cahors (qui suit vers l’Ouest la vallée du Lot). Précisions que la gare terminus des trains vers Brive et Aurillac n’est pas Figeac, mais Capdenac pourtant bien moins peuplée. Ainsi naît l’étoile ferroviaire de Capdenac.
De plus, Capdenac est situé sur l’axe Paris-Brive-Toulouse entre 1862 et 1893. En effet, la section entre Brive-Montauban par Cahors, plus courte et utilisée aujourd’hui par les grands trains, n’est ouverte qu’en 1893. Donc, pendant une trentaine d’années, les trains Paris-Toulouse passent par Capdenac (Cahors n’est alors desservi en train que via Capdenac).
Enfin Capdenac est situé à environ 25 kilomètres de Decazeville, ville fondée en 1833 par le Duc Decazes pour y exploiter les mines de charbon. Les houillères se développent rapidement dans la région, d’autant plus que les couches sont épaisses, exploitables à ciel ouvert (découvertes) ou peu profondes. Au début du vingtième siècle, environ 7000 mineurs extraient plus d’un million de tonnes de charbon par an. De plus, le sous-sol de la région de Marcillac (à une trentaine de kilomètres de Decazeville) contient du minerai de fer. Ainsi, la proximité des gisements de charbon et de fer permet la naissance d’un bassin sidérurgique. Ces productions sont d’abord exportées sur des gabarres qui descendent le Lot. Pour raccourcir la navigation fluviale, on construit d’ailleurs un tunnel qui coupe le pédoncule du méandre au niveau du port de Capdenac (voir carte 2). Mais dès l’arrivée de la voie ferrée, la navigation est délaissée au profit du rail. Le trafic s’écoule par Capdenac qui devient donc une grande gare de triage pour wagons de marchandises.
Dotée d’une superbe marquise, la gare de Capdenac voit passer tous les jours plus d’une centaine de trains de marchandises comme de voyageurs (2800 voyageurs par jour, soit plus d’un million par an en 1889).
5. La gare de Capdenac (photographie non datée, visible dans le hall d’accueil de la gare actuelle, cliché de Denis Wolff)
Les cheminots sont de plus en plus nombreux à venir habiter aux alentours de la gare de Capdenac ; ainsi la population de la commune, Saint-Julien d’Empare, augmente rapidement. Elle compte plus de 2000 habitants en 1866. En 1884, son conseil municipal demande que la mairie soit transférée dans le quartier de la gare. Puis en 1891, Saint-Julien d’Empare est rebaptisée Capdenac-Gare. Enfin, en 1922, Capdenac-Gare devient chef-lieu de canton. Dans cette ville, au plan presque orthogonal, on y érige ce qui est nécessaire à la vie des cheminots et de leurs familles : une halle (1897), un hôtel de ville (1900), un kiosque à musique (avec pour colonnes des rails de chemin de fer !)… et une église. Une première, baptisée Notre Dame de la Gare, s’avère trop petite ; elle est remplacée en 1904 par un édifice plus grand, Notre Dame des Voyageurs. On aménage une place centrale, place du 14 juillet. Outre l’église et le kiosque à musique, on a la surprise d’y découvrir un immeuble de rapport, la Maison Castagné ; elle possède une façade classique, où l’on remarque pilastres, balcons à balustres, médaillons et fronton sculpté.
Capdenac-Gare est une cité ferroviaire, et toutes les activités sont liées aux chemins de fer… de manière parfois surprenante. Ainsi, Théophile Raynal, patron du buffet de la gare, et Ernest Roquelaure, son chef-cuisinier, remarquent combien les voyageurs apprécient les plats du terroir qu’ils confectionnent. En 1876, ils ont l’idée de conditionner ces mets en boîtes de conserve et, à ses fins, fondent la Société Raynal et Roquelaure. Elle existe toujours : son site de production est situé dans la zone industrielle des Taillades (visible à gauche de la photographie 1 et sur la carte 2). Dans cette zone, existe aussi un établissement de construction de machines-outils notamment à destination des chemins de fer.
Et la gare de Capdenac ? Il ne subsiste aujourd’hui que le hall de celle construite en 1858-59 en raison d’un incendie qui détruisit le reste, sauf la marquise (1922). On en construit une nouvelle (1925) dans un style art déco qui associe différents matériaux (pierre, brique…).
Son importance a aujourd’hui énormément diminué. Le trafic de marchandises a chuté en raison de la fermeture des mines de charbon de Decazeville (entre 1966 et 2001) et de nombreuses usines métallurgiques, la dernière étant celle de la SAM (Société aveyronnaise de métallurgie) en décembre 2021 ; le trafic résiduel s’effectue par la route. Aussi la gare de triage reste désespérément vide. Quant au nombre de voyageurs, il est aujourd’hui dix fois plus faible qu’en 1889 : les chiffres varient certes selon les années mais ils tournent autour de 100 000 voyageurs par an, soit moins de 280 par jour. La concurrence de l’automobile explique naturellement cette chute, mais la SNCF s’est-elle intéressée aux lignes desservant Capdenac ? Aucune n’a été électrifiée et celle vers Cahors a été fermée dans les années 1980. Les trains, relativement peu fréquents, restent lents, malgré des travaux maintenant financés par la région Occitanie (60 à 70 km/h) : il faut ainsi compter 1 h 30 pour Brive, à moins de 100 kilomètres… Mais les habitants, comme les cheminots, sont attachés à leur maintien et le font savoir (manifestations…).
6. Gare de Capdenac, 2018 (© Wikipedia)
7. Marquise de la gare de Capdenac, 2019 (cliché de Denis Wolff)
Malgré la diminution du nombre de cheminots, la ville de Capdenac-Gare reste active grâce à ses industries et à la proximité de Figeac. Elle fait d’ailleurs partie de la communauté de communes du Grand Figeac (bien que Figeac soit dans un autre département). Elle propose aux touristes de découvrir son patrimoine par des conférences, des circuits… organisés par un office du tourisme dynamique. Mais comment ne pas éprouver quelque mélancolie à la vue de cette gare, aujourd’hui surdimensionnée, et qui n’est que l’ombre de ce qu’elle fut ? Nostalgie du temps passé, des longs voyages en train…
Mais la gare de Capdenac a-t-elle dit son dernier mot ? En 2019, la première société coopérative ferroviaire de France, Railcoop est fondée à Figeac. Elle a pour but de faire circuler des trains de marchandises puis des trains de voyageurs entre villes de province (sans desservir Capdenac…). Le 15 novembre 2021, son premier train de fret roule entre Saint-Jory (gare de triage à une vingtaine de kilomètres au Nord de Toulouse), Capdenac et Viviez-Decazeville. Cette liaison est quotidienne : le trajet Viviez – Capdenac se fait le matin, celui de Capdenac à Saint-Jory l’après-midi, et le retour en fin de soirée. On transporte des céréales, des produits alimentaires et surtout des productions industrielles depuis Viviez et Bagnac-sur-Célé (à une quinzaine de kilomètres au Nord-Est de Figeac). Les potentialités sont réelles dans un Grand Figeac qui compte 27% d’emplois industriels. Faut-il y voir les prémices d’une renaissance de la gare de Capdenac ?
Denis Wolff, janvier 2022
-
19:10
L’Eurasie, un ensemble continental de plus en plus signifiant ?
sur Les cafés géographiquesMichel Bruneau. L’Eurasie. Continent, empire, idéologie ou projet. CNRS Editions, 2018
Lundi 17 novembre, nous accueillions au Café de Flore le géographe Michel Bruneau pour un café géo consacré à l’Eurasie. Michel Bruneau, directeur de recherche émérite au CNRS, a publié en 2018 un ouvrage passionnant sur cet immense espace continental. C’était l’occasion idéale d’appréhender ce vaste continent qui s’étend de l’Europe à l’Extrême-Orient, surtout connu pour ses Routes de la soie et sa Route de épices, même si celles-ci n’ont jamais unifié cet espace. Aujourd’hui, les projets russe d’Union économique eurasiatique (UEE) et chinois des « nouvelles Routes de la soie », des projets à la fois économiques et politiques, modifient notre manière de considérer l’Eurasie. Celle-ci n’est-elle pas en train de devenir un espace de plus en plus signifiant ?
Michel Bruneau commence par s’interroger sur le terme d’Eurasie. Celui-ci a sans doute été utilisé pour la première fois en 1844 par l’administration coloniale en Inde comme catégorie administrative pour désigner les métis de parents indien et européen. En français, le terme d’Eurasie a été emprunté à l’anglais en 1865. L’un des premiers géographes à utiliser ce terme a été Elisée Reclus, par exemple quand il définit le transsibérien comme le « chemin de fer de l’Eurasie ». Un siècle plus tard, le géohistorien Christian Grataloup préfère associer la notion d’Eurasie à des idéologies nationalistes de Russie et de Turquie. Pour Michel Bruneau, l’Eurasie, c’est, dans la longue durée, un espace continental de manœuvres, d’invasions et de conquêtes aux mains de populations qualifiées de barbares par les populations sédentaires environnantes » (M. Bruneau, L’Eurasie, CNRS Editions, 2018, p. 11). En dehors de son étirement continental en latitude et en longitude, c’est aussi un espace maritime de contournement de la masse continentale au sud, de l’Atlantique au Pacifique.
Au bout du compte, l’Eurasie n’est-elle que le nom d’un simple continent, le plus vaste du monde, que les géographes ont longtemps peu étudié ? « Mais on peut se demander comment, à différentes époques, a fonctionné ou non cet espace, comment il s’est structuré dans la longue durée et pourquoi il est en passe aujourd’hui d’acquérir une plus grande réalité » (M. Bruneau, ibid. p. 13).
Des constructions impériales récurrentesDe l’Antiquité au XXe siècle, des invasions ou des conquêtes ont uni une grande partie de l’Eurasie pour des durées variables. Du côté occidental, la plus importante construction impériale a été l’Empire romain qui a été bloqué dans sa progression vers l’est par celui des Parthes. En revanche, de très nombreux empires ont existé du côté oriental comme l’empire des Han qui atteignit l’Asie centrale, mais sans s’y maintenir très longtemps. Au cours des deux premiers siècles de notre ère, des empires stables et durables occupent les deux extrémités (l’Empire romain, l’Empire des Han et des Tang) tandis qu’entre les deux il y a les Empires Parthe et Kouchan.
« À partir du VIIIe et jusqu’au XIVe siècle, la direction des invasions et conquêtes entre Asie et Europe s’est inversée, de l’est vers l’ouest avec les conquêtes turco-mongoles à partir d’un foyer montagneux compris entre l’Altaï et la Mandchourie et aboutit à la création d’empires des steppes continentaux » (M. Bruneau, L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info). Toujours selon M. Bruneau, un « moteur turco-mongol » a fonctionné pendant plus d’un millénaire à partir de la Haute-Asie avec des pouvoirs dynastiques en Chine, en Iran, en Anatolie et en Asie centrale. « Les premiers à construire un véritable empire eurasiatique, aux dimensions jamais atteintes, ont été les Mongols de Gengis Khan et de ses successeurs (XIIe-XIVe siècles) empruntant principalement de l’est à l’ouest la voie des steppes au nord, restées jusqu’alors à l’écart des constructions impériales. Ce furent les Russes qui, deux siècles plus tard, bâtirent un empire également continental eurasiatique de l’ouest à l’est à partir uniquement de la voie du nord, de façon plus durable pour cinq siècles jusqu’à nos jours. » (M. Bruneau, L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info).
N’oublions pas que, parallèlement au sud, le long de la route maritime (la « Route des épices »), d’ouest en est, plusieurs peuples d’Europe occidentale (Portugais, Hollandais, Anglais, Français) ont construit à partir du XVIe siècle des empires coloniaux par la seule voie maritime.
Les Routes de la soieRappelons qu’au cours des deux premiers siècles de l’ère chrétienne l’existence de quatre grands empires, recouvrant une grande partie de l’Eurasie, a suffisamment sécurisé les routes terrestres et maritimes pour permettre une circulation et des échanges commerciaux et culturels entre les deux extrémités du vaste continent. Ainsi se consolident les « routes de la soie » dont les origines peuvent être datées des deux derniers siècles avant J.-C.
Le terme de « route de la soie » est inventé par le géographe et baron allemand Ferdinand von Richthofen (1833-1905) pour désigner le faisceau historique d’itinéraires terrestres et maritimes reliant, à travers l’Asie centrale et l’Iran, la Chine à la Méditerranée. C’est donc une appellation a posteriori puisque les Routes de la soie s’éteignent progressivement au XVIe siècle avec les nouvelles routes maritimes contrôlées par les Européens et l’isolationnisme de la dynastie Ming en Chine.
Les Routes de la soie ont permis un rapprochement entre l’Orient et l’Occident grâce à la circulation des marchandises, des savoirs et des techniques, des religions et des hommes. Dans le sens ouest-est, pensons par exemple aux voyages de Marco Polo (fin XIIIe siècle) ou des missionnaires dominicains européens. En sens inverse, toujours au XIIIe siècle, citons le voyage du moine nestorien Rabban Bar Sauma qui partit de Chine pour le Moyen-Orient puis Rome, Paris où il rencontra Philippe Auguste et même Bordeaux.
L’eurasismeLe terme désigne une idéologie nationaliste qui s’est développée en Russie et en Turquie. L’eurasisme s’est formé dans la diaspora russe, après la révolution bolchévique de 1917, puis de nouveau en Russie dans les années 1990 après la dissolution de l’URSS. Il plonge ses racines dans le courant de pensée slavophile anti-occidental du XIXe siècle. Quant au néo-eurasisme qui se développe depuis trois décennies, il critique la mondialisation néolibérale et la démocratie occidentale, en cherchant à combler le vide laissé par le communisme soviétique. Poutine a envisagé très tôt une Union eurasienne, même si ce n’est qu’en 2015 qu’il officialise ce projet sous la forme d’une UEE (Union économique eurasiatique) dans le but de créer à terme une confédération des Etats issus de l’ex-URSS.
Un mouvement idéologique de même nature s’est développé de façon plus diffuse chez les jeunes Turcs de la fin de l’Empire ottoman et dans la Turquie kémaliste. Ce mouvement a soutenu la politique de rapprochement de l’État turc avec les pays turcophones d’Asie centrale ex-soviétique qui se poursuit de nos jours. Ces mouvements eurasistes se situent dans la perspective impériale des deux anciens empires transversaux russe et turc. La religion, orthodoxe ou musulmane, et la langue, russe ou turque, sont au cœur de ces deux idéologies nationalistes.
Les « nouvelles Routes de la soie »Le président Xi Jinping a lancé le projet des « nouvelles Routes de la soie » terrestre et maritime, « inversant d’est en ouest le sens de l’expansion et de la construction d’un espace eurasiatique qui depuis le XVe siècle (…) se faisait toujours d’ouest en est par mer (colonialismes occidentaux) ou par terre (impérialisme russe puis soviétique. » (M. Bruneau, L’Eurasie, p. 283). Ce projet chinois de longue durée et d’envergure mondiale vise à créer une vaste zone de coopération économique qui s’étire du Pacifique à l’Europe en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Le projet est constitué de deux parties : d’un côté, des voies terrestres jusqu’en Europe ; de l’autre côté, une route maritime relie la Chine à l’Asie du Sud, l’Afrique et même l’Amérique du Sud. Un tel processus d’unification des transports et communications de la masse eurasiatique n’avait pas été entrepris depuis l’époque de Gengis Khan. Les investissements chinois massifs dans les transports (ports maritimes, autoroutes, voies ferroviaires, oléoducs et gazoducs) visent notamment à faciliter les approvisionnements et les débouchés de la deuxième économie mondiale.
Planche 8 du livret de cartes inclus dans le livre de Michel Bruneau, L’Eurasie, CNRS Editions, 2018
Constatons au passage que le Xinjiang se trouve au cœur de l’axe continental des « nouvelles Routes de la soie ». Il se situe par exemple sur l’axe principal de transport continental, la voie ferrée Yuxinou (Chongqing-Xinjiang-Europe) longue de 11 000 km jusqu’à Duisbourg en Allemagne. Ainsi se mettent en place des corridors de transports continentaux en direction du Moyen-Orient, de l’Europe, de l’Inde et du Pakistan, malgré les difficultés de nature politique, géographique et démographique de certains territoires.
Ce sont les corridors, ces axes routiers, ferrés, d’oléoducs et de gazoducs, qui attirent des investissements industriels et de services dans les villes et hubs qu’ils relient de part et d’autre des frontières, qui font l’Eurasie aujourd’hui. Le Transsibérien russe puis soviétique en a été la première forme au début du XXe siècle. Les corridors de la région du Grand Mékong dans les années 1990 et 2000, aménagés grâce à des investissements japonais et chinois, ont précédé et servi de modèles à ceux aménagés ou en cours d’aménagement par la Chine au début du XXIe siècle à l’échelle de l’Eurasie : ligne Yuxinou (Chongqing-Duisbourg), Kachgar-Gwadar (à travers le Pakistan). Ce sont les corridors de la Route de la soie maritime qui font transiter de loin les plus gros contingents de conteneurs entre la Chine et l’Europe, le long du « collier de perles » des ports, en grande partie contrôlés économiquement et même parfois militairement par la Chine.
Parmi les autres sujets abordés lors de ce café géo figurent la concurrence entre la Chine et la Russie en Asie centrale, la route maritime du Nord dont l’essor est lié au réchauffement climatique, et le cas particulier de l’Inde qui a souvent fonctionné comme une entité à part dans l’ensemble eurasiatique.
En conclusion, M. Bruneau souhaite insister sur le fait que la cohésion de l’Eurasie qui se renforce actuellement dépend principalement de la Chine.
Questions de la salle :1-La puissance financière de la Chine est-elle à la hauteur du gigantisme du projet des « nouvelles Routes de la soie » ?
La vigueur de la croissance économique chinoise depuis les réformes de Deng Xiaoping est telle que les capacités d’investissement de la deuxième puissance économique mondiale sont considérables. Mais le projet n’est pas seulement une question financière ou économique.
2-Quel est le coût écologique du transport maritime ?
Un coût considérable même s’il faut évaluer ce coût en fonction de l’énormité des volumes transportés.
3-Les questions démographiques entrent-elles en considération dans le développement de certains territoires comme l’Asie centrale et le Xinjiang ?
Ont été évoqués entre autres sujets, les migrations vers la Russie et l’attitude de l’Etat chinois envers les Ouighours du Xinjiang.
4-La question du déséquilibre des flux de marchandises dans les corridors selon le sens (Est-Ouest ou Ouest-Est)
Des conteneurs pleins dans le sens Est-Ouest, puis pour certains abandonnés, faute de fret dans l’autre sens.
5-Autres questions abordées :
-la stratégie du « collier de perles » chinois. Cette stratégie vise à investir dans des ports de commerce et à offrir des escales à la flotte de guerre chinoise, elle est particulièrement visible dans l’océan Indien.
-le problème à certains endroits de l’écartement différent de la voie ferrée.
-la question de l’islam en Eurasie.
-la place des transports aériens dans l’interconnexion croissante de l’espace eurasiatique.
M. Bruneau termine son intervention en évoquant l’Eurasie comme un ensemble continental de plus en plus signifiant. Citons ici une partie de la conclusion de son article publié en 2018 dans L’espace géographique:
« En effet, la Chine est en passe de devenir une puissance à la fois continentale et maritime qui se donne les moyens économiques, scientifiques, techniques et militaires d’exercer une hégémonie sur l’ensemble de l’Eurasie L’hégémonie chinoise est et sera contestée et contrée par une Russie, qui s’efforce de renouer avec la plus grande partie de son ancien espace soviétique, et par la puissance maritime occidentale alliée au Japon et à l’Inde. Mais la Chine a les moyens économiques et démographiques, si elle sait conserver une cohésion politique, de donner à l’Eurasie de plus en plus de cohérence. » (L’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? | Cairn.info).
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Michel Bruneau, janvier 2022.
-
15:39
Constantin Paoustovski ((1892-1968), arpenteur et reporter de la Russie (soviétique ?)
sur Les cafés géographiquesConstantin Paoutovski. La tanche d’or. Ed. de l’aube, 2018. [https:]
Une traversée de l’espace-temps soviétique par un romancier qui rêvait d’un ouvrage purement géographiqueL’œuvre abondante de cet auteur, toujours très diffusée, alors même que l’héritage soviétique est souvent ignoré par les jeunes générations russes, mérite l’intérêt pour plusieurs autres raisons :
- Ses ouvrages, nombreux, comme des chroniques, des enquêtes au sens des Histoires d’Hérodote, permettent un voyage géo-historique particulièrement étendu dans l’espace russe entre naturalité, ruralité héritée, et bouleversements historiques par un régime qui vise à maîtriser la nature au service d’un « homme nouveau ».
- La position de Paoustovski est celle d’un écrivain « compagnon de route » du soviétisme, position difficile tant elle peut vite devenir suspecte aux yeux du régime. Mais cette prudence de Paoustovski est aussi celle qui lui permit de traverser le stalinisme et d’apparaître comme un « homme du dégel », un « écrivain-modèle » acceptable tant par le régime, stalinien comme post-stalinien, que par les voix dissidentes hors de l’URSS ; ainsi est -il « nobélisable » en 1965 (c’est finalement M. Cholokhov qui reçut le prix). Tout cela souligne la grande popularité de Paoustovski, de son vivant comme après.
- Cette popularité dans la Russie post-soviétique tient au fait qu’il incarne une sorte de continuité entre la grande tradition romanesque, et romantique, pré-révolutionnaire, et les valeurs national(ist)es promues de nos jours, et même la valorisation d’une nature menacée par sa subordination aux visées extractivistes. Cette synthèse est résumée par G. Nivat dans sa préface à la réédition de La tanche d’or en 2013 : « L’humilité du paysage et des êtres simples le peuplant renouait avec une Russie ancienne, sainte, pure, paysanne, et qui n’avait plus droit de cité dans le chantier prométhéen où les grands mythes de la violence conduisaient et bousculaient les hommes. ».
Si la notoriété de Paoustovski fut très grande et reste forte en Russie, où son enseignement dans les années 1950-60 a fortement influencé de nombreux auteurs, elle est modeste en France. Pourtant, à partir des années 1960 et pour une vingtaine d’années, il faut souligner le rôle d’Aragon, fondateur et directeur de la collection Littératures soviétiques chez Gallimard, de 1956 (une date significative bien sûr, celle du XXe congrès du PCUS et du rapport Khrouchtchev) à 1980. Quatorze ouvrages de Paoustovski y sont publiés, éclairant le lien étroit que l’écrivain communiste français « officiel » entretient avec le monde russe et soviétique, sous une tutelle pointilleuse, celle de la ligne du Parti.
Quelle (s) Russie (s) ? Une géographie tous azimuts mais en quatre grands cycles localisés. Un compagnonnage avec la grande tradition géographique et géologique russe.La carte ci-dessous (Fig. 1) témoigne d’une géographie très développée, en latitude surtout, des espaces dépeints. Quand écrire c’est tout particulièrement décrire, quand les souvenirs d’enfance sont ceux de la fascination pour les cartes de géographie, et que la vie confronte régulièrement à des cartes, la géographie s’invite en permanence dans l’œuvre, et ceci de façon tout à fait assumée. La carte agit comme un éveilleur de la conscience :
« Une fois, on m’emballa mon morceau de fromage de Hollande dans un lambeau de carte géographique.
Suivant la mauvaise habitude que j’avais toujours de lire ou d’examiner quelque chose pendant que je buvais mon thé, je me mis à étudier le fragment de papier que j’avais devant les yeux et ressentis brusquement un petit coup au cœur.
Enfants, certains d’entre nous aimaient (et continuent d’aimer d’ailleurs) improviser et dessiner des cartes de pays imaginaires, splendides, presque toujours vierges et déserts.
Sans doute chacun y met-il sa propre vision du paradis terrestre, contrées fertiles et heureuses vers lesquelles il se sent attiré dès les premières années de son existence.
Et voici qu’un fragment de carte d’un de ces pays de rêve- mais bel et bien réel- se trouvait posé devant moi.
Des forêts sans fin, des lacs innombrables, des rivières sinueuses, des chemins herbeux à peine indiqués d’un pointillé, des espaces incultes, des petits villages, des postes de gardes forestiers et même des relais de poste, tout ce dont j’avais rêvé depuis toujours, était réuni là. » (Livre des pérégrinations, p. 154).En choisissant cet extrait, où l’auteur découvre un fragment de carte du pays de la Mestchiora (plus souvent écrite Mechtchera), on insiste aussi sur le rôle de charnière, temporelle et spatiale, que joue cette région à l’est-sud-est de Moscou, comme celles parcourues par l’Oka (l’auteur vit dès 1934 à Solotcha, près de Riazan, puis après 1954 à Taroussa), ou celle de Briansk, au sud-sud-ouest de Moscou (où l’auteur passa une partie de sa jeunesse). Pays « pivot » dans sa géographie personnelle et littéraire, c’est aussi le monde forestier, paysan, porteur de valeurs de simplicité, de rusticité, qui va faire retrouver à l’auteur sa connivence avec les lieux et les figures des romans russes classiques. « Dès lors toute mon existence changea radicalement, prit de la consistance, une valeur nouvelle : je fis enfin connaissance, une connaissance approfondie, avec la Russie centrale. (…) Après avoir connu la Mestchora, je me mis à écrire différemment ; avec plus de simplicité, de sobriété ; j’évitais les sujets ronflants ; je compris la force et la poésie des cœurs les plus simples et des choses humbles. » (Ibid. p 55).
Selon S. Ollivier (2008, 1.), on peut distinguer plusieurs cycles, à la fois chronologiques et géographiques dans l’œuvre :
- Le premier cycle témoigne de l’engagement du jeune auteur, journaliste, dans le camp de la révolution ; c’est alors « Le temps des grandes espérances » (titre d’un des volumes de l’autobiographie). Ses livres majeurs (Kara Bougaz, La Colchide) décrivent les grands chantiers pionniers où le régime dompte la nature à coup de grands complexes industriels et de travaux hydrauliques, largement édifiés par les prisonniers du Goulag, en Asie centrale, en Oural, ou sur la Mer Noire. Un romantisme du réel y est développé, qui concilie l’héritage du XIXe siècle et l’exaltation d’un monde nouveau.
- Le cycle suivant est polarisé par le nord (Roman du Nord, Le destin de Charles Lonceville…) et le sud (La mer Noire), et est largement centré sur des figures de pionniers, d’aventuriers, de soldats, mais comprennent aussi force descriptions botaniques, météorologiques, qui exaltent la nature comme initiatrice dans la saisie de la beauté (thème hautement tchékhovien).
- Un cycle central, qui chevauche largement les précédents et le suivant dans le temps, avant et après la guerre, est celui consacré à la Russie centrale : Le roman des forêts, Le pays de la Mestchiora, en sont les pivots. L’immersion dans cette Russie forestière est à la fois biographique (Paoustovski s’y installe et y vivra jusqu’à sa mort), géographique, par des descriptions de la topographie, de l’hydrographie, des paysages naturels et agraires, et anthropologique, par la peinture de figures ordinaires, « banales », humbles, qui constituent la quintessence d’une identité russe. C’est d’ailleurs un leitmotiv de l’œuvre, que de peindre des héros inconnus, des écrivains secondaires, des actions, des événements tout à fait mineurs, dont l’authenticité est ensuite magnifiée par l’imagination poétique et vise à rendre un hommage constant au peuple.
- Le dernier cycle, le plus long, recoupe largement les autres à travers les six volumes de L’histoire d’une vie, autobiographie « prétexte » à retourner sur les lieux parcourus (Incursion dans le sud), à rajouter des portraits, à reconstituer aussi la genèse des œuvres antérieures, prolongeant ainsi La rose d’or, notes sur l’art d’écrire, écrit en 1955.
Comme géographes, ce qui peut nous frapper dans cette œuvre si abondante est sans doute sa familiarité, son tribut assumé, à la grande tradition de la description géographique russe. Par son caractère de récit de voyage, chaque livre ou presque étant écrit après un reportage, un voyage de l’auteur, par ses portraits de savants, géologues ou géographes, qui produisent les connaissances sur un espace encore mal connu, l’espace est bien plus qu’un cadre : il est un déterminant des individus, à qui il confère caractère, raison d’être, métier, dans une relation complexe d’adaptation aux lieux et de transformation de ceux-ci. On reconnaît aussi la prédilection pour la géographie physique, la limite très incertaine entre géographie et exploration, la dimension impérialiste et nationaliste (au XIXe) puis mise au service du projet communiste (au XXe) de la connaissance géographique. Mais tout en racontant « des histoires avec de la géographie », l’œuvre ne « vit » que par les figures médiatrices qui nous permettent d’accéder à ces lieux, ces milieux : professeurs, savants, ingénieurs, officiers, bûcherons, pêcheurs, marins…, interlocuteurs d’un narrateur-enquêteur, se livrant à de multiples biographies, anecdotes, donnent leur vrai sens aux descriptions, si développées soient-elles. Il y a donc équivalence de rang entre les figures et les lieux, même si ceux-ci ont très souvent le rôle-titre : titres de romans, mais aussi et souvent des chapitres ou titres de nouvelles composant des ouvrages qui sont souvent des recueils. Pour ces titres, si certains sont des lieux (Le Kara Dag, La Colchide brûlante, Les parcs de Leningrad…), plus nombreux sont ceux qui renvoient à des catégories géographiques (Les prairies, Les forêts, Le calcaire dévonien, Le laurier de Saint-Antoine…).
Une typologie élémentaire identifierait trois grandes catégories de milieux paoustovskiens : le désert, essentiellement en Asie Centrale ; les mers et leurs rivages, ceux des mers méridionales, mais aussi de l’Arctique ; les forêts, clairières et rivières, dans une étroite association, cadre de la ruralité russe.
Thèmes et figures paoustovskiensL’esprit géographique dans les récits n’est pas qu’une affaire de cartes et de lieux, imaginés dans les atlas puis visités par l’auteur en quête de matière à son travail de correspondant de l’agence de presse Rosta. Cartes, voyages journalistiques, sont bien des déclencheurs du travail littéraire, son « principe générateur » comme il est décrit dans un chapitre ainsi intitulé de La rose d’or. Mais ensuite, dans cette matière, sélectionner des points de cristallisation, des lieux, faits, figures, voilà ce qui donne son rôle proprement poétique à l’auteur.
On peut ainsi proposer une synthèse de ces thèmes : une tension existe dans toute l’œuvre, à l’image d’ailleurs de celle qui parcourt l’histoire russe et, encore plus, soviétique. Tension qui articule la nature, objet littéralement vénéré dans un culte très romantique, et le travail humain, du plus humble jusque dans ses réalisations les plus grandioses. Ainsi en va-t-il du golfe désertique du Kara Bougaz, à l’est de la Caspienne, et des mots prêtés au géologue Chatski : « Le désert, Chatski le haïssait comme on ne peut haïr qu’un être vivant (…) Il le traitait de chancre sec, d’escarre, de cancer rongeant la terre, d’inexplicable traîtrise de la nature (…). Le désert ne sait que tuer, répétait-il, il faut lui serrer la vis, ne pas le laisser souffler (…) jusqu’à ce qu’il en crève, et sur son cadavre, faire pousser un humide paradis tropical » (Kara Bougaz, p. 210). Cette dialectique homme-nature, harmonieuse dans le monde paysan, ou antagoniques aux limites pionnières de l’œkoumène, est sans doute le fil conducteur le plus évident de toute l’œuvre. On le comprend d’autant mieux que l’une des fonctions principales assignées aux écrivains des années 1920-30 est la glorification des entreprises soviétiques. Mais c’est aussi un thème trait d’union entre la formation pré-révolutionnaire de l’écrivain et les années 1950-60 Pendant ce bref dégel, Paoustovski est une des figures majeures qui contestent la conception de la littérature inféodée au culte de la personnalité, au « roman de production », vision idéalisée de l’homme nouveau, coupée de la réalité du peuple, celui des campagnes notamment. Après 1991, c’est aussi cette vision romantique de la nature, de la psyché russe comme issue de la rencontre d’un homme et d’un espace qui fait la notoriété toujours forte de l’écrivain. Cela s’exprime dans la préface que G. Nivat donne à la traduction de 2012 de « La tanche d’or » : « Les humbles de Paoustovski, (…), c’est une autre Russie que celle des plans quinquennaux et des chantiers titanesques. Comme le « chasseur » de Tourgueniev, le narrateur-pêcheur de Paoustovski conclut avec ces êtres frustes de rencontre un pacte secret d’amitié et d’harmonie, auquel les animaux sont partie prenante ».
« Fisiki » et « Liriki », savants et ingénieurs (de l’âme) : des personnages paoustovskiensL’originalité de l’œuvre littéraire de Paoustovski peut être illustrée par le roman Kara Bougaz (1932), qui tient une place à part dans sa vie, son œuvre, sa postérité.
Comme souvent avec notre auteur, ce roman est éclairé par un texte, final ici, sur sa genèse ; trois sources apparaissent :- des souvenirs d’enfance de la menace représentée par le vent venu du désert pour les cultures et les villages proches,
- la rencontre, à l’occasion d’un fait divers (le suicide d’une jeune fille empêchée de vivre avec son amant), d’un géologue important (Chatsky) désormais pensionné et atteint d’une maladie mentale (elle-même liée aux exactions subies pendant la guerre civile en Asie Centrale),-
- enfin un voyage de reportage que Paoustovski entreprend vers les rivages de la Caspienne, sans d’ailleurs jamais atteindre les lieux qu’il décrit, soulignant ainsi l’écart entre le « je » du récit, et la réalité du voyage et des rencontres effectués par l’auteur.
Ce récit-roman, en une dizaine de chapitres-nouvelles, condense les éléments de la combinaison de styles, de thèmes, de figures, de sujets imposés et néanmoins fascinants pour l’écrivain : explorateurs aventureux aux XVIIIe et surtout XIXe siècles de ce golfe turkmène, sorte de grand évaporateur de la Caspienne, à la salinité record et aux rivages désertiques, violence des affrontements pendant la guerre civile contre les « Blancs », projets grandioses d’exploitation du sel pour des usages industriels multiples, figures héroïques de la science (les géologues) et du socialisme face à l’obscurantisme des nomades, le recul du désert allant de pair avec celui des archaïsmes sociaux.
Ce roman est aussi au centre de l’enquête que le journaliste et écrivain néerlandais Frank Westerman a consacré en 2002 aux écrivains embrigadés par le régime, tout spécialement Paoustovski dont il suit les traces et trouve les descendants dans la Russie post-soviétique. Les écrivains, sous la houlette de Maxime Gorki, l’écrivain « compagnon de route » par excellence, sont considérées comme artisans de la construction du socialisme autant que les ingénieurs dans une complémentarité des fiziki et des liriki (Westerman, 3/, p.78), les uns réalisant et les autres glorifiant les réalisations, d’où le titre de l’ouvrage « Les ingénieurs de l’âme ».
Actualités des lectures et lecteurs aux temps des dégels, des regels, et des crises environnementales.
Frank Westerman découvre Paoustovski lorsqu’il est journaliste à Moscou de 1997 à 2002, et s’y réfère comme à l’écrivain « maître chroniqueur de la Révolution Russe, de la guerre civile qui s’ensuivit et des années de construction du socialisme » (ibid. p.13). Il souligne comment, du côté des écrivains acquis de gré ou de force, au réalisme socialiste, les travaux hydrauliques constituent LE SUJET par excellence sur lequel la glorification du régime, mais aussi une nouvelle esthétique littéraire, de construction, de production, dépeignant la domestication de la nature, peuvent être conjuguées. A partir d’A. Platonov, ingénieur hydraulicien et écrivain, et son recueil de nouvelles « Les écluses d’Epiphane » (1927), Westerman montre comment les grands travaux sont devenus le thème d’une véritable « bibliothèque hydraulique » dont Pilniak avec « La Volga se jette dans la Caspienne », Gladkov avec « Energie », et aussi Paoustovski sur les bonifications des marais de Colchide (La Colchide, 1934) sont des exemples, où est mis en œuvre le « géo-optimisme » revendiqué par Gorki (Westerman, 2004, 2.).
Beaucoup de ces écrivains seront disgraciés et souvent exécutés à la fin des années 1930 et ce serait un autre sujet de montrer comment Paoustovski a évité le pire en n’étant pas seulement un des auteurs de la « littérature des plans quinquennaux pour adolescents » (L. Heller 4/) mais aussi un « paysagiste » de la ruralité et de la nature, celle de Russie centrale surtout à partir de 1935-36. En cela, s’il y a souvent une forme d’ironie critique chez L. Heller , historien de la littérature, émigré d’URSS en 1969, qui décrit Paoustovski en « écrivain modèle » (Heller, 1985, 3.), qui a renoncé progressivement à son romantisme pour servir le réalisme socialiste, mais lui reconnaît aussi cette droiture, cette honnêteté, cette fidélité à un idéal poétique, qui lui vaut de fréquentes attaques de délateurs les plus patentés du régime, dans les années 40, pour une insuffisante adhésion aux thèmes et valeurs héroïques, préférences suspectes pour la nature rurale et paysanne…S’il y eut tôt en URSS des alarmes sur la fragilité des lacs comme le Baïkal menacé par les complexes industriels papetiers notamment, et cela dès 1966, ou sur les risques représentés par les projets de détournement de fleuves sibériens, l’Ob principalement (projet dès les années 30, relancé en 1968, abandonné en 1986), le cas du Kara Bougaz, moins connu que celui de la mer d’Aral, est pourtant très révélateur des enjeux encore actuels de ces aménagements, au moment où des voix s’élèvent de nouveau en Russie, mais aussi dans les républiques d’Asie centrale, pour relancer des entreprises de macro-aménagements. Ce « tournant environnemental » des années 1980 surtout, est bien illustré par le texte virulent d’A. Monine de 1989, membre correspondant de l’Académie des Sciences de Russie (Monine, 1989, 4.) sur les catastrophes écologiques du XXe siècle, qui s’ouvre par une référence au roman Kara Bougaz et aux erreurs évitées au XIXe siècle, mais commises 100 ans plus tard. En effet, le régime soviétique fit fermer le golfe éponyme en 1980 par une digue, supposée enrayer la baisse du niveau de la Caspienne. Cela a provoqué l’assèchement du golfe en 3 ans, la disparition de l’industrie liée au sel et des écosystèmes de lagune, l’augmentation de la salinité du sud de la Caspienne, jusqu’à ce que la démolition de la digue en 1992 par le Turkménistan indépendant rétablisse la circulation des eaux et le régime lagunaire. Pour autant, si le Turkménistan reconquiert ainsi son golfe marin, dès 2000 le projet pharaonique Altyn Asyr (Age d’or) de mer artificielle dans le Karakoum turkmène, inauguré en 2009 et en cours de remplissage actuellement, déclenche les mêmes critiques sur la base des mêmes effets que ceux qui ont conduit à l’envasement de la mer d’Aral, tensions géopolitiques en plus avec l’Ouzbékistan à propos du détournement des eaux de l’Amou Daria.
ConclusionUn art d’écrire toujours réflexif, explicité, qui devient parfois l’objet majeur de l’écrivain (La rose d’or), écrivain qui « s’invente mais n’invente pas » selon la formule d’Aragon dans le texte « Le mentir vrai » (1964). Cette formule vaut plus pour sa dimension autobiographique chez Aragon, et relève d’une réflexion sur la genèse des romans, sur la mémoire interposée entre le réel et le texte, réarrangement permanent ne distinguant plus mémoire et imagination. Mais, du fait de l’admiration d’Aragon pour Paoustovski, elle illustre assez bien d’une part, la place de choix accordée par Paoustovski à faire la genèse explicite de ses œuvres, d’autre part, le fait que l’œuvre majeure, la plus connue et longue s’intitule « Histoire d’une vie ». Entre autofiction, fiction et récit documentaire, les frontières sont délibérément floues. Se référant à Zola, dans La rose d’or, l’auteur écrit ceci : « Qui pourrait tracer une frontière entre l’imagination et la faculté de raisonnement proprement dite ? « (p. 1 [https:]] ). De même dans Kara Bougaz, ces mots prêtés par le narrateur au géologue Prokofiev : « Les gens ne se doutent pas que, présenté sous une forme littéraire, avec l’omission de détails superflus et l’intensification de certains traits essentiels, un fait éclairé par un léger rayonnement de l’imagination révèle l’essence des choses d’une façon cent fois plus vive et perceptible qu’un procès-verbal véridique et précis jusque dans ses moindres détails. » (p. 87).
Figure 1 – Les hauts lieux paoustovskiens (dans les limites de l’ex-URSS)Figure 1. Carte conçue et réalisée par P. Piercy. décembre 2021
Editions :
L’essentiel des œuvres traduites en français a été publié dans la collection « Littératures soviétiques » de Gallimard. Elles l’ont été par L. Delt (avec une autre traductrice pour chaque ouvrage). Pour cet article les ouvrages suivants ont été utilisés (cités dans l’ordre chronologique de leur écriture :
- Kara-Bougaz (1932 ;1972 pour l’édition française, Gallimard, trad. L. Delt, M. Deniaud).
- La Tanche d’or, (1935-36), traduit du russe par Alain Cappon, présentation de G. Nivat, éd. de l’Aube, coll. « l’Aube poche », 2012.
- La mer Noire (1936 ; 1978 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt, P. Martin trad. L. Delt M. Deniaud)
- Le roman des forêts suivi de Le pays de la Metschiora (1938 ; 1971 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt, M. Deniaud).
- La Colchide suivi de Roman du Nord (1939 ; 1972 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt V. Varzi)
- La rose d’or. Notes sur l’art d’écrire (1955 ; 1968 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt P. Martin).
- Incursion dans le sud ; tome V de l’Histoire d’une vie (1960 ; 1966 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt, P. Martin).
- Le livre des pérégrinations ; tome VI de l‘Histoire d’une vie (1963 ; 1967 pour l’édition française, Gallimard ; trad. L. Delt P. Martin).
- Sophie Ollivier, Paoustovski, l’homme du dégel, L’Harmattan, 2008. Compte rendu de cet ouvrage par Philippe Comte, Revue Russe, n° 33, 2009, pp. 233-238
- Frank Westerman, Ingénieurs de l’âme, C. Bourgois, 2004 (présentation de cet ouvrage par P. Lançon dans Libération du 25/03/2004.
- Leonid Heller, Konstantin Paoustovskij, écrivain modèle : notes pour une approche du réalisme socialiste, Cahiers du Monde Russe 1985 -26, pp. 313-352.
- André Monine, Les eaux stagnantes : Une catastrophe écologique en Union soviétique , trad. Denis Paillard dans L’homme et la société, 1989, n°. 91-92, pp. 87-100.
- Hélène Baty-Delalande L’espérance au conditionnel des compagnons de route (1920-1939), Itinéraires, 2011-4, pp.135-151.
- Marina Frolova, Le paysage des géographes russes : l’évolution du regard géographique entre le XIXe et le XXe siècle, Cybergeo : European Journal of Geography [(Epistémologie, histoire de la géographie, didactique), n° 143, mis en ligne le 16 novembre 2000.
- Katerine Gosselin. L’« art romanesque », du Mentir-vrai aux Incipit, Etudes littéraires, Volume 45, numéro 1, hiver 2014.
- Georges Nivat. Russie-Europe – La fin du schisme ; Études littéraires et politiques, Lausanne (Suisse), Édition L’Âge d’Homme, 1993, 810 p.
- Julia Obertreis Le « tournant environnemental » à l’Est (années 1970 et 1980) Irrigation et culture du coton dans l’Asie centrale soviétique, Etudes rurales, 100/2017, pp.106-129
- Olivier Orain La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique , L’Espace géographique, 1996/3, pp 217-232.
- Philippe Rekacewicz L’or blanc de la gueule noire, visionscarto.net, 2016.
- Marc Slonim Histoire de la littérature russe soviétique, Paris : l’Age d’homme, 1985.
- Laure Troubetzkoy La littérature russe et le XXe congrès : remarques sur les trois étapes du renouveau littéraire du Dégel, La revue russe, 2006/28, pp. 55-58.
- Cécile Vaissié 1956, Un court dégel littéraire en URSS. Les « audaces » de Novy Mir et de Literatournaïa Moskva , Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2008/2, n° 98, pp. 149-162
- Pierre Vidal-Naquet. Histoire et idéologie : Karl Wittfogel et le concept de « mode de production asiatique », Annales ESC, 1964, 19/3, pp. 531-549
Philippe Piercy, janvier 2022
-
16:15
La géopolitique : effet de mode ou nouveau champ disciplinaire ?
sur Les cafés géographiques
Renouveau et attractivité de la géopolitique
A l’occasion de la parution du Dictionnaire de Géopolitique dans la collection Initial des éditions Hatier (voir l’article sur le Dictionnaire de géopolitique, Hatier, 2021)), nous avons invité les deux géographes qui ont dirigé l’ouvrage, Stéphanie Beucher, professeur de chaire supérieure au lycée Montaigne de Bordeaux, et Annette Ciattoni, professeur honoraire de chaire supérieure au lycée Louis-le-Grand à Paris. Le but de ce café géo était de faire une mise au point sur la géopolitique, d’expliquer sa nature comme sa grande attractivité depuis plusieurs décennies. L’effet de mode est incontestable mais en même temps le succès actuel de la géopolitique n’est-il pas lié à notre désir de comprendre les enjeux très complexes présents sur l’ensemble de la planète ? Micheline Huvet-Martinet a été la modératrice de ce café.Stéphanie Beucher commence par poser la question : qu’est-ce que la géopolitique ? Elle rappelle la définition du géographe Yves Lacoste qui a joué un rôle important dans le renouveau de la problématique géopolitique à partir des années 1970 : « Par géopolitique, il faut entendre toute rivalité de pouvoirs sur ou pour du territoire. Toute rivalité de pouvoirs n’est pas nécessairement géopolitique. Pour qu’elle le soit, il faut que les protagonistes se disputent au premier chef l’influence ou la souveraineté d’un territoire. » Et de souligner comment les chercheurs en sciences sociales ont multiplié depuis ce moment les analyses dans ce domaine afin de comprendre les menaces mondiales et les incertitudes pesant sur des sociétés contemporaines très vulnérables.
La géopolitique apparaît ainsi comme une clé de lecture pertinente du monde actuel ce que soulignent l’abondance des productions scientifiques et médiatiques, le contenu des programmes d’enseignement, le rôle des réseaux sociaux dans l’actualité politique… Une présentation PowerPoint propose plusieurs exemples à partir de sources variées : des cartes tirées du Dictionnaire de géopolitique, des revues comme Diplomatie, des émissions de radio comme Géopolitique, le débat sur RFI, des réseaux sociaux (rôle dans l’organisation de la mobilisation lors du « Printemps arabe » de 2011, politique du tweet, etc.), des séries télévisées comme Chernobyl (la télévision russe diffusant sa propre version pour répondre au succès de la série américaine, voir l’article La série « Chernobyl » réécrit-elle l’histoire ? publié par theconversation.com, etc.
Une nouvelle démarcheLes chercheurs en sciences sociales tentent de comprendre la réalité des sociétés contemporaines, très vulnérables, soumises à des menaces mondiales, marquées par l’incertitude. Les risques, la compétition entre Etats, les menaces terroristes sont des composantes, parmi d’autres, d’un monde complexe et en transition (voir Les Transitions, Dossier n° 8139, CNRS Editions). Dans leur livre La guerre de vingt ans (Robert Laffont, 2021), Marc Hecker et Elie Tenenbaum, deux chercheurs à l’Institut français des relations internationales (IFRI), analysent vingt années d’une « guerre globale » qui touche à sa fin, mais ils concluent que « le djihadisme est là pour rester ». Dans leur ouvrage La France sous les yeux (Seuil, 2021), Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, interrogent la société française d’aujourd’hui à l’aide de cartes très intéressantes.
La géopolitique participe à la compréhension de notre monde contemporain. C’est une approche nécessairement pluridisciplinaire.
L’histoire permet de prendre en compte les temporalités du territoire étudié. L’exemple de l’Amérique latine nécessite de rappeler la doctrine Monroe et la politique du big stick de Théodore Roosevelt pour mieux comprendre les tentatives actuelles du sous-continent de créer une structure qui soit moins dépendante des Etats-Unis (création en 2010 de la CELAC, Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes). Mais la relation ambivalente avec le géant étatsunien est toujours un élément structurant de la géopolitique latino-américaine, malgré l’influence croissante de la Chine.
L’économie est indispensable pour apprécier les logiques de compétition et d’affrontement entre les territoires. Les questions financières jouent leur rôle dans ces logiques comme le prouvent la « guerre des monnaies » et l’utilisation des cryptomonnaies (en 2021, le Salvador adopte officiellement le Bitcoin (BTC) comme monnaie légale).
La sociologie est utile dans certains cas, par exemple pour comprendre la violence culturelle qui affecte les populations africaines lors de la propagation de la fièvre Ebola, des populations à qui l’on interdit de pratiquer leurs rites funéraires traditionnels au titre des précautions anti-infectieuses nécessaires pour enrayer l’épidémie.
Les sciences politiques permettent d’expliquer certaines situations politiques, telles que la guerre et la paix. Dans son livre Les sentiers de la victoire (Passés composés, 2020), Gaïtz Minassian revisite les trois dernières décennies de conflits armés et les impossibles victoires lors des interventions onusiennes ou des «?guerres contre le terrorisme?». De son côté, Bertrand Badie déclare que « le monde n’est plus géopolitique » (sous-titre de son dernier livre, Inter-socialités, CNRS Editions, 2021) en soulignant que « les conflits actuels ne sont plus dominés par le choc des armées, mais alimentés par des phénomènes de souffrance sociale ». En fait, S. Beucher pense que le monde est plus géopolitique que jamais, mais cela implique de dépasser le seul cadre étatique d’analyse des relations internationales.
Et n’oublions pas le rôle des enquêtes journalistiques qui informent et analysent, parfois pour révéler des situations peu ou mal connues. Dans son livre L’enfer numérique (Les liens qui libèrent, 2021), Guillaume Pitron explique comment la révolution numérique a des conséquences catastrophiques pour notre environnement (depuis 2019, le web génère plus d’émission de carbone que le secteur aérien civil).
Et les géographes ?Rappelons le rôle d’Yves Lacoste qui se considère comme un géographe spécialiste de géopolitique. Le but de la revue Hérodote qu’il fonde en 1976 est « avant tout de montrer la pertinence du raisonnement géographique pour analyser les conflits » (Dictionnaire de géopolitique, p. 308). S. Beucher souligne quatre composantes géographiques fondamentales dans la compréhension des problématiques géopolitiques : l’ancrage territorial, les représentations spatiales, l’analyse multiscalaire, la cartographie.
Le territoire, portion d’espace approprié, joue un rôle central dans l’identité actuelle de la géographie. Celle-ci est donc bien placée pour élaborer une réflexion sur le territoire qu’on peut considérer comme le concept-clé de la démarche géopolitique. Avec celle-ci le territoire n’est pas seulement envisagé « dans son étendue, ses composantes physiques et ses ressources, mais aussi comme le produit d’acteurs qui y vivent, le résultat que ces acteurs acceptent ou combattent depuis un passé plus ou moins lointain » (Dictionnaire de géopolitique, p. 308). Une projection de la carte des enjeux stratégiques dans l’Indopacifique montre les différents acteurs qui interviennent dans cette région du monde. Même si la France y a des intérêts multiples, du fait de la possession de territoires ultramarins, elle n’apparaît pas comme un partenaire majeur aux yeux de certains Etats soucieux de contrecarrer l’influence croissante de la Chine dans la zone (pensons à l’ « affaire des sous-marins » commandés puis décommandés par l’Australie à la France). Une carte très intéressante accompagne la précédente, celle des visions comparées de l’Indopacifique qui témoigne de l’importance des représentations spatiales dans les logiques géopolitiques (pour voir ces deux cartes, se reporter aux pages 356 et 357 du Dictionnaire de géopolitique).
Le raisonnement multiscalaire est une autre pratique fondamentale de la géographie. Or, la géopolitique invite à considérer des ensembles spatiaux de tailles très différentes et dont les configurations s’entrecroisent et se superposent (Y. Lacoste). Le géographe est à même de comprendre les liens entre les échelles et comment ces échelles s’imbriquent. Dans plusieurs numéros de la revue Diplomatie, l’ « Etat islamique » est analysé, à juste titre, à l’échelle mondiale, mais aussi aux échelles régionale et locale.
Quant à la cartographie, outil privilégié du géographe, elle apparaît indispensable dans le raisonnement géopolitique. La carte nécessite une mise en valeur de l’essentiel pour tenter d’expliquer la situation étudiée, elle demande également une problématique pertinente pour construire une réflexion (des choix de légende, de contenu et d’expression graphique) et, au final, pour donner une réponse à cette problématique. La projection d’une carte de la guerre économique mondiale a permis de localiser les principaux belligérants, les « champs de bataille », et les armes de la guerre économique (Dictionnaire de géopolitique, p. 342). En utilisant un langage « géopolitique », elle démontre de façon éclairante que la guerre économique peut être qualifiée, d’une certaine façon, de « continuation de la guerre par d’autres moyens ».
En conclusion de cette partie consacrée à la géographie, l’intervenante termine par un clin d’œil en évoquant le livre du géographe Philippe Pelletier, Quand la géographie sert à faire la paix (Editions Le bord de l’eau, 2017). Dans cet ouvrage, l’auteur réagit au livre d’Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, paru en 1976, en affirmant que la géographie sert aussi à faire la paix, à penser les rivalités politiques sur les territoires pour mieux les réguler. Pour lui, la géographie peut jouer un rôle d’apaisement lors des situations conflictuelles sous quatre conditions que l’éditeur résume ainsi :
- Décrire les situations où des géographes contribuent à l’entente entre sociétés politiques rivales malgré les différends.
- Déconstruire les véritables enjeux économiques, écologiques, politiques et socioculturels sans verser dans ce déclinisme qui constitue des armes géopolitiques corollaires aux rapports de force.
- Montrer que sous les discours catastrophistes sur l’environnement (climat, sécheresse, déforestations, désertification…) existent des enjeux qui relèvent de la géopolitique et de l’idéologique.
- Enfin, livrer ces informations et ces analyses aux individus et aux peuples pour désamorcer les tensions instrumentalisées (du type « choc des civilisations »), en rappelant que certains pays multilingues et multireligieux vivent en paix.
C’est au tour d’Annette Ciattoni, l’autre directrice de l’ouvrage des éditions Hatier, d’intervenir pour expliquer les choix éditoriaux du Dictionnaire de géopolitique qui a servi de support à ce café géo. Une mise au point utile a permis de présenter la conception et la réalisation d’un livre qui a le mérite d’aborder les aspects essentiels du sujet, en insistant sur la pluridisciplinarité de l’équipe d’auteurs, la pluralité de la nature des textes et la conception de nombreuses cartes originales en couleur. Pour plus de détails, nous renvoyons à notre compte rendu paru sur le site des Cafés géographiques .
Les questions de la salle :1 – Si tout est planétaire, peut-on parler d’une dissolution du rôle de l’Etat ?
En réalité, avec la mondialisation le rôle de l’Etat a sans doute changé mais il reste très important, comme on l’a vu lors de la crise financière de 2007-2008 et de la crise sanitaire actuelle.
Quant à l’Etat-nation il s’est développé aux XIXe et XXe siècles avec l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais, en réalité, la plupart des Etats actuels sont multinationaux ou possèdent une nation dominante. Aussi la réflexion sur l’Etat-nation ne peut faire l’impasse sur le sort des minorités.
Il faudrait également aborder la notion d’Etat fragile (ou failli) et celle d’Etat auto-proclamé (ou quasi-Etat).
2 – A propos de l’utilité de la géopolitique pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Un auditeur cite la parution du dernier numéro de la revue Hérodote consacré à la géopolitique d’une pandémie mondiale (la covid-19) pour souligner la vitalité de l’analyse géopolitique.
3 – Quels sont les débouchés professionnels de la géopolitique ?
S. Beucher évoque l’intérêt croissant de nombreuses institutions et entreprises pour le recrutement de personnes ayant des compétences géopolitiques, ou pour la formation de cadres dans ce domaine, par exemple pour le conseil en stratégie ou l’aménagement du territoire.
4 – Qu’en est-il de la démondialisation ?
La crise sanitaire a mis en lumière la dépendance de nombreux pays par rapport aux chaînes de production globalisées. Il faudrait définir clairement les termes de démondialisation, désindustrialisation, délocalisation et réindustrialisation pour s’y retrouver dans les stratégies productives mises en œuvre dans le monde. Des choix politiques sont indispensables pour éventuellement réindustrialiser et relocaliser, notamment dans les 27 pays de l’Union européenne.
5 – Même dans le monde complexe d’aujourd’hui, n’y a-t-il pas la possibilité de dire des choses simples comme la rivalité Chine-Etats-Unis et les difficultés des systèmes démocratiques ?
Certes, il y a des données géopolitiques évidentes pour décrire le monde actuel comme la rivalité des deux principales puissances économiques de la planète (Etats-Unis et Chine). D’autres phénomènes comme la crise des démocraties échappent à des grilles d’analyse simples. Sans doute, les principales démocraties mondiales connaissent des difficultés (populisme, formules participatives contre système représentatif traditionnel, etc.). En même temps, de nombreuses populations dans le monde aspirent à plus de démocratie (printemps arabes, mouvements démocratiques en Afrique, en Asie, en Amérique latine).
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Stéphanie Beucher, janvier 2022.
-
22:16
200 ans d’indépendance de la Grèce moderne
sur Les cafés géographiquesLe 25 mars dernier, on a commémoré le bicentenaire du début de l’insurrection qui a abouti à la création d’un Etat grec en 1832. Cet événement ne pouvait qu’intéresser les Cafés géo qui ont confié à Michel Sivignon, professeur honoraire de géographie, spécialiste des Balkans et particulièrement de la Grèce, le soin de nous en révéler l’histoire complexe. Cette curiosité pour le passé grec est largement partagée en France, comme l’attestent plusieurs manifestations, parmi lesquelles l’exposition du Louvre Paris-Athènes. Naissance de la Grèce moderne.1675-1919 est sans doute la plus remarquable.
Daniel Oster a été le modérateur de ce café.
L’unité politique grecque : une création du XIXe siècleAprès 1453, date de la chute de Constantinople, les Grecs vivent sous l’autorité ottomane, c’est-à-dire sous l’autorité d’un sultan qui attend de ses sujets soutien militaire et contribution financière pour assurer la puissance de l’Empire. Les « peuples du Livre », musulmans, chrétiens, juifs ont chacun leur millet, ou communauté qui règle ses affaires propres. C’est donc le christianisme, et particulièrement le christianisme orthodoxe qui sert de ciment principal à la communauté grecque.
Développées en Europe occidentale au début du XIXe siècle, les idées nationales et libérales se diffusent rapidement sur tout le continent. En 1814 se crée ainsi à Odessa la Société des amis qui regroupe Bulgares, Roumains, Russes… et une forte minorité grecque. Le premier soulèvement qu’elle organise en Valachie contre les Ottomans échoue. Il renait dans les Balkans sous la forme d’une guerre pour l’indépendance grecque en 1821.
Dans ces années 1820, sur quoi peut s’ancrer le sentiment national grec ? La langue ? L’orthodoxie ? Le souvenir de la Grèce antique ?
Certes la langue grecque est écrite depuis 1500 ans avant notre ère, mais elle n’est plus directement compréhensible à l’époque contemporaine, sans un apprentissage particulier, comme ne l’est pas non plus le grec des Evangiles écrits au IIe siècle, et qui est le grec de la liturgie. C’est donc l’orthodoxie qui constitue le principal ciment national.
Les Grecs recherchent un autre héritage dans l’éclat de leur civilisation dans l’Antiquité. Des Grecs émigrés en Europe occidentale relaient dans leur pays l’intérêt très vif pour l’Antiquité grecque qui se développe en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, à partir du XVIIIe siècle.
Une guerre d’indépendance nationale et internationaleLa guerre qui mena à l’indépendance de la Grèce (1821-1830) fut marquée de nombreuses péripéties où se mêlèrent combats locaux et interventions des grandes puissances.
Les historiens contemporains insistent sur le rôle des Armatoles, ces milices grecques chargées du maintien de l’ordre au service de divers pachas dont certains se retournèrent contre le sultan. Il y eut ainsi des armatoles du côté des insurgés.
L’intervention des grandes puissances fut déterminante. De jeunes Européens idéalistes, pétris de culture classique, s’engagèrent, au grand dam de leurs parents, pour soutenir la lutte grecque. C’est le mouvement philhellène dont on a retenu quelques figures romantiques comme celle de Lord Byron. Plus soucieuses de leurs intérêts bien compris, la Russie, la Grande-Bretagne et la France engagèrent des troupes contre l’Empire ottoman malgré la méfiance de ces deux dernières à l’encontre d’une Russie proclamant son soutien aux orthodoxes mais avant tout désireuse d’étendre son territoire sur les bords de la Mer Noire. L’union de leurs flottes a été déterminante dans le combat naval de Navarin (1827). Ce fut une étape décisive dans la défaite ottomane, complétée par l’expédition française de Morée conduite par le général Maison en 1828 qui chassa les Ottomans et les Turco-Egyptiens du Péloponnèse.
Cette intervention qui a abouti à la création d’un nouvel Etat a été une exception dans la politique des grandes puissances qui, depuis 1815, voulaient éviter toute transformation de la carte européenne et surtout tout retour des idées révolutionnaires.
Quelles frontières pour le nouvel Etat grec ?Une fois proclamée l’indépendance de la Grèce (traité de Londres en 1830, ratifié par le traité de Constantinople en 1832) dans les limites de la « Vieille Grèce » (voir carte), la Grande Idée domina toute la vie politique grecque. C’est-à-dire l’idéal de réunir à l’intérieur des frontières de l’Etat tous ceux qui se réclament de la nation grecque. Comment réunir tous les Grecs en un seul Etat-nation alors qu’ils étaient dispersés dans tout l’Empire ottoman ? Faire coïncider les frontières avec la répartition de la population au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » implique nettoyage ethnique et centaines de milliers de réfugiés. Michel Sivignon regrette l’absence d’un « droit d’habiter ».
Les agrandissements du territoire grec sont liés aux aléas de la situation internationale. La Grèce acquiert la Thessalie en 1881 à la faveur du Traité de Berlin, puis la Macédoine méridionale à la suite des Guerres Balkaniques de 1912-13, puis la Thrace occidentale en 1919.
La délimitation des frontières a d’abord été l’affaire des Grecs et des Turcs, puis elle a dépendu des relations avec les autres peuples balkaniques. Où tracer les frontières septentrionales du pays alors qu’il n’y a pas de « frontière naturelle » et que Grecs, Bulgares, Serbes … sont mélangés sur un même territoire (les cartes ethnographiques, inventées au XIXe siècle, reflètent surtout les ambitions nationales contradictoires). Les Grecs doivent alors prendre en compte les mouvements nationaux des autres peuples des Balkans, Slaves et Albanais.
La défaite ottomane dans la Première Guerre Mondiale a laissé espérer aux Grecs qu’ils pourraient enfin réaliser la Grande Idée en récupérant l’Asie Mineure et pourquoi pas Constantinople jusqu’à ce que la victoire de Mustapha Kemal sur l’armée grecque en Asie Mineure en 1922 entraine le départ des populations grecques qui vivaient sur le territoire de la nouvelle Turquie. C’est l’échange obligatoire de populations entre Grecs et Turcs prévu au Traité de Lausanne en 1923. La Grèce doit accueillir en urgence plus de 1,5 million de réfugiés, alors que sa population n’excède pas 6 millions d’habitants. La Grande Idée est devenue la Grande catastrophe de 1922-23.
L’annexion des îles du Dodécanèse en 1946, autrefois possession italienne, administrées par les Britanniques depuis la défaite allemande, ferme le cycle de revendications des frontières grecques.
Les trois problèmes territoriaux de la Grèce actuelle- Habitée par des populations grecque et turque, Chypre, annexée par les Anglais en 1914, obtient son indépendance en 1960, l’ancienne puissance coloniale ne conservant que deux enclaves militaires. Mais la nouvelle constitution garantit un certain nombre de droits à la minorité turque, ce qui fut source de nombreux affrontements intercommunautaires. Lorsqu’en 1974 les colonels, au pouvoir à Athènes depuis 1967, organisent un coup d’Etat militaire à Chypre dans le but de rattacher l’île à la Grèce, Ankara décide l’invasion du pays, justifiant cette intervention par le souci de protéger la minorité turque. Ces événements sont responsables d’un conflit non encore résolu aujourd’hui. L’île est partagée entre une République de Chypre, membre de l’Union européenne depuis 2004 et une République turque de Chypre Nord occupée militairement par la Turquie et non reconnue par la communauté internationale.
- Le démembrement de la Yougoslavie en 1991 a amené la création d’un nouvel Etat au nord de la Grèce sous le nom de république de Macédoine. Le choix de ce nom que les Grecs voulaient réserver à leur propre région de Macédoine, entraine des tensions jusqu’en 2019. Un accord donnant au nouvel Etat le nom de Macédoine du Nord est alors validé par référendum et ratifié par les deux parlements.
- La délimitation des frontières maritimes est un sujet épineux entre Grèce, Turquie et Chypre. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Montego Bay) distinguant eaux territoriales et ZEE ne peut pas être appliquée directement à cause de la proximité entre îles grecques et côte turque. La Turquie et la Grèce opposent leurs revendications sur les mêmes territoires maritimes depuis longtemps mais l’existence potentielle de gisements de gaz dans les eaux contestées a récemment ravivé le conflit. En outre Erdogan au pouvoir en Turquie depuis 2003 d’abord comme Premier Ministre puis comme Président de la République remet en question dans ses discours l’appartenance à la Grèce des îles proches de la côte turque, telles Lesbos, Chios, Samos ; il y a là des rodomontades dangereuses.
La Grèce : un peuple-mondeSi les Grecs ne sont que 10 millions à l’intérieur de leurs frontières balkaniques, ils constituent une diaspora bien organisée sur l’ensemble de la planète. Attirés par les « pays neufs » au XIXe siècle, ils sont nombreux entre les années 50 et 70 du XXe siècle à s’expatrier, pour des raisons économiques, dans des Etats européens tels que l’Allemagne, la Belgique, la Suède …. Depuis cette période un certain nombre d’expatriés sont rentrés au pays.
La flotte est une autre forme de la présence grecque dans le monde. Les armateurs grecs possèdent 19% de la flotte mondiale des tankers et 24% des vraquiers. Les nombreuses fondations qu’ils financent maintiennent les liens avec leur pays d’origine.
Enfin, le patriarcat œcuménique de Constantinople exerce aussi sa juridiction sur de nombreuses églises orthodoxes en Europe, en Amérique et en Asie.
- Plusieurs capitales ont été envisagées pour le nouvel Etat, comme Syros ou Corinthe, mais pour le Bavarois Othon, premier roi élu, le choix d’Athènes s’est imposé. « Puissance créatrice d’un nom » a-t-on écrit.
- Les cartographes français ont joué un grand rôle dans la représentation du nouvel Etat. Jusqu’au XVIIe siècle, on pratiquait la « géographie à l’estime ». Ce fut l’invention de la triangulation et du nivellement qui permit de réaliser des cartes exactes. Entre 1830 et 1852, une brigade topographique française réalisa la couverture au 1/200.000 de l’ensemble du territoire de l’Etat grec, première carte moderne dans la région.
- La vie politique grecque est marquée de nombreux bouleversements, coups d’Etat et changements constitutionnels. De sa création à 1973, le régime officiel a été la monarchie, à l’exception d’une période républicaine de 1924 à 1935. Son histoire est scandée par plusieurs interventions autoritaires comme celle de Metaxas qui établit de 1936 à 1941 une dictature inspirée du fascisme mussolinien et celle « des colonels » de 1967 à1974. L’invasion allemande de 1941 provoque le déchirement entre résistants en majorité communistes et monarchistes soutenus par les Anglais. Ce déchirement dégénère en véritable guerre civile de 1946 à 1949 qui se termine par la victoire du gouvernement royaliste, les communistes ne recevant pas d’aide soviétique en vertu de l’accord de Moscou de 1944. Les conséquences de cette guerre civile demeurent profondes
- Grecs et Arméniens ont eu le même ennemi, l’Empire ottoman, mais les Arméniens ont été vécus comme une « 5ème colonne » par les Turcs pendant la Ière Guerre Mondiale à cause de leur proximité avec les Russes.
- Les géographes français se sont particulièrement intéressés à la Grèce pendant la Grande Guerre car l’armée d’Orient avait besoin d’une connaissance approfondie du territoire sur lequel elle combattait, en termes de géographie physique, d’économie, de transports et d’ethnographie. On peut noter le rôle du géographe et géo politologue Jacques Ancel qui a été chef du service politique à l’Etat-Major de l’armée d’Orient et qui publia en 1930 une thèse sur la Macédoine.
Le retour des géographes français s’est produit entre 1960 et 1970, animé par Bernard Kayser qui réalisa au sein du Centre des Sciences Sociales d’Athènes un Atlas Economique et social de la Grèce et une Géographie Humaine de la Grèce. A sa suite figurent Guy Burgel, Pierre-Yves Péchoux, Emile Kolodny, Michel Sivignon.
- Un autre lien entre les savants français et la Grèce s’est établi dès 1847 avec la création de l’Ecole d’Athènes, réservée aux archéologues travaillant sur un chantier de fouilles attribué par les autorités grecques. Peu à peu d’autres Etats, tels l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, Etats-Unis créèrent d’autre Ecoles et bénéficièrent chaque année de l’attribution de terrains pour leurs recherches. Depuis quelques années, quelques membres de l’Ecole Française d’Athènes travaillent sur la Grèce contemporaine.
Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux et revu par Michel Sivignon, décembre 2021
A tous nos lecteurs qui voudraient approfondir leurs connaissances sur la formation de la Grèce contemporaine, nous conseillons la lecture de la revue Desmos/le lien (numéro double
n° 51-52) publiée aux Editions Desmos, 14 rue Vandamme dans le 14ème arrondissement. -
16:06
Dictionnaire de géopolitique
sur Les cafés géographiques
Qu’est-ce que la géopolitique ?Le Dictionnaire de Géopolitique qui vient de paraître (août 2021) dans la collection Initial des éditions Hatier, sous la direction de deux géographes, Stéphanie Beucher et Annette Ciattoni, s’ajoute à la liste déjà longue des ouvrages récents qui proposent un tour d’horizon des champs couverts par la géopolitique. Destiné principalement aux étudiants et aux lycéens, il rendra également service à un public curieux de comprendre les dynamiques et les enjeux d’un monde « complexe et en pleine transformation ». Le fait que l’ouvrage se présente comme un dictionnaire en facilite la lecture ciblée en même temps qu’il résulte d’un choix forcément non exhaustif. Le nombre conséquent d’entrées, la centaine de cartes et graphiques et les courtes bibliographies en font un instrument de travail très utile réalisé par une vingtaine d’auteurs relevant de disciplines diverses.
La préface de l’ouvrage évoque le succès actuel du terme et insiste sur le fait qu’il n’existe pas une géopolitique mais plusieurs, ce qui nécessite une indispensable approche transdisciplinaire. Il faut lire l’article « géopolitique » pour en savoir plus sur la nature du sujet central du livre. L’auteur prend soin d’entrée de définir clairement la géopolitique en présentant son objet d’étude (la dimension spatiale des faits politiques) et en la distinguant des relations internationales ou des sciences politiques. Suggérant que la géopolitique a évolué au cours du temps et qu’elle est aujourd’hui diversifiée, l’article use des expressions « en particulier » et « tout particulièrement » pour mettre en valeur le point central de la géopolitique (les relations entre pouvoir et territoire) tout en laissant la place à d’autres aspects traités par certains chercheurs.
En six pages, à la fois denses et précises, l’auteur résume l’évolution de la réflexion géopolitique depuis le début du XXe siècle, le mot « géopolitique » ayant été introduit en 1899 par le Suédois Rudolf Kjellen. Un « zoom » bienvenu cherche ensuite à répondre à la question « La géopolitique est-elle une science ? » et reprend à son compte la réponse de certains spécialistes (F. Lasserre et al.), c’est-à-dire qu’il n’existe pas de discipline géopolitique qui justifierait le titre de « géopoliticien » (page 309). Et l’auteur d’insister sur les mots-clés de la géopolitique : une démarche, des méthodes, une approche multifactorielle et multiscalaire, des systèmes d’acteurs, une démarche critique, une dimension prospective (pages 309-310).
Avouons notre satisfaction de voir l’auteur ainsi clarifier et préciser la nature de la géopolitique, une méthode d’étude qui souffre aujourd’hui d’une inflation sémantique telle qu’on en perd parfois le sens.
De l’intérêt de plusieurs néologismes avec le préfixe « géo »Quelques néologismes construits avec le préfixe « géo » sont indiscutablement liés à la géopolitique et font l’objet d’une analyse pertinente dans ce dictionnaire.
Depuis longtemps, la géostratégie est associée à la géopolitique dans la mesure où « un problème géopolitique devient géostratégique quand il y a conflit » (page 310). Elle aide à comprendre comment et pourquoi les Etats-Unis et la Chine sont les deux principales puissances du monde actuel qui se considèrent mutuellement comme des rivales stratégiques.
En revanche, la géoéconomie est définie plus tardivement, au début des années 1990, comme l’étude des stratégies mises en œuvre par les Etats et les FTN (firmes transnationales) pour défendre leurs intérêts économiques sur leur sol comme à l’étranger (page 300). Comme le souligne l’auteur de l’article, « la géoéconomie témoigne de l’élargissement au domaine économique des préoccupations concernant la conflictualité » (page 300), dans le contexte de la mondialisation croissante des quatre dernières décennies. La crise mondiale de 2007-2008 et la crise sanitaire depuis 2020 ont joué un rôle certain dans l’extension du champ d’étude de la géoéconomie. Désormais, certaines thématiques acquièrent un intérêt géopolitique majeur comme le rôle de la financiarisation de l’économie, l’innovation technologique, la réindustrialisation des pays développés, le cyberespace, etc. (page 301).
La diversité des territoires concernésUne grande partie des nombreuses entrées du dictionnaire rassemble les territoires affectés par les dynamiques, les rapports de force et les conflits à l’œuvre dans le monde. Des noms propres mais aussi des noms communs permettent de lister l’essentiel des territoires concernés, même si on peut toujours regretter quelques oublis. Ainsi, l’entrée « Royaume-Uni » est absente, même s’il existe un article « Brexit » et une carte titrée « Royaume-Uni : les diverses facettes de l’insularité » (entrée « île, insularité »).
Les nombreux noms propres désignant les territoires soumis aux enjeux géopolitiques représentent des continents (Afrique, Asie…), des parties de continent (Sahel, Amazonie…), des pays (Allemagne, Russie…), des espaces à la fois maritimes et terrestres (Caraïbe, Indopacifique, Méditerranée (s)…), des îles (Chypre…), des régions (péninsule de Yamal en Russie…), des espaces transfrontaliers (Kurdistan…), des villes (Davos, Mourmansk…), des espaces historiques (Empire ottoman…), des espaces fictifs (le monde de Game of Thrones), etc. Tel territoire aux enjeux géopolitiques majeurs peut être analysé de façon plurielle à l’aide de textes et de cartes avec l’utilisation de plusieurs expressions nominales, comme le « Golfe Persique » qui fait l’objet d’un riche article illustré par deux cartes (l’une sur le « golfe Arabo-Persique » en 2020, l’autre sur le détroit d’Ormuz) et par deux textes (un « zoom » sur la « guerre froide » régionale Arabie saoudite/Iran, un « autre regard géopolitique » sur la culture, arme diplomatique des Emirats arabes unis).
Mais les expressions et noms communs servent aussi à nommer de nombreux territoires aux enjeux géopolitiques plus ou moins importants. Nous citerons par exemple les îles (article « insularité »), les espaces maritimes, l’antimonde, les non-lieux (ou hyper-lieux selon M. Lussault), les zones franches, les nouvelles routes de la soie (initiative Belt and Road lancée en 2013), les ZEE, les villes globales, etc. Si nous nous arrêtons sur l’expression « triangle de croissance », celui-ci est défini comme « un type de zone de coopération économique transfrontalière, qui s’est développé en Asie, à partir de la fin des années 1980 » (page 557). Texte et carte permettent ensuite de décrire le triangle SIJORI, véritable modèle de coopération économique qui s’est construit à l’échelle micro-régionale entre la cité-Etat de Singapour, l’Etat de Johor en Malaisie et les îles de Riau en Indonésie. Dorénavant, une seconde génération de « triangle » répond à des objectifs de coopération transfrontalière qui sont différents de la simple complémentarité économique. Mais nous sommes toujours ici dans l’ordre géopolitique et géoéconomique avec les notions de fragmentation spatiale, de centre/périphérie, de frontière, de division internationale du travail, de territoire productif.
Des axes, des pôles, des limitesLe mot « axe » est défini dans sa double acception, celle de l’alliance (l’«axe du mal » selon George W. Bush) et celle de l’élément structurant d’un espace. Cette dernière définition d’ordre géographique peut être mise en rapport, dans certains cas, avec des enjeux géopolitiques. Par exemple, les corridors de transport représentent des axes de concentration d’infrastructures de communication pouvant jouer un rôle dans le désenclavement de certains pays en développement et, au-delà de cet objectif premier, dans les ambitions géopolitiques des pays concernés. Ainsi, le projet des nouvelles routes de la soie comporte un volet terrestre avec six corridors reliant la Chine à l’Europe et un volet maritime avec la promotion de deux axes (Chine-Malacca-Suez, route maritime du Nord). Ce projet de mondialisation à la chinoise, « présenté comme un pari gagnant-gagnant pour l’ensemble des acteurs » (page 446), est un projet géoéconomique et géopolitique hors norme qui vise, à terme, à redonner à la Chine « son rayonnement millénaire, terni par les traités inégaux du XIXe siècle.
Des axes mais aussi des pôles. Plusieurs entrées illustrent ce dernier terme : territoire productif (comme les technopôles ou parcs d’activité), hub, ville globale (« villes mondiales et villes globales forment un archipel métropolitain », page 398), etc. Le modèle métropolitain actuel est rattaché à divers aspects géopolitiques tels que la gouvernance mondiale que ce dictionnaire définit comme l’ensemble des « processus de décision politique et de gestion économique associant une multiplicité d’acteurs, évoluant à des niveaux de pouvoir enchevêtrés » (page 321).
Les axes et les pôles structurent l’espace à différentes échelles. Cette structuration rencontre des limites qui ne sont pas sans conséquences géopolitiques. Parmi ces limites, certaines sont particulièrement intéressantes à analyser de ce point de vue : front pionnier, frontière, interface, mur, limite Nord/Sud. « La discontinuité est ce qui sépare deux ensembles spatiaux voisins et différents », elle dit beaucoup de la nature « des relations entre acteurs sur un espace donné (rivalités, tensions, coopération, etc.) » (page 165).
Des systèmes d’acteursSelon le site Géoconfluences, les acteurs sont formés par l’ensemble des agents (individus, groupes de personnes, organisations) susceptibles d’avoir, directement ou indirectement, une action sur les territoires. Pour le géographe Stéphane Rosière, « la rugosité dans les rapports entre les acteurs est un aspect important de la géographie politique et de la géopolitique. La violence, le conflit, la guerre sont le produit de cette rugosité ; l’espace est dans cette perspective le théâtre de cette conflictualité. » (S. Rosière, Dictionnaire de l’espace politique, Armand Colin, 2008).
Le Dictionnaire de Géopolitique des éditions Hatier consacre plusieurs entrées aux acteurs dont les capacités d’action dépendent de certains facteurs, des moyens dont ils disposent et des stratégies mises en œuvre. Parmi les entrées les plus intéressantes citons : conflit, gouvernance mondiale, Etat, Entreprise, ONG, FTN, complexe militaro-industriel, GAFAM, Davos… On peut également se féliciter que la notion des représentations de l’espace des différents acteurs qui interviennent dans le domaine géopolitique ait été clairement abordée : « les conflits sont bien souvent des conflits de représentations antagonistes du territoire entre les protagonistes si bien que les géographes prônent aujourd’hui de plus en plus le recours aux cartes mentales comme moyen de médiation voire de sortie de conflit. »(page 127).
L’environnement, un objet géopolitiqueCe dictionnaire précise que « la question environnementale devient une question politique dès le XIXe siècle », c’est-à-dire lorsqu’on constate les conséquences problématiques de l’industrialisation sur les milieux. L’entrée « environnement » résume les principales étapes des politiques environnementales en insistant sur le tournant des années 1970 avec le rapport Meadows de 1972 (« Halte à la croissance ») et la première conférence des Nations Unies sur l’environnement (Stockholm, 1972). Après le rapport Brundtland de 1987, « une action collective s’impose pour concilier protection de l’environnement et développement économique. »(page 216). Les Etats, l’ONU et ses agences, les ONG, une multitude d’associations locales ou régionales, constituent autant d’acteurs de la gouvernance environnementale, très complexe : « derrière les négociations se jouent souvent des rapports de force ».
Les ressources naturelles ont une valeur géostratégique variable créant des tensions géopolitiques plus ou moins fortes. Si l’on prend l’exemple de l’hydropolitique (le terme a été forgé dans les années 1990), la ressource en eau, inégalement répartie et ayant tendance à se raréfier, est source de jeux de pouvoirs à toutes les échelles, de rapports de domination et de dépendance.
Quelques articles sont particulièrement intéressants comme ceux consacrés à l’anthropocène, à la justice environnementale, aux biens collectifs et biens communs.
Civilisation, religion, cultureLe développement de l’anthropologie et de l’ethnologie au XXe siècle démystifie l’idée d’une hiérarchie des races et des civilisations. En 1972 l’UNESCO institue « la notion de patrimoine de l’humanité pour protéger des biens culturels qui témoignent à la fois de l’unité de l’espèce humaine et de la diversité de ses civilisations ». ( page 103). Mais le terme « civilisation » acquiert un sens géopolitique marqué dans Le choc des civilisations, l’ouvrage du politologue américain Samuel Huntington, publié en 1996, qui propose une lecture simplificatrice de l’opposition jugée irréductible entre les cultures et « fait des religions le nouveau moteur, belligène, des relations internationales ». Deux enjeux actuels se greffent sur le concept de civilisation : le risque de disparition de la diversité culturelle en lien avec la mondialisation ; le passage du modèle dominant d’une civilisation industrielle et productiviste à une civilisation guidée par l’écologie.
L’antimondeSelon le géographe Roger Brunet, l’antimonde rassemble « les lieux qui nient le monde mais qui en sont inséparables ». L’article « antimonde » de ce dictionnaire précise qu’il s’agit d’espaces informels, illégaux, dérogatoires. Et de citer les zones franches, les pavillons de complaisance, les paradis fiscaux, les territoires de la contrefaçon, les zones mafieuses, les zones grises, autant de territoires qui sont « en situation de discontinuité sociale et spatiale par rapport à leur environnement » (page 59).
Il existe une entrée pour la plupart de ces termes tandis que d’autres articles développent la notion d’antimonde comme ceux consacrés à la criminalité, la piraterie, l’Etat fragile ou failli. On peut regretter l’absence d’une entrée pour les mafias même si le riche article « criminalité » évoque rapidement les acteurs qui pratiquent les activités criminelles, parmi lesquels se trouvent les mafias, les cartels de la drogue, les mouvements armés, les guérillas. « La géographie de la criminalité recoupe celle des Etats fragiles, des zones grises et des marges frontalières. » (page 131). En fait, les mafias se servent de la mondialisation contemporaine pour prospérer et se recomposer, mais dans le même temps elles ont toujours à voir avec un ancrage local. L’émission de France Culture, Géographie à la carte, diffusée le 28 octobre 2021, montre de façon limpide comment « l’ambition mafieuse correspond toujours à un projet politique, à un désir de souveraineté ».
Le texte ci-dessus a pris le parti de n’aborder que quelques aspects d’un épais volume qui rendra des services évidents aux lycéens, aux étudiants, aux enseignants, au public curieux de comprendre les dynamiques, les rapports de force et les conflits à l’œuvre dans le monde.
Daniel Oster, décembre 2021
-
20:13
Las Vegas dans l’ombre des casinos
sur Les cafés géographiquesComment peut-on avoir une concentration touristique inégalée avec une architecture sans équivalent (bulle de rêve, de débauche, de démesure), et en même temps une aire urbaine de plus de 2 millions d’habitants qui habitent à l’ombre des casinos ? Dans quelle mesure l’aspect touristique déforme le revers de Las Vegas ? Par Pascale Nédélec, professeure agrégée de géographie en CPGE au lycée Janson-de-Sailly (Paris), normalienne, docteure en géographie, compte rendu des Cafés Géo de Saint Brieuc du 17 septembre 2021.
L’un des objectifs du Café Géo est de voir ce qui est vrai dans nos représentations de Las Vegas. Une vidéo tournée à Las Vegas lors du confinement en 2020 montre une grande avenue urbaine bordée de grands bâtiments à l’architecture que beaucoup considèrent comme kitsch : comment se fait-il que tous ces casinos soient côte à côte dans un contexte concurrentiel ? Pourquoi a-t-on un tel poids du tourisme là-bas, pourquoi les casinos sont-ils très présents dans nos représentations ? Peut-on résumer Las Vegas au quartier des casinos ? Las Vegas est pourtant similaire à de nombreuses villes. L’environnement est banal, on y croise des personnes qui font leur jogging, qui décorent leur jardin pour Halloween, qui vont au supermarché, à l’église (mormone)… Las Vegas est, au-delà des clichés, une vraie ville. Pourtant on peut difficilement s’éloigner des actions touristiques : la banalité urbaine est toujours dans l’ombre des casinos (publicités de corps dénudés, personnages déguisés…).
I. “The fastest growing metropolis“ : quel est le facteur d’attractivité de cette aire urbaine ?Las Vegas a connu l’un des taux de croissance démographique parmi les plus élevés des Etats-Unis entre les années 1990 et 2005.
II. Une banalité urbaine jusque dans les inégalités socio-spatiales
Las Vegas est située dans l’Ouest des Etats-Unis, dans le Sud du Nevada, à l’Est de la Californie. Il se situe dans le comté de Clark. La géographie politique est assez complexe car il n’y a aucune municipalité portant le nom de Las Vegas tout court. Le Strip n’appartient pas à une entité communale, mais relève directement du territoire du comté de Clark : parler de Las Vegas est ainsi un abus de langage, une simplification de la réalité de cette grande aire urbaine à son seul quartier touristique, appelé le Strip. Le Strip s’est développé dans le comté et non dans le cadre d’une commune afin d’échapper notamment aux impôts municipaux.
Las Vegas est une ville très récente ; fondée officiellement en 1905, elle compte en 1910 3 000 habitants. Las Vegas est une invention du 20è siècle… À partir de la deuxième moitié des années 1930, la population augmente progressivement avant d’atteindre un million d’habitants à la moitié des années 1990, puis 2 millions dans les années 2010. Cette croissance s’explique par l’offre d’emplois, surtout dans le domaine touristique à partir des années 1970, l’héliotropisme, le prix de l’immobilier, intéressant proportionnellement aux prix californiens : on peut y acheter une maison deux fois plus grande pour le même prix, ou deux fois moins cher pour la même superficie. L’aire de Las Vegas est l’une des plus attractives du pays pendant à peu près 20 ans, jusqu’à la crise des subprimes qui freine cela, même si l’augmentation démographique a progressivement repris après la crise.
Comme Las Vegas est au Sud-Ouest des Etats-Unis, il y a peu de contraintes spatiales : peu de contraintes en termes de droit foncier, en particulier. Las Vegas est située dans un désert, conditionnant l’étalement urbain à la possibilité d’un raccordement aux réseaux d’eau. A l’inverse, dans le quart Sud-Est, il n’y a pas de problème d’accès à l’eau donc l’étalement urbain a beaucoup progressé. La croissance de Las Vegas est liée à des investissements fédéraux : de nombreuses bases militaires sont situées dans le Sud-Ouest, attractif pour les militaires et leur famille. Le Sud-Ouest offre de très grandes superficies et des conditions climatiques optimales pour les entraînements militaires.
A quoi ressemble Las Vegas ? À l’exception du centre vertical (Strip), le reste de l’espace urbain est composé de maisons relativement basses. À Mountain’s Edge, on trouve par exemple de grandes maisons (jusqu’à 450m2), avec souvent 2 garages, plutôt pour les classes moyennes. L’architecture y est très banale. La rhétorique italienne est très appréciée pour les noms de lotissements. Les quartiers résidentiels de Las Vegas ont donc un caractère très banal, classique, qui ressemblent à beaucoup d’autres endroits de l’Utah, du Nouveau-Mexique, du Nevada… Ici, le lien avec le tertiaire (économie résidentielle) est très important, sans oublier le rôle essentiel de la voiture pour l’organisation de l’espace.Où habitent les mieux dotés financièrement ? Ce sont les quartiers les plus extérieurs qui sont les plus riches. Cela peut paraître contre-intuitif mais c’est propre aux villes des Etats-Unis. Le centre n’est pas un élément de distinction sociale : on cherche les grands espaces, la non proximité. Le panorama est un privilège : Las Vegas étant située dans une cuvette, on ne veut pas aller dans le centre. En revanche, en piémont des collines on a une vue sur le désert, sur la montagne, et sur le centre au loin.
III. Le tourisme, seul moteur de la croissance urbaine ?
Au centre de l’aire urbaine se concentrent les populations non blanches. Ici, le centre est à majorité hispanique. C’est au centre que les revenus sont les plus faibles. Les quartiers les moins recherchés sont composés de petites maisons avec moins d’investissements paysagers, pas de panorama. Très peu de Noirs habitent à Las Vegas car la ville leur a été pendant très longtemps hostile. La discrimination est telle que jusque dans les années 1990-2000, peu de population noire souhaitait s’y installer. Les emplois de faible qualification ont été appropriés par les Hispaniques arrivés depuis les années 1970 (nous sommes à 450 km de la frontière mexicaine). Quand Samy Davis Junior, un acteur noir pourtant ami proche du célèbre Frank Sinatra, venait dans les années 1960, il n’avait pas le droit de dormir dans les casinos, mais seulement dans des hôtels bas de gamme, conséquence de la ségrégation raciale à l’œuvre dans la ville…Pourquoi les casinos sont là ? Nous sommes au milieu du désert, dans une région qui semble à première vue sans autres secteurs économiques. Il faut revenir à la conquête de l’ouest au milieu du 19ème siècle. A ce moment, la zone qui était le far west, avec des pionniers, des colons, avait une présence de l’État assez faible. Les acteurs avaient donc tendance à profiter de cette licence juridique (prostitution, paris, jeux de dés, de cartes….) et à faiblement respecter la loi. Cet esprit de cowboy se retrouve dans les réflexions politiques des habitants qui habitent là-bas aujourd’hui.
IV. “The entertainment capital of the world“
Le boom minier n’était pas suffisant, et n’a duré qu’une cinquantaine d’années. Quelle autre action économique proposer ? Capitaliser sur les jeux d’argent. C’était une idée audacieuse, dans un pays majoritairement très puritain (prohibition, interdiction de consommer l’alcool, etc…). Au Nevada, on peut faire ce qu’on n’a pas le droit de faire ailleurs (consommation d’alcool sur la voie publique…)!. En 1931, la légalisation définitive de tous les jeux d’argent est actée dans la loi du Nevada. Jusque dans les années 1970, le Nevada était le seul Etat à proposer légalement des jeux d’argent. Il y avait une demande aux Etats-Unis. Il était donc possible de le faire à Las Vegas sans conséquence.
Parmi les investisseurs, il y avait les groupes mafieux, ce qui peut expliquer le côté sulfureux de Las Vegas. Les criminels venaient blanchir leur argent légalement dans cet État. Mais à la fin des années 1970, cela s’arrête et la ville devient plus propre. Part ailleurs, des lois autorisant les jeux d’argent sont adoptées dans d’autres États, ce qui fait baisser le monopole et la criminalité. Aujourd’hui, seuls deux Etats interdisent les jeux d’argent : l’Utah et Hawaï.
Désormais, la spécialisation touristique s’est diversifiée. On peut venir chercher à Las Vegas la démesure. Les acteurs sont les institutions de promotion touristique, qui saisissent finement ce point d’action sur les représentations collectives. Deuxième élément que l’on vient chercher : l’architecture. Un terme a été inventé, « l’architecture divertissement » (architainment). C’est la thématisation qui fait l’attractivité importante de Las Vegas. Le meilleur exemple est le casino qui réplique Venise, avec la lagune reproduite qui se poursuit jusqu’à un grand centre commercial. Le plafond est peint en bleu pour faire croire qu’on est à l’extérieur ! Il y a des lampadaires, des bancs publics, une reproduction des pavés. Consommer devient la principale action touristique. Las Vegas est devenue le modèle d’expérience immersive où l’acte de consommation se fait dans un univers qui vend du rêve. Ce modèle est reproduit dans d’autres lieux touristiques de pays développés. Las Vegas influence la conception d’autres lieux.Le succès ne repose plus uniquement sur les jeux d’argent. Depuis le début des années 2000, moins de la moitié des dépenses touristiques vont aux jeux d’argent. Le shopping, les spectacles (Céline Dion…), attirent davantage les touristes. Las Vegas est une destination touristique capable d’évoluer, qui n’a jamais perdu le contact avec les touristes. Sa capacité d’invention est permanente afin de répondre aux attentes. Cela se voit avec des créations récentes : rue piétonne “The Linq Promenade“, “The Park Plaza“… On peut ainsi observer l’apparition des espaces apparemment publics sur le Strip. À l’échelle locale, il y a une inversion de la construction des hôtels casinos qui regardent désormais vers l’extérieur. Il n’y a aucune notion du temps dans les casinos, tout se faisait à l’intérieur, ceci est remis en question depuis une dizaine d’années d’où l’essor des espaces publics en extérieur.
V. Mythes et réalités de la spécialisation touristiqueComment comprendre la construction du rapport à l’espace pour ces habitants qui ont sans cesse à jongler avec les deux facettes de la ville ?
VI. Une aire urbaine vulnérable ?
Le tourisme et le BTP sont les deux piliers de l’économie végasienne. Un tiers de la population active dépend directement du tourisme (restauration, hôtellerie…). Las Vegas est n°1 aux Etats-Unis, 29 % des emplois relèvent du secteur des loisirs et de l’hôtellerie, devant Orlando. Les quartiers touristiques végasiens sont des enclaves fonctionnelles. Les quartiers touristiques sont très petits face à l’ensemble de l’aire urbaine. Le poids dans l’économie est donc disproportionné par rapport à l’emprise spatiale (1 % de l’aire urbaine). On ne peut donc pas réduire Las Vegas aux casinos ; les travailleurs dépendent des secteurs qui gravitent autour du tourisme.Comment la ville a réussi à se maintenir jusqu’à présent ? Comment l’avenir avec ces deux piliers économiques est-il envisageable ?
La croissance économique du tourisme est incontestable et ininterrompue, grâce aux capacités d’évolution. Il n’y a eu que deux petites inflexions, en 2001 avec les attentats et en 2007-2008 avec la crise des subprimes qui a fragilisé temporairement les acteurs de la construction. Désormais, on cumule 40 millions de visiteurs par an, 85 % en provenance des Etats-Unis et qui reviennent régulièrement. Il s’agit surtout de quadragénaires, en couple, avec un budget jeu entre 300 à 400$; ce sont surtout des classes moyennes, même si tous les budgets sont possibles.
Las Vegas a connu un effondrement de la fréquentation touristique dû au Covid : 3,5 millions de visiteurs par mois avant le Covid, suivi d’une chute totale puis d’une reprise très rapide. A peine un an et demi après, on retrouve 3 millions de visiteurs en juillet 2021. Le tourisme est sensible à la conjoncture, mais les crises ont toujours conduit à un retour des visiteurs et elles n’ont jamais remis en cause la spécialisation touristique.Mais socialement, la crise du Covid est difficile : explosion du chômage, beaucoup de personnes ont perdu leur logement. Las Vegas est une des villes des Etats-Unis qui a le plus fort taux de chômage, plus de 33 % en avril 2020. La spécialisation touristique est synonyme de chômage élevé lors des crises. La spécialisation peut être une source de fragilité, même si, pour l’instant, il n’y a pas de remise en cause structurelle.
L’économie végasienne est résiliente : le profil des visiteurs a changé (surtout des gens qui viennent en voiture pour ne pas être proches des autres dans les avions). L’immobilier, deuxième pilier de l’économie, a connu un record en 2020 car les prix étaient faibles et les prêts immobiliers étaient très bon marché.
Enfin, réduire la consommation en eau est un enjeu stratégique. 60 % de la consommation d’eau sont liés aux usages domestiques dans l’aire urbaine de Las Vegas. Les habitants voulaient une pelouse alors qu’ils habitent dans le désert. La municipalité a effectué un travail important sur ce point. On note une diminution de la consommation totale alors que la population a augmenté. Il y a eu une politique de réaménagement des jardins privés, en promouvant le xeriscape (paysage adapté à la sécheresse) avec des cactus et en supprimant les pelouses. Le district de l’eau pense à interdire les pelouses injustifiées; de la pelouse synthétique est déjà installée dans les casinos. Le lac Mead sert de réservoir d’eau grâce à un barrage mais la sécheresse entraîne le dessèchement du Colorado. Ceci est dû au changement climatique de manière générale et aux autres États qui ont accès au Colorado. Le problème de l’eau n’existe que depuis les années 1970 car, auparavant l’essentiel des ressources en eau était tiré des nappes phréatiques.
Compte rendu rédigé par Louise L’Hostis, étudiante en khâgne au lycée Renan à Saint-Brieuc, relu par Pascale Nédélec
-
11:53
Escapade en Quercy-Rouergue [3-4-5 septembre 2021]
sur Les cafés géographiquesLe Petit curieux du tympan de l’abbaye de Conques – carte postale-
Trois journées à travers le Quercy et l’Aveyron ont été proposées aux adhérents par Isabelle Mazenc, aveyronnaise de cœur et Georges Pitkanitsos.
Notre ami Denis Wolff a largement contribué à la préparation culturelle de ce voyage dans une région riche en témoignages historiques et en œuvres d’art.
Avec eux nous avons arpenté des paysages de causses, dévalé de sublimes vallées et découvert des œuvres prestigieuses couvrant des époques très diverses : de l’abbatiale Sainte Foy de Conques au travail de Soulages.
Des rencontres ont également eu lieu avec Jean-Luc (viticulteur) et Jean-Marc (safranier).? Quercy-Rouergue (dossier réalisé par Maryse Verfaillie, fichier PDF)
? Carnet de voyage (carnet de croquis de Jean-Marie Renard, fichier PDF)
? Histoire du vin de Marcillac
? Une ville ferroviaire aux confins du Lot et de l’Aveyron : Capdenac -
11:56
Voyager le long du fleuve Congo
sur Les cafés géographiquesRoland Pourtier, Professeur émérite de géographie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, était l’unique intervenant de ce premier café géo post-covid au Café de Flore (Paris, 6e arrondissement) qui s’est tenu mardi 19 octobre 2021 de 19h à 21h. Pour cette reprise la salle était bien remplie et a clairement exprimé sa satisfaction à l’issue des dernières questions ayant suivi l’exposé de Roland Pourtier, animé par les questions de Michèle Vignaux, modératrice de la soirée.
La parution récente de l’ouvrage de Roland Pourtier Congo. Un fleuve à la puissance contrariée (CNRS Editions, 2021) sert de fil directeur à ce café géo (se reporter notamment au compte rendu du livre publié sur notre site : Les Cafés Géo – Congo. Un fleuve à la puissance contrariée. Roland Pourtier, CNRS Editions, 2021 (cafe-geo.net). L’intervenant a une connaissance intime de cette vaste région d’Afrique équatoriale, ce qui nous vaut un exposé à la fois vivant et précis qui emprunte évidemment à la géographie mais aussi à l’histoire et à l’anthropologie. L’éditeur évoque à juste titre un essai de géographie globale qui propose « des clés essentielles pour comprendre la complexité du bassin du Congo dans son rapport au monde ».
Une actualité parlanteRoland Pourtier introduit son sujet par l’évocation de trois images récentes. La première se rapporte au film En route pour le milliard que le cinéaste congolais Dieudo Hamadi a réalisé en 2020 sur des victimes de la guerre civile à Kisangani qui se battent depuis 20 ans en demandant réparations pour les préjudices subis. Dans ce documentaire les victimes font un long périple sur le fleuve Congo pour aller jusqu’à Kinshasa afin de réclamer justice. Une deuxième image, elle aussi liée au fleuve Congo, se rapporte au naufrage d’une embarcation de fortune (un radeau arrimé sur un. convoi de pirogues motorisées) qui a fait plus de 60 morts, il y a quelques jours. Soit un énième accident de ce type sur le fleuve Congo en RDC. La troisième image est celle du sommet Afrique-France qui vient de se tenir à Montpellier le 8 octobre. Dans le cadre de cette rencontre, le Prix Nobel de la Paix 2018, le docteur Denis Mukwege, surnommé « l’homme qui répare les femmes », vient d’être reçu Docteur Honoris Causa de l’Université de Montpellier. Le médecin congolais en a profité pour rappeler une fois de plus la grande souffrance des femmes congolaises et de ses compatriotes en proie à des violences indescriptibles depuis près de trois décennies. Au total ces trois images témoignent à l’évidence des difficultés dramatiques affectant les sociétés riveraines du fleuve Congo, et particulièrement celles de l’immense République Démocratique du Congo (ex-Zaïre).
La géohistoire du fleuve CongoIl a fallu 4 siècles pour connaître le fleuve, de son embouchure (découverte par le marin portugais Diogo Cão en 1482) à sa source (exploration de Stanley au XIXe siècle). Pourquoi aussi longtemps ? Lorsque les Portugais s’aventurent sur le fleuve à partir de l’océan Atlantique, ils découvrent des populations organisées en royaume (le royaume de Kongo dont la capitale se situe au nord de l’actuel Angola), mais aussi l’existence de rapides infranchissables sur 350 km (entre le port de fond d’estuaire de Matadi et Kinshasa). Les Portugais vont rester sur les littoraux, favorisant la christianisation (au moins superficielle) des populations locales. Un début de relations entre le Congo et l’Europe s’établit alors, avant de se développer avec la traite atlantique. Dans ce contexte les Portugais comme les Français, les Anglais ou les Hollandais se contentent d’une présence littorale même si le fleuve constitue déjà un axe de transport pour les sociétés locales grâce aux secteurs navigables et aux réseaux de pistes qui les complètent.
C’est seulement au XIXe siècle qu’une expédition britannique tente de remonter le fleuve au-delà des rapides de l’aval. Sans succès : les expéditions européennes sont limitées par deux facteurs principaux : l’hostilité des populations locales, désireuses de conserver le contrôle des voies de communication, et les fièvres tropicales. A partir de 1870, ces expéditions prennent de l’ampleur : celle de Stanley, entre 1874 et 1877, traverse le continent africain d’est en ouest et descend le fleuve Congo jusqu’à son embouchure. Avec la création en 1885 lors de la Conférence de Berlin de l’« État indépendant du Congo » confié au roi Léopold II, les Belges accélèrent l’exploration des territoires congolais.
Un fleuve à la puissance contrariée, des pays en panne de développementLe Congo est un fleuve immense ayant le deuxième débit du monde après celui de l’Amazone, son potentiel hydroélectrique est considérable mais l’équipement réalisé n’exploite qu’une infime partie de ce potentiel (notamment les centrales Inga I et Inga II). Bien que le potentiel hydroélectrique de la RDC soit de 100 000 MW (de quoi éclairer l’Afrique…), la consommation électrique par habitant est une des plus faibles du continent africain.
D’une manière plus générale, le mot verbe « regorger » est fréquemment utilisé en RDC pour mettre en exergue les richesses (potentielles) du pays. Celles-ci sont à la base du même modèle de développement établi il y a un siècle : production hydroélectrique/industrialisation électrométallurgique (alumine)/ exportation portuaire (projet de port en eau profonde à Banana élaboré dans les années 1930). Encore aujourd’hui il reste à l’ordre du jour.
- Comment expliquer la faiblesse persistante du développement congolais malgré l’énormité des potentialités ? Deux facteurs explicatifs sont à mettre au premier rang : des facteurs politiques d’une part, la corruption d’autre part. Pour les premiers, il faut insister sur la succession des guerres civiles et sur les mauvais choix politiques. La période Mobutu (1965-1997) est marquée par la dictature d’un parti unique et le culte de la personnalité qui fait le choix de la « zaïrianisation » et de la confiscation des biens des colons. Le tissu économique de base se délite depuis cette période durant laquelle les Congolais ont consommé les actifs. Derrière la dictature, le pouvoir politique et administratif est marqué par une relative anarchie. Faute de vision prospective, de gestion du futur le problème de la maintenance des infrastructures devient problématique. Ainsi les deux principaux maux du développement congolais concernent la gouvernance et la maintenance. La faiblesse des « techniques d’encadrement » pour reprendre ce concept cher à Pierre Gourou a contribué au délitement du territoire national.
La Chine est devenue le principal client et investisseur de la RDC. Les Han (Chinois) ont éclipsé les Européens. Si la présence chinoise était encore discrète à la fin du XXème siècle, aujourd’hui elle est visible partout. Dans les années 1990 de petites entreprises privées chinoises s’implantent dans les deux Congo, avant l’arrivée de puissances sociétés d’État portées par la politique expansionniste de Pékin. Ces dernières investissant surtout dans le secteur minier (cuivre, cobalt, zinc, colombo-tantalite etc.). En 2006, un accord financier a été signé entre la Chine et la RDC pour réaliser d’importants travaux d’infrastructures au Congo-Kinshasa (routes, voies ferrées, barrages, immeubles, hôpitaux…) en contrepartie de l’attribution de permis miniers. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de la région, et elle n’hésite plus à encourager l’émigration des Han (il y aurait entre un et deux millions de Chinois dans l’ensemble de l’Afrique). Il existe d’ailleurs une branche africaine de la « Route de la soie ». A côté de la Chine, d’autres pays émergents sont de plus en présents en Afrique : l’Inde, La Corée du Sud, la Turquie, et l’Asie d’une façon générale.
Il est possible d’établir en Afrique un parallèle entre la Chine aujourd’hui et l’Europe à l’époque coloniale. Dans les deux cas, par exemple, des puissances étrangères utilisent le continent africain comme source d’approvisionnement en matières premières. La Chine exploite par ailleurs le soft power (création d’Instituts Confucius comme celui de Kinshasa en 2018). Mais la présence chinoise en Afrique, parfois jugée envahissante est aussi source de tensions et de critiques.
Un territoire écarteléLe fleuve Congo pourrait être la colonne vertébrale de la République Démocratique du Congo mais n’est en réalité qu’un axe vide au sein d’une immensité forestière faiblement peuplée. Il est l’antipode du Nil. La capitale Kinshasa est très excentrée à l’ouest du pays, le territoire est écartelé entre l’ouest (où l’on parle le lingala) et l’est (où l’on parle le swahili). C’est par l’Est que les minerais de RDC sont exportés (principalement par le port de Durban en Afrique du Sud).
La construction d’une unité nationale en RDC se heurte à l’immensité du pays et à sa diversité ethno-régionale. Outre 4 langues «nationales » (kicongo, lingala, swahili, tshiluba) et le français, langue officielle en RDC on dénombre pas moins de 200 groupes ethnolinguistiques. Les tensions interethniques sont ravivées par les crises politiques; l’est du pays est déchiré par plus de deux décennies de guerre. Sans doute l’ethnodiversité caractérise bien des pays africains, le problème est de trouver la solution politique (et économique) pour la faire fonctionner au sein de l’État et de son territoire.
La grande pensée territoriale des Belges était fut de mettre en place un modèle fluvio-ferroviaire. En 1898 la première voie ferrée, contournant les rapides du bas-fleuve, relia Léopoldville (Kinshasa) à Matadi. Une « voie nationale » combinant voie ferrée et transport fluvial raccorda dans les années 1930 la région minière du Katanga au port de Matadi. Ce système de transport est inopérant depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, les exportations se font par camion et chemin de fer vers Durban, l’or et les diamants sont exportés par avion. Les vieux projets belges ressortent cependant. Les Chinois seraient prêts à construire une voie ferrée continue entre le Katanga et le port de Matadi qui permettrait d’exporter, sans rupture de charge, les minerais par l’Atlantique.
Deux capitales, deux CongosBrazzaville, capitale de la République du Congo, se situe sur la rive droite du fleuve Congo. Kinshasa, capitale de la RDC, se trouve à 4 km de l’autre côté du fleuve, sur la rive gauche. Complémentarité et rivalité caractérisent ce duo. Brazzaville était la capitale de l’Afrique équatoriale française tandis que Léopoldville (Kinshasa en 1960) était la capitale du Congo belge. Kinshasa est devenue une immense métropole de près de10 millions d’habitants, soit la troisième ville d’Afrique derrière Le Caire et Lagos, alors que Brazzaville compte seulement 2 millions d’habitants.
Roland Pourtier propose quelques repères pour esquisser une comparaison entre les deux Congo des débuts de la colonisation jusqu’à la situation actuelle, en évoquant l’ambiguïté qui caractérise depuis toujours leurs relations.
Question de la salle : Un auditeur prend la parole pour insister sur le pillage, les trafics et les guerres des territoires du Congo.
R. Pourtier donne des précisions sur la « malédiction des matières premières », sur la terre de pillage que le Congo a toujours été, avec un système de prédation des ressources du sous-sol et de la forêt, sans oublier auparavant le système de prélèvement des esclaves (avec la traite atlantique à l’ouest, la traite arabe à l’est). Si les Européens sont à l’origine de l’exploitation coloniale, les Chinois aujourd’hui ne font que perpétuer le système d’une autre manière. Ainsi les conditions économiques et politiques sont à l’origine de la situation dramatique d’une grande partie de la population, ce qui explique la persistance des guerres et diverses guérillas, d’autant plus que la situation démographique est marquée par un taux de fécondité considérable. C’est une véritable spirale du sous-développement qui est à l’œuvre depuis plus de 30 ans. Ce qui est étonnant dans ce contexte c’est la résilience des populations locales face à cette situation difficile, grâce notamment aux stratégies familiales.
Question de la salle : Les territoires congolais sont-ils des terres d’émigration ?
A l’extérieur du continent africain, l’émigration congolaise s’est d’abord surtout orientée vers les pays francophones (Belgique, France) où elle est à l’origine de quartiers urbains privilégiés par la diaspora (par exemple à Bruxelles, le quartier de Matonge du nom d’un quartier de Kinshasa, et à Cergy-Pontoise). Aujourd’hui elle a tendance à se diversifier sur le plan spatial, notamment vers les Etats-Unis et depuis quelques années vers la Chine. Cela dit, les principaux flux d’émigration congolaise se déploient en Afrique, principalement vers l’Afrique du Sud.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster et relu par Roland Pourtier, novembre 2021
-
18:07
Le dessin du géographe n°86. 100 ans de dessins de géographes dans les Écrins
sur Les cafés géographiquesDessin Pierre Deffontaines
Les articles suivants réunissent des dessins de géographes autour d’un même espace : le massif des Écrins. Six géographes sont représentés sur une période de plus d’un siècle. Que voient-ils, que représentent-ils, que laissent-ils passer ?
Certes, chaque fois la fonction et l’usage du dessin sont différents, mais il y a aussi peut-être un point commun dans le fait que tous ces dessins sont chargés d’une expérience qui est celle de ces montagnes.
Trois géographes d’hier(Ce dossier a été réalisé par Simon Estrangin)
Paul Vidal de La Blache a parcouru les Alpes à plusieurs reprises, carnet de terrain à la main.
Il réalise ce croquis lorsqu’il voyage dans les Alpes du Sud en septembre 1889, entre Montgenèvre et Marseille par La Grave et Vallouise.
C’est un panorama depuis le Pré de Madame Carle où apparaissent le glacier Noir et le glacier Blanc. Ce simple croquis de repérage est accompagné lui aussi de notes qui approfondissent l’impression visuelle : «couleur noire du Pelvoux dans un ciel bleu de plomb, miroitement de l’air sur les cailloux en plein midi, désolation profonde ».Fig.1 Panorama sur le Glacier Noir (à l’est) et le Glacier Blanc (au nord) depuis le Pré de Madame Carle, “Carnet de Paul Vidal de la Blache [12]”, NuBIS, accessed 28 octobre 2021, [https:]
André AllixAndré Allix a pratiqué une géographie régionale. Son originalité tenait à ce qu’il avait à cœur de montrer le lien entre les hommes et leur milieu dans ce qu’il avait de vivant. « Avant tout, écrivait-il, c’est dans la vie qu’il faut vivre, et c’est la vie qu’il faut faire connaître. La vie d’aujourd’hui, la vie de tous les jours », « la peine des hommes sur les biens de la Terre ».
Fig.2 Passerelle du Plan du Lac et débris de l’ancien pont (détruit en 1908). Le car automobile a déchargé ses voyageurs pour rester dans les limites de poids prescrites sur la passerelle (31 août 1921, pendant la crue du Vénéon)., in Allix André. « La route de La Bérarde », Revue de géographie alpine, tome 10, n°3, 1922. p. 449; [https:]
Ainsi, à travers ce dessin (fig.2) de la route de la Bérarde (Oisans) il montre à la fois la puissance d’une rivière de montagne (bloc de pierre, débit et tumulte des eaux au premier plan, mis en valeur par la contre-plongée), et la vie des hommes (les conditions de circulation).
Ou encore, dans les dessins suivants, il montre des scènes de la vie rurale par des petites vignettes qui proposent une narration.
Fig.3 : La « trousse » ou « bourrelet » de foin ou de gerbes. 1 sa préparation. 2 et 3 son transport. In André Allix (1929), L’Oisans – Etude géographique, p.469
Fig.4 Labour en montagne. 11 labour et semailles. 12 détails de l’attelage et de la charrue, labourage d’une seule main, in André Allix (1929), L’Oisans – Etude géographique, p.469
Pierre DeffontainesPierre Deffontaines était attaché à la vallée du Haut Drac où il avait une maison et où il passa de nombreux étés. Il y dessina beaucoup.
Bien sûr, dans ces dessins, le regard est orienté par la profession. Ici (fig.1) il est attentif à l’habitat, thème qui l’intéressa longtemps et auquel il finit par consacrer un ouvrage vers la fin de sa vie (l’Homme et la maison). Ce qui l’intéresse est la maison populaire, traditionnelle, dont les matériaux étaient liés aux conditions géographiques locales. Il constate l’abandon de ce genre de construction : ici il représente une toiture encore en chaume et une charpente menaçant de s’effondrer. Avec une touche de nostalgie ?
Fig.5 « La Chapelle en Val Gaudemar, maison du Bourg », 1958, dessin Pierre Deffontaines ©Biblioteca de Catalunya. Barcelona.
Mais, au-delà du géographe qui collecte des données et des illustrations, qui dresse les premières esquisses d’une analyse, il y a tout simplement une passion du monde et une joie de le dessiner, celle qui conduit à faire un croquis par exemple depuis le balcon de sa propre maison.
Fig.6 La vallée du Drac de Champoléon vue depuis le balcon de notre maison des Clots 1975, dessin Pierre Deffontaines ©Biblioteca de Catalunya. Barcelona.
Trois géographes d’aujourd’hui(Tous les dessins ont été réalisés par l’auteur)
Fig.7 Lever du soleil un matin d’hiver sur les sommets de l’Aiglière, du Bonvoisin, et de la Blanche (encre sépia, lavis, crayons de couleur), 2013, dessin Roland Courtot
Fig. 8 L’Aiglière un matin d’été depuis le village de Vallouise : le soleil sur les sommets et la pente dans l’ombre (10/15 cm, craie pastel), 201, , dessin Roland Courtot.
La Vallouise, c’est la porte d’entrée par le Sud du massif du Pelvoux, des Écrins et de la Meije, le deuxième grand site montagnard des Alpes Françaises après le massif du Mont Blanc. Par mon ancrage professionnel en Provence, j’ai eu l’occasion de faire de nombreux séjours comme excursionniste, touriste, géographe et…dessinateur. La montagne, surtout la haute montagne, est un sujet inépuisable.
D’abord, un paysage déjà composé, un monument naturel construit par la tectonique, l’érosion, érigé tout exprès pour escalader le ciel et remplir la feuille de papier de celui qui entreprend de le dessiner, d’y distinguer des formes, des structures, des sommets, des vallées, des proches et des lointains…
C’est ensuite un paysage sans cesse renouvelé, par les heures du jour, par les climats des saisons, par les caprices du ciel, par les lumières du soleil.
C’est enfin un paysage coloré par les bases, les pigments de ses roches, les blancheurs de ses névés et de ses glaciers, et les jeux de la lumière sur tout cela…
Le géographe y est tenté de projeter dans son dessin des réflexes de géographe, et de pousser dans les détails les formes qu’il reconnaît dans la structure géologique, dans l’érosion glaciaire, des plis, des failles, des chevauchements, des verrous, des cirques…et de se perdre dans une « copie », une re-présentation qui se veut réaliste de ce que son œil voit. Alors que la montagne lui offre une foule d’impressions, un « réservoir » de formes dans lesquels il peut puiser à loisir, en sachant qu’il peut revenir sur le même sujet en étant sûr que le résultat ne sera jamais le même. C’est là que j’ai compris l’intérêt des séries, qui fait qu’on revient sur le même sujet malgré les échecs…qui participent en fait d’une sorte d’imprégnation, laquelle finit par aboutir à …quelque chose qui peut être considéré comme une traduction, transposition du paysage qu’on a eu si souvent devant les yeux, et qui se grave par cette répétition quelque part dans notre cerveau.Roland Courtot, mai 2021
Vers le haut Vénéon
(Tous les dessins ont été réalisés par l’auteur)
Fig.9 Une halte vers la Pilatte, dessin Charles Le Coeur.
Remontant la vallée du haut Vénéon, au-dessus de La Bérarde, nous faisons une halte à l’ombre avant de monter dans les éboulis. Le coup de crayon doit être rapide, puisqu’il faudra bientôt repartir. Mais il s’arrête sur un lis martagon bien seul devant les blocs, c’est une fleur protégée.
Fig.10 La montagne des Bans, dessin Charles Le Coeur.
Le repos au refuge, c’est d’abord le plaisir de s’arrêter pour contempler la haute montagne. On a le temps de sortir le carnet. Le regard analyse la montagne des Bans, dominant le glacier de la Pilatte.
Fig.11 Le glacier de la Pilatte, dessin Charles Le Coeur.
Au bas du grand cirque, le glacier est crevassé en cascade qui moule un verrou rocheux. Le crayon cherche à saisir le mouvement immobile de la glace entre les parois rocheuses. Puis le dessin nous amène à comprendre le contraste entre les hautes pentes encore enneigées, et la partie basse resserrée en éventail de séracs qui laissent entrevoir les reflets bleus de la glace.
Fig.12 Le mauvais temps,dessin Charles LeCoeur.
Au moment du départ, le mauvais temps est là. Le paysage a disparu dans le nuage qui nous enveloppe. Du paysage, il ne reste que quelques rochers polis et un muret. Deux trouées dans le brouillard laissent apercevoir les sommets. C’est un crayon plein de déception qui biffe le paysage.
Mode d’emploi
Arrêter la marche, sortir le crayon, le carnet, et le monde peut prendre forme. Le regard se tourne vers le paysage, il cherche un cadre, il détaille les objets qu’il veut comprendre, il les assemble pour les projeter sur le papier.
Il faut prendre le temps. Le dessin n’est pas une photographie saisie au 1/125ème de seconde. Le temps de s’asseoir pour regarder, pour choisir la perspective que l’on va tenter de représenter. Les objets proches, les lointains, les formes, les ombres. Il faut parfois saisir un personnage, une fleur, un objet incongru. Le moment du dessin vous met un peu hors du temps, accroché au décor, absorbé par sa lecture, concentré vers la main qui glisse sur le papier.
Le dessin vous oblige à analyser le paysage, à décomposer ses éléments, à choisir ceux qui prendront place sur le papier. Vous recomposerez l’image en replaçant les choses où vous les avez vues, ou bien où bon vous semblera. C’est la liberté du papier blanc. Le crayon est peut-être maladroit, vous serez sans doute déçu de ce que vous avez tracé. Mais le plaisir est de de faire, de crayonner, de barbouiller en suivant votre regard. Le résultat n’est pas toujours heureux. Mais il y aussi des musées pour admirer les chefs-d’œuvre. Il faudra continuer, recommencer, découvrir d’autres paysages et couvrir d’autres feuilles de votre carnet.Bons croquis
Charles Le Coeur
Simon Estrangin(Toutes les aquarelles ont été réalisées par l’auteur)
Fig.13 Le Chamoux, dessin Simon Estrangin.
Fig.14 Jeunes feuilles dans la hêtraie, dessin Simon Estrangin.
Fig.15 Le pont des Fayettes à Valbonnais, dessin Simon Estrangin.
Les aquarelles ci-contre ont été réalisées au cours du mois de mai 2021.
J’ai cherché le lieu qui a lieu, dans le printemps :
- dans la première image, les nuages qui se déchirent et dévoilent soudain, dans le petit matin la neige tombée sur le sommet pendant la nuit.
- dans la deuxième image, c’est le vert des bourgeons de la hêtraie qui m’a attiré.
- La troisième a été réalisée, elle, d’après une photographie que j’ai prise. Elle m’a été inspirée par les enfants, émerveillés par cet effet, lorsque l’on passe en voiture sous le pont couvert des Fayettes, de l’orage qui cesse soudain dans un moment suspendu, avant que, sorti de cette parenthèse, la pluie reprenne.
Simon Estrangin
-
19:19
Histoire du vin de Marcillac (Aveyron)
sur Les cafés géographiquesCep de vigne taillé en couronne. Cliché Isabelle Mazenc
Le vin d’Appellation d’origine contrôlée (AOP) Marcillac est actuellement produit sur 200 hectares du département de l’Aveyron. A 400 mètres d’altitude en moyenne, sur des sols de type « rougiers » ou argilo-calcaires, onze communes se partagent le vignoble : Balsac, Clairvaux d’Aveyron, Goutrens, Marcillac-Vallon, Mouret, Nauviale, Pruines, Saint-Christophe- Vallon, Saint-Cyprien-sur-Dourdou, Salles-la-Source, et Valady. C’est un vin de mono cépage : le mansois, ou fer cervadou ou encore le saumansois qui appartient à la famille des cabernets, cépage très ancien.
Quarante viticulteurs (dont deux en culture biologique) sont associés à la cave « les Vignerons du Vallon » qui se charge de la vinification et 14 domaines sont indépendants. Un million de bouteilles sont produites par an, 55% venant de la cave et 45% des vignerons indépendants. Cette culture emploie environ cent personnes, des producteurs et des salariés de la filière viticole du vallon. Les vendanges se font exclusivement à la main.
Saisons Travail de la vigne et du vin Hiver Taille, traditionnellement terminée le jour des Rameaux Printemps Traitement des sols : désherbage, piochage, en herbage, paillage, semis de plantes commensales, fertilisation. L’ébourgeonnage et la suppression des « gourmands » se font au mois de juin. Le vigneron traite le pied pour prévenir les maladies et répare les palissages. La floraison, en juin, dure environ une semaine Eté Les fleurs laissent la place aux jeunes grappes : sélection des grappes, taille des sarments trop longs, guidage sur les palissages et effeuillage (épamprage) pour faire entrer les rayons du soleil. Les grains changent alors de couleur : le vert disparaît petit à petit au profit du rouge. C’est la véraison Automne Vendange 110 jours après la floraison (octobre) car le mansois est un cépage à mûrissement tardif.
Puis vinification :
– Egrappage ou éraflage qui a pour but d’affiner le vin.
– Foulage ou pressage des grains de raisin.
– Fermentation alcoolique avec uniquement des levures indigènes et la macération (7 à 10 jours).
– Ecoulage ou soutirage.
– Fermentation malolactique (3 à 7jours).
– Elevage en cuve jusqu’à la mise en bouteille l’année suivante.Tableau 1. Viticulteur, un labeur sans répit
Un cépage introduit au Moyen AgeAu IIIe siècle, sous l’administration romaine, un décret fait apparaître les premières vignes dans le Vallon de Marcillac. Il s’agit de petits carrés uniquement destinés à la consommation familiale.
Selon certaines sources, en 866, un moine de Conques envoyé à Agen pour récupérer les reliques de Sainte Foy, aurait rapporté dans ses bagages le cépage mansois. Selon d’autres, ce cépage serait arrivé à Conques dans la besace de pèlerins en provenance de Bourgogne. Quoi qu’il en soit, ce seraient les échanges entre les monastères qui auraient permis son introduction.
Les premiers écrits d’achat et de vente de vigne retrouvés datent de la période 918-1027. Les moines de Conques défrichent la terre ou la gagnent sur les étangs ou encore la reçoivent par legs. Ils y développent la culture du vin à grande échelle jusqu’à devenir l’activité paysanne principale pour le compte des religieux.
Le vin, offert aux pèlerins, gagne vite en réputation. Il se vend aussi à Rodez, ville alors riche d’échanges commerciaux.
Au XIVe siècle, de nombreuses confréries religieuses et de riches bourgeois de Rodez possèdent leur vignoble dans le Vallon de Marcillac. Dès le XVIIe siècle, ces riches Ruthénois vont y faire construire de belles demeures. Les raisins produisent un vin de qualité qu’ils aiment déguster et offrir.
En 1699, un rapport indique que la quantité de vin produite est de 9000 barriques de 450 litres.
En 1793, la confiscation des biens du clergé entraîne la vente aux enchères des vignes des moines. Elles trouvent vite preneurs à Rodez. C’est une marque de prestige que d’avoir son propre vignoble.
Le vignoble devient presque une monoculture dans le Vallon. En 1830, il couvre 2000 hectares à raison de 30 hectolitres par hectare. On dénombre 1684 récoltants, soit environ 8000 personnes vivant de la vigne. Par comparaison, 400 familles vivent de la culture du blé et de l’élevage.
Au XIXe siècle, il existe deux types de Marcillac : le vin noble pour les bourgeois de Rodez et le vin « canaille » pour les mineurs de Decazeville. En effet à partir de 1826, une industrie minière et sidérurgique importante s’y développe jusqu’à employer 9000 ouvriers au début du XXe siècle ; le vin est le « carburant » des mineurs qui peuvent en boire jusqu’à 6 litres par jour !
Tôt le matin, les marchands viennent chercher le vin qu’ils chargent dans des outres en peau de chèvre d’une contenance de 56 litres. Elles sont ensuite conduites en charrettes tirées par des chevaux jusqu’aux caves des débits de boisson. Tous les jours, on les renouvelle ; c’est une alimentation à « flux tendus ».
La clientèle de Decazeville n’est pas trop regardante sur la qualité du vin. Les vignerons plantent des pieds de vigne dans les plaines plus faciles à travailler mais beaucoup moins ensoleillées. Ces nouvelles plantations contribuent à la richesse immédiate des vignerons mais plus tard à leur déclin.
A cette époque, des vignerons mercenaires viennent de toute la contrée pour se faire embaucher chez les grands propriétaires que sont les bourgeois de Rodez. Les coteaux sont escarpés et les bêtes de somme sont alors remplacées par des hommes qui, à l’aide du panier appelé carrejador, transportent le fumier et le raisin.
Traditionnellement, les caves possèdent une porte à claire voie formée de plusieurs pans de bois entrecroisés et disposant d’un vantail supplémentaire à l’intérieur. Cela maintient une température constante et une ventilation nécessaire à la bonne conservation du vin (évacuation du gaz carbonique).
En 1841 est fondé le « Comice viticole » composé d’experts vignerons qui se réunit quatre fois par an (134 membres en 1852). Ces experts vignerons sont chargés de contrôler la culture des vignes, la taille, le liage, l’emploi des échalas, le piochage, le fouissage, le binage, l’épamprage, les murs de soutènements, les pressoirs, les paniers et les coussins de vendanges. En fin de campagne, chaque vigneron reçoit un imprimé qui lui sert à fixer le prix de son travail auprès du propriétaire en date du 24 juin de chaque année. Le vice-président du Comice préside la commission qui, d’après les experts, doit procéder au classement des vignerons pour le prix du Comice viticole.
Au milieu du XIXe siècle, les propriétaires terriens se désintéressent peu à peu de leurs vignes et les cèdent aux vignerons. Parallèlement, les vins du Languedoc parviennent en Aveyron grâce à l’avènement du chemin de fer. Or ils font concurrence à celui de Marcillac.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des fléaux se succèdent : l’oïdium vaincu par le soufre, puis le mildiou traité par la bouillie bordelaise, et le phylloxéra, insecte minuscule en provenance des Etats-Unis qui tue la plante en trois ans. Entre 1860 et 1900, presque tout le vignoble français est dévasté. Le phylloxera arrive en Aveyron en 1873. Le taux d’alcool du vin, oscillant entre 10 et 12.5 degrés en 1870 puis entre 9 et 11 degrés en 1880, tombe alors à 6 degrés l’année suivante ! En 1899, 4500 hectares sont touchés ce qui correspond à 70% du vignoble aveyronnais. On décide de replanter par l’intermédiaire d’un porte-greffe américain car outre Atlantique les pieds résistent au phylloxera. Mais un cep ne porte fruit qu’au bout de 3 à 4 ans.
La guerre de 14-18 est une catastrophe : de nombreux vignerons meurent au combat et les bras manquent cruellement dans le vallon. Les terrasses soutenues par les murets (paredals) sont alors abandonnées car trop difficiles à travailler. Ces murets permettaient pourtant de lutter contre le ravinement et de séparer la terre de la pierre (on se sert de l’une pour retenir l’autre). Après-guerre, les paysans qui n’émigrent pas se tournent alors vers l’élevage tout en ne gardant qu’un arpent de vigne destinée à la consommation familiale et à la vente aux mineurs de Decazeville. Ces derniers paient peu mais boivent beaucoup. On fait donc « cracher la vigne ». Le Marcillac, faible en goût autant qu’en alcool, devient un vin de prolétaire. Ainsi, le savoir-faire des vignerons se perd pendant un demi-siècle.
En 1939, le vignoble ne s’étend plus que sur 1468 hectares. De nombreuses démarches officielles aboutissent à la création de l’appellation « vins du Rouergue » utilisée jusqu’en 1945. En 1946, l’essor viticole permet la création d’un syndicat de défense du vin de Marcillac. En 1956, la gelée de février avec des températures descendant jusqu’à -22°C détruit 80 à 90% du vignoble.
L’histoire s’accélère…A Decazeville, le nombre d’ouvriers diminue en raison de la fermeture progressive des mines. Dès 1960, certains vignerons tirent la sonnette d’alarme. Selon eux, pour survivre, il faut absolument améliorer la qualité du vin, vendre non plus en vrac mais en bouteille et conquérir de nouveaux marchés.
On décide alors de replanter en palissant les vignes sur fil de fer et en terrasses pour retrouver l’exposition au soleil d’autrefois. Cependant, pour produire plus de vin de meilleure qualité à moindre fatigue, ces terrasses doivent être plus larges et facilement mécanisables. La terrasse modelée, la terre doit reposer trois ans avant d’être plantée, puis trois à quatre années sont nécessaires à la vigne pour commencer à donner vraiment. Au total, six à sept ans s’écoulent donc entre le premier coup de pelle et la première vraie récolte.
En 1962 est fondée la Cave Coopérative des Vignerons du Vallon dans une grange de Valady. Puis en 1966, les vignerons acceptent le label VDQS (Vin délimité de qualité supérieure) qu’ils refusaient jusqu’alors notamment par crainte des contrôles et de la fiscalité.
Le 2 avril 1990, arrive enfin la consécration avec l’obtention par décret ministériel de l’AOC (Appellation d’origine contrôlée) signé par Michel Rocard après dix-huit ans de démarches, la première demande ayant été déposée le 20 juin 1972. En effet, pour l’obtention de l’AOC, il a fallu délimiter précisément les parcelles ce qui n’était pas fait au départ. De plus, la demande de label avait été déposée initialement auprès de l’INAO (Institut national des appellations d’origine) de Bordeaux et les Bordelais s’inquiétaient de voir émerger dans le sud-ouest des vignobles performants susceptibles de concurrencer les petits Bordeaux… (les grands vignobles n’avaient rien à craindre). C’est un passage en force au niveau national qui a finalement permis l’obtention dudit label…
Des traditions toujours vivaces…La plantation de la vigne évolue au fil des générations. Autrefois, on plantait « en foule » selon les obstacles et déclivités du terrain. Peu à peu s’impose la plantation parfaitement alignée grâce à l’installation d’échalas (piquets en châtaigniers) qui, en accompagnant les ceps de vigne, donnent des rangées régulières alliant l’esthétique à la commodité de l’exploitation. Le modernisme arrive tout d’abord par la technique du treuil, mécanisme installé en bout de rangées qui permet de tracter, grâce à l’enroulement d’un câble, divers outillages dans les intervalles entre les rangées. Cette technique lourde et fastidieuse est supplantée par l’avènement du tracteur à chenille dit « chenillard » qui facilite les déplacements. La largeur du tracteur impose des normes d’espacement entre les rangées. La technique ancestrale des échalas en bois est alors remplacée par le palissage sur poteaux métalliques qui permettent de tendre les fils de fer ; les rangées sont ainsi bien rectilignes et régulièrement espacées.
Photo 1. Une vigne plantée perpendiculairement à la pente et une seconde en préparation dans le rougier. A l’arrière-plan, une falaise calcaire © Isabelle Mazenc
Dans le Vallon de Marcillac, on pratique toujours la technique de la taille en couronne dite « taille Guyot ». Les échalas puis les poteaux métalliques sont plantés en soutien du cep afin de faciliter le liage du bois long laissé lors de la taille et cintré en couronne. La partie basse de la couronne doit être distante du sol de la hauteur d’une bouteille pour éviter le contact des grappes avec la terre ; le bois doit se terminer vers le haut pour éviter la progression de la sève.
Photo 2. Cep de vigne taillé en couronne. © Isabelle Mazenc
Actuellement, la vigne de Marcillac est travaillée de deux manières : en arpents classiques (parallèles ou perpendiculaires à la pente) , et en terrasses plantées en suivant les courbes de niveau.
Dans les vignes on construisait des cabanes avec une toiture équipée pour la récupération des eaux de pluie indispensables au traitement de la vigne. Cette eau était stockée dans une citerne proche, souvent accolée à la cabane, parfois souterraine. Autrefois, souvent le dimanche, le vigneron laissait la place à son propriétaire, la plupart du temps un bourgeois de Rodez, qui profitait du repas dominical pour inviter famille ou amis dans la cabane. On y dégustait lapins, lièvres rencontrés « par hasard » au détour d’une terrasse de la vigne ou sinon de la viande de chèvre.
Photo 3. Cabane de vigne avec sa citerne. A l’arrière-plan, falaise calcaire surplombant le Vallon de Marcillac. Cliché Isabelle Mazenc
Un avenir encourageantAu XXe siècle, deux générations de vignerons assurent l’avenir du vin de Marcillac : les innovateurs autour de la Cave du Vallon dans les années 1960 puis les continuateurs arrivés dans les années 1980. Ces derniers se professionnalisent et construisent leurs propres chais de vinification. Actuellement, le vignoble se transmet aux enfants du pays et aussi à d’autres venus d’ailleurs. Par ailleurs, deux confréries permettent de maintenir les traditions du Vallon de Marcillac, les cultures locales, une entraide fraternelle et la promotion des vins : Echansonnerie de la Saint-Bourou à Marcillac et les Chevaliers de la dive bouteille à Bruéjouls (Commune de Clairvaux d’Aveyron).
La culture de la vigne devient de plus en plus délicate en raison des aléas climatiques : sècheresse, pluie, grêle, gelées tardives (en 2021, 26 degrés au mois de février et moins 7 degrés au mois de mai) … Mais le vin de Marcillac bénéficie de plusieurs atouts : sa production, trop limitée pour attirer les investisseurs visant le référencement dans les grandes centrales d’achat, augmente néanmoins et sa qualité s’améliore : les consommateurs apprécient de plus en plus ce vin de mono cépage à l’arôme si particulier. La vente qui se limitait autrefois à la région de production s’étend aujourd’hui à la France entière voire à l’étranger même lointain (Etats Unis, Japon…).
Isabelle Mazenc, novembre 2021
-
10:53
FIG 2021. Impressions d’une géographe
sur Les cafés géographiquesLe FIG 2021 à Saint-Dié-des-Vosges (photo prise par l’auteur)
En simple géographe, à Saint Dié-des-Vosges je suis allée.
Pour la 32ème édition du FIG (Festival International de Géographie) le soleil fut éclatant et dans le ciel tout bleu, les sommets vosgiens se détachaient admirablement.
Les festivaliers étaient revenus, peut-être en moins grand nombre qu’avant la pandémie, mais toujours avides de conférences et de retrouvailles conviviales sur les terrasses des nombreux cafés de la ville. Deux sujets étaient retenus cette année :
Territoire invité : Europe(s). Thème : le CorpsLe thème du corps, soyons honnêtes, en a surpris plus d’un ! Il a été retenu en l’honneur du président du FIG 2021, Georges Vigarello, connu pour sa thèse d’histoire « Le Corps redressé » devenue en 1978 un succès en librairie. Le festival aborde la dimension spatiale des rapports de domination fondés sur des attributs corporels, à commencer par les dominations sexistes et racistes.
? Plusieurs conférences ont porté sur le Territoire invité : Europe(s).
A quelques semaines de la présidence française de l’Union européenne et quelques mois après le Brexit, le FIG s’interroge, sans surprise cette fois, sur la notion d’Europe(s) : un continent, une construction territoriale, une puissance géopolitique ? Ce questionnement est d’autant plus sensible que Saint-Dié se trouve dans une région Grand Est qui jouxte les frontières avec nos voisins belges, luxembourgeois et allemands.
Le salon du livre, sous son chapiteau, a aussi attiré beaucoup de monde. On y trouvait des livres pour les enfants, pour les gastronomes, pour les géographes et historiens, pour les amateurs d’art et bien entendu, exposés en bonne place, les derniers ouvrages des intervenants invités au festival. De quoi faire de grandes emplettes !
Comme d’habitude on ne pouvait aller à toutes les conférences, mais celles que j’ai retenues m’ont apporté beaucoup de satisfaction. Je vais donc vous les présenter.? Les échelles de l’Europe ont été présentées par :
Michel Foucher, géographe et ancien ambassadeur ; Sylvain Kahn, docteur en géographie et professeur à Sciences Po et Laurent Carroué, inspecteur général de l’Education nationale.
Pour Michel Foucher l’Europe ne s’est pas construite vis-à-vis du monde, mais elle existe grâce à une monnaie unique (l’euro) et à un Etat de droit. Elle a été en avance sur la thématique du climat, puis sur celle de la 5 G et de la protection des données personnelles.
Il regrette que l’on ne parle jamais (ou si peu) dans les médias français de cette Union européenne et que l’on oublie, entre autres que nos agriculteurs bénéficient des quelques 60 milliards d’euros de la PAC.
Il considère que nos partenaires européens nous soupçonnent de vouloir remplacer les Etats-Unis à l’échelle du continent. Il admet nos faiblesses sur l’absence de défense européenne, et la dévaluation de l’U.E. à la suite du Brexit.
Sylvain Kahn se définit comme « un historien défroqué mais un géographe de cabinet ».
Pour lui, la pandémie a relancé l’U.E.
L’U.E., c’est la création d’un Etat qui n’existe pas, puisque nos frontières et nos politiques publiques sont mutualisées (dont la PAC). C’est aussi un espace dans lequel depuis à présent 70 ans, la mobilité est organisée. C’est donc un espace qui tourne, même s’il tourne plus ou moins bien.
Les nombreuses crises connues par l’U.E. se sont terminées par des relances, affirme Sylvain Kahn. Ainsi malgré le mandat américain de Donald Trump, le Brexit, la Covid, l’Europe a réussi à maîtriser la pandémie par une politique de santé ancrée sur la vaccination (70 % de la population est vaccinée) et la mutualisation des dettes (les bons du trésor). Tour cela rend l’Europe crédible. Ainsi, l’Allemagne a renoncé au sacro-saint équilibre budgétaire ! Les plans de solidarité et de relance ont été remarquables ! Les élections européennes de 2019 ont connu un petit regain de participation des jeunes adultes (30-40 ans) intéressés par un Pacte Vert, dont la mise en place est certes laborieuse mais porteuse d’intérêt.Le nom de Michel Foucher est aussi associé à une exposition présentée à l’Espace Géo-Numérique, en collaboration avec Laurent Carroué et intitulée : « Frontières d’Europe(s) vues de l’espace ». Elle nous amène de l’île de Lampedusa à Ceuta, du fossé rhénan à Kaliningrad, de Berlin au Grand Nord arctique. Michel Foucher était aussi présent sur d’autres lieux du FIG, comme à la Tour de la Liberté pour un grand entretien avec Thibaut Sardier, journaliste et président de l’ADFIG. Enfin, il a aussi présenté son dernier ouvrage, « Arpenter le monde », écrit pendant le confinement. Il y fait l’éloge de la géographie sur le terrain et d’une géographie fondée sur la cartographie, appuyée sur une solide légende.
? L’union européenne peut-elle construire son avenir sans la Russie ?
Cette table ronde était animée par Christian Pierret, fondateur du FIG, Sylvie Bermann, diplomate, qui fut en poste à Pékin et à Moscou, Jean-Sylvestre Mongrenier, spécialiste de la géopolitique de la Russie et Michel Foucher venu remplacer le journaliste défaillant Jean-Dominique Merchet
Christian Pierret prend la parole en premier et rappelle l’ancienneté des relations entre la France et la Russie.
Il y eut Anne de Kiev, qui fut reine de France lorsqu’elle a épousé Henri Ier, successeur d’Hugues Capet. Il y eut Pierre le Grand, venu à Versailles sous XIV.
Puis Christian Pierret rappelle l’alliance avec l’URSS pendant la Deuxième Guerre mondiale et les pertes en vies humaines très élevées pour les citoyens soviétiques, entre 20 et 30 millions de morts !
Cela explique en partie le fort sentiment national, accru par la disparition de l’URSS en 1989, à l’origine d’un complexe d’humiliation et de déclassement.
Si de Gaulle avait souhaité « une Europe de l’Atlantique à l’Oural », force est de constater que la Russie actuelle n’est plus qu’une puissance modeste dont le PIB est comparable à celui de l’Italie pour une population bien supérieure.
Sylvie Bermann prend la parole pour faire le constat que les anciens Pays de l’Est se refusent actuellement à toute alliance avec la Russie, refus renforcé par la récente annexion de la Crimée et la forte implication de la Russie de Poutine dans le Donbass.
Les multiples sanctions américaines à l’encontre de la Russie sont, selon Sylvie Bermann, contre-productives et alimentent le nationalisme russe. En outre, elles pénalisent l’agro-alimentaire français en favorisant celui de la Russie, devenue exportatrice !
Si la situation entre la Russie et la France est bloquée, malgré la rencontre des deux chefs d’Etat cet été à Brégançon, il faut poursuivre dans cette voie et observer attentivement le partenariat croissant entre la Russie et la Chine.
Jean Sylvestre Mongrenier rebondit sur ce rapprochement et insiste sur le fait que la Russie est eurasiatique depuis que Pierre le Grand a été arrêté dans ses conquêtes vers l’ouest et qu’il les a reportées vers l’Asie Centrale.
Le « néo-eurasisme », élaboré après la Seconde Guerre mondiale, a repris des forces avec un Poutine qui veut régner de « Lisbonne à Vladivostok ou de Lisbonne à Tokyo et pourquoi pas Shanghai et Djakarta !
Si le ressentiment contre l’Occident demeure élevé, la relation Russie / Chine s’est détériorée depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Mais leur vision du monde reste la même ! L’avenir leur appartient et si leur alliance est informelle, elle est cependant réelle.
Pour Michel Foucher, la formule de De Gaulle sur une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », est sortie de son contexte. Il s’agissait surtout pour le Général, de sortir de la logique des blocs. Il précise avoir vu dans le bureau de Poutine, une statue de Pierre le Grand et confirme la nécessité de poursuivre une conversation permanente avec la Russie.En conclusion, Sylvie Bermann reprend la parole. Elle affirme que « l’eurasiatisme » n’existe pas, même en Sibérie où la population se considère européenne. La formule n’intéresse pas non plus la Chine et pour Poutine, qui reste un soviétique (toujours selon les mots de la diplomate), le développement économique et les réformes qui vont avec, ne sont pas une priorité, tant que les hydrocarbures assurent un excédent budgétaire. L’essentiel est de rester au pouvoir. Si les intervenants ne sont manifestement pas d’accord sur tout, le débat est resté courtois, la présence de diplomates pouvant expliquer cela.
Les questionnements sur l’avenir de l’Europe restent nombreux : aujourd’hui l’Europe court-elle après l’histoire au lieu de l’influencer ; le Brexit sera-t-il suivi par d’autres sorties ? La Pologne y songe à voix haute… Ou bien, pour reprendre une expression de Nicole Gnesotto, « l’Europe est-elle devenue une puissance dispensable » ?? Le Grand Est, Région européenne.
Une autre table ronde a réuni Grégory Hamez, professeur de géographie à l’université de Lorraine et Directeur du LOTERR ; Birte Wassenberg, professeur d’histoire contemporaine à Sciences-Po Strasbourg et Nicolas Rossignol, chef Unité Données et Sensibilisation ESPON.
- La réunion de l’Alsace-Lorraine et de Champagne-Ardenne, dans un ensemble Grand Est est-elle pertinente ? Avec Strasbourg comme capitale et des frontières qui la placent en contact avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse, cette région est certes tournée vers l’Europe. Sa partie orientale fait partie de la « mégapole européenne » (la fameuse banane) qui du nord de l’Italie à la Grande Bretagne, est le moteur du continent. Pour autant les territoires de cette région sont-ils associés aux projets d’échelle européenne ou bien se sentent-ils plus proches de Paris ?
- L’analyse des intervenants va se focaliser sur deux points :
– L’étude statistique des langues parlées dans la région Grand-Est montre que si 70 % des Alsaciens transmettent leur langue (germanique) à leurs enfants, cela n’est pas le cas des Lorrains. Les Allemands proches des frontières préfèrent quant à eux, faire apprendre l’anglais à leurs descendants. Il n’y a guère que les Nord-Lorrains et les Luxembourgeois qui parlent les 4 langues, même s’ils sont peu qualifiés et parce qu’ils sont transfrontaliers, ce qui amène à l’analyse du second point.
– Le Grand-Est compte environ 200 000 transfrontaliers et il existe une économie internationalisée de part et d’autre des frontières. Mais justement, c’est là qu’est le problème. S’il y a de nombreuses personnes qui tous les jours passent les frontières c’est parce qu’il y a un différentiel entre les niveaux de vie et donc une non intégration européenne.
C’est la main d’œuvre française qui est jugée mal formée, mal éduquée au Luxembourg. Un comble…vu de Paris !
La pandémie a fermé les frontières, mis à mal les entreprises situées de part et d’autre. Le tram Strasbourg-Kehl qui relie la France à l’Allemagne par le pont de l’Amitié, a été arrêté pendant la crise.
Les intervenants parlent d’eurosepticisme en région Grand-Est, de « refrontiérisation ». Mais ils admettent qu’il est trop tôt pour analyser les conséquences de la pandémie. Cela prendra du temps.? Rencontre : Une géo-histoire du continent européen.
Christian Grataloup, géographe, auteur de nombreux ouvrages et Sylvain Kahn, se sont posé de très nombreuses questions.
Comment savoir où commence et où s’arrête l’Europe ?
Quels sont les fondements culturels, artistiques, politiques ou philosophiques de l’identité ou des identités européenne(s) ? Pour comprendre cette « terre unie dans sa diversité » comme le dit la devise de l’Union, les deux géographes ont déplié des cartes et des chronologies.- L’Europe a-t-elle des limites et si oui, lesquelles ?
Sortez un billet de 20 euros ont intimé les deux intervenants avec malice et observez la carte de l’Union européenne. Que voyez vous ? On a obtempéré et j’ai sorti de ma poche un billet daté de 2015.
En bleu foncé se détache la partie la plus occidentale avec les grands Etats-Nations, et en plus, il y a des îles : Malte, Chypre, Madère, Gibraltar, les Açores.
Ces îles sont-elles sur le continent européen ou en Afrique ? Les Açores sont certes sur le versant oriental de la dorsale médio-atlantique…mais est-on encore en Europe ?
Et Chypre ? Sur des cartes plus anciennes, Chypre est placée en Asie !
Au XIIIe siècle l’Europe est celle des marchands, au XVIe, on fixe les limites orientales sur le Dniepr ou sur la Volga. Mais souvent la limite entre l’Asie et l’Europe est fixée au milieu de la mer Egée.
Au sud, parfois l’Europe se désengage de la Méditerranée lorsque prend naissance l’Emirat de Cordoue. Que penser de la Géorgie lorsqu’elle se proclame berceau de l’Europe ?
Enfin si l’on observe, toujours sur ce billet la partie orientale de l’Europe ? La couleur bleue s’estompe et bien malin sera celui qui dira où sont les limites orientales. Jusqu’à l’Oural… avait osé le général de Gaulle ? Christian Grataloup ose parler de « faux-cul diplomatique ».
La salle s’amuse mais le temps passe vite.-
- L’Europe westphalienne et les traités de 1648 sont évoqués comme marqueurs d’une Europe de « civilisation ». On passe au XVIIIe siècle et au Printemps des peuples, puis à la Révolution industrielle du XIXe et à la mondialisation avec aujourd’hui 195 Etats.
Au milieu du XIXe siècle, toute l’Europe de l’ouest est constituée d’Etats-Nations, alors qu’au-delà du Rhin se déploient des empires : Austro-hongrois, Prussien, Russe, Ottoman.
Après la Première Guerre mondiale l’Europe se fragmente, après la Seconde Guerre mondiale, elle se réconcilie dans une Union européenne qui mutualise la souveraineté, mais sans empêcher la création de l’AELE (Suisse, Lichtenstein, Norvège, Islande).En guise de conclusion, cette phrase à méditer : « Si l’Europe a construit le monde avec les Grandes Découvertes, elle n’est aujourd’hui qu’une province du monde ».
? Regards sur le Corps
Est-elle sans frontières ? Plusieurs de ses langues restent parlées sur tous les continents ? Est-elle chrétienne puisque cette religion s’est aussi diffusée sur tous les continents ? Obtiendra-t-elle l’abolition de la peine de mort sur tous les continents ?
Que de questions ? A nous Festivaliers d’y réfléchir !C’est presque une évidence de dire que des personnes ayant des corps différents perçoivent le monde de façon différente.
Le festival aborde la dimension spatiale des rapports de domination fondés sur des attributs corporels, à commencer par les dominations sexistes et racistes.
En quoi notre corps est-il le miroir de notre société ? Comment est-il perçu dans l’espace social se demandent les géographes.
Si le racisme peut se lire comme une forme de discrimination personnelle (insultes, refus d’embauche), il a parfois une dimension spatiale forte.? Mon terrain chez les nudistes. Parcours et enquêtes d’un géographe.
Emmanuel Jaurand est professeur de géographie à l’université d’Angers, UMR – CNRS – Espaces & Sociétés.
Son intérêt de géographe s’est d’abord porté sur la géomorphologie, avec une thèse soutenue en 1994. Ce n’est qu’en 2001, que son regard change, pour explorer le nu dans l’espace public. Il cite Paul Valéry : « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau ».
Alors il arpente les plages de la Baltique, du Québec, du Mexique, de la Turquie, de nombreuses îles dont celle du Levant. Il n’hésite pas à élaborer un questionnaire qu’il demande de remplir aux nudistes installés sur ces plages. A partir de 250 fiches retenues il montre la segmentation des espaces littoraux, à l’aide de cartes.
Il existe des plages pour « les textiles », ceux qui portent un maillot de bain et des plages pour nudistes ou naturistes, elles mêmes parfois segmentées entre plages pour hommes, plages pour femmes, plages familiales. Sur les plages réservées aux hommes, beaucoup sont fréquentées par des homosexuels ; sur les plages réservées aux femmes, elles ne sont que plus rarement lesbiennes, et les femmes sont souvent accompagnées d’enfants.
Si la segmentation de ces espaces littoraux est forte, alors elle conduit à des commerces séparés pour « textiles » et naturistes, à des restaurants séparés, à la mise en place de barrières végétales ou plus rugueuses.
Les littoraux devenant de plus en plus convoités, les prix de l’immobilier flambent, mettant en péril les autres activités locales, dont les vignobles par exemple.? La question du racisme en géographie
Trois intervenants nous ont fait partager leur expérience sur l’Afrique du Sud, le Costa Rica et même la France des « gens du voyage ». Ce fut passionnant.
Myriam Houssay Holzschuch est professeure de géographie à l’université Grenoble Alpes.
Tout le monde connaît ses travaux sur l’Afrique du Sud, son terrain de thèse.
Sans tergiverser, elle énonce froidement les grands principes du régime de l’apartheid qui fut celui de l’Afrique du Sud jusqu’en 1994.
C’est un système où la race assignée aux gens détermine leur vie. Toute personne doit avoir une race qui dépend de la couleur de la peau, de la tessiture des cheveux, de critères sociaux (familiaux, liens avec les voisins, accès à la propriété, etc.).
Tout cela détermine votre lieu de résidence, un homeland de préférence si vous avez la peau noire (soit 11 territoires isolés dont on ne peut sortir) et votre place dans les lieux publics : dans le bus, dans un stade, à l’école, au théâtre.
Pour Myriam, la question essentielle est : le cas de l’Afrique du Sud est-il exceptionnel ? NON ! En effet tout le système colonial a fonctionné comme cela, avec appropriation des terres par les Blancs.Linda Boukhris, géographe et maîtresse de conférences confirme cette analyse en parlant de son terrain de thèse : le Costa Rica, petit pays de l’isthme américain, parfois appelé la petite Suisse en raison des services offerts à la population (un Etat-Providence), connu comme exportateur mondial de café. Dans ce pays où la United Fruit Corporation (entreprise américaine) fut un Etat dans l’Etat, où les terres sont restées aux mains des Blancs, les Noirs furent longtemps esclaves. Elle rappelle que les terres furent d’abord indiennes.
Elle évoque le travail forcé du corps noir (mélanoderme), où la race reste un « impensé ». Le temps des plantations n’est plus, place à l’écotourisme dans la région de Guanacaste où investit la compagnie américaine Discovery. Le pays se veut aussi un champion de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais se demande Linda, comment résister culturellement lorsque la race est un impensé.William Acker est juriste et vient de publier aux Editions du Commun un ouvrage dont le titre est Où sont les gens du voyage ? William a la peau blanche et n’a pas ressenti en France de racisme à son encontre. Mais il a beaucoup écouté ses parents et grands-parents issus de la communauté des « gens du voyage ».
- D’où viennent les Tsiganes me suis-je interrogée en tant que géographe ?
Sont-ils originaires des Indes, plus particulièrement du Pendjab. Leurs langues sont apparentées au sanscrit. Des groupes auraient quitté cette région entre le IVe siècle et le Xe siècle pour rejoindre la Perse, puis se fixer dans les Balkans au XIVe siècle. C’est à partir de là qu’ils vont se disperser en Europe centrale puis occidentale, certains franchissant même le détroit de Gibraltar pour arriver au Maghreb.
- Qui sont les « gens du voyage » et où sont-ils implantés en France ? William Acker répond à ces deux questions.
Sa définition est simple : les « gens du voyage » qu’il préfère nommer « les Voyageurs » sont des populations qui vivent en habitat mobile traditionnel. Trois mots suffisent à les définir. Ces nomades, sont appelés Roms (qui signifie homme), Gitans, Manouches (homme vrai), Sinti ou Kalé (homme noir). Comme partout dans le monde un nomade est toujours un peu suspect, voire même soupçonné d’être délictueux (un voleur de poules ?).
En tant que juriste l’intervenant définit leur histoire en France à partir du droit et des pratiques publiques. En quelques dates :
– en 1795, la police administrative, pour encadrer leur itinéraire, crée un passeport intérieur qui leur permet de circuler d’un département à un autre,
– en 1810 est introduit dans le Code pénal, un délit de vagabondage et en 1815 apparaissent des carnets pour colporteurs. L’article 270 du Code pénal dit : « les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession ».
En ce début du XIXe siècle les Bohémiens sont relativement bien acceptés dans nos campagnes où ils assurent un lien commode avec la ville.
Mais des migrations plus conséquentes (Tsiganes, Gitans), changent la donne, surtout dans les départements transfrontaliers. En 1874 sont proclamées les premières interdictions départementales d’installations de caravanes. Ces « envahisseurs, ni totalement français ni totalement citoyens » sont perçus comme une menace pour l’ordre social. La relégation spatiale et sociale s’accentue, elle va durer jusqu’à nos jours.
Plusieurs recensements sont décidés, dont celui de Georges Clemenceau en 1907 qui fiche 7 790 nomades. Mais il n’est pas concluant et en 1912 sont définis 3 catégories : les marchands ambulants qui ont un domicile fixe ; les forains qui exercent de semblables activités, sans domicile fixe mais de nationalité française et les autres : les nomades qui sont présumés sans activité professionnelle et donc réputés délinquants. On leur impose une carte d’identité, bien avant le reste de la population française qui n’y sera soumise qu’en 1940.
Ces cartes comportent de très nombreux renseignements et de nombreuses obligations. En cas de non respect de ces obligations ils seront internés dans des camps. Cette loi va perdurer jusqu’en 1969. Ainsi commence une sédentarisation forcée, dans des zones dites de séjour.
Durant la 2e Guerre Mondiale, l’Allemagne nazie souhaite leur extermination dès 1942, plus tardivement donc que celle des Juifs. La France créera environ 30 camps. L’arrière-grand-mère de William sera internée successivement dans plusieurs de ces camps où les mauvais traitements et les humiliations s’enchaînent. Il faut attendre 2016 pour qu’un président de la République, François Hollande, reconnaisse le rôle de l’Etat dans la persécution des nomades durant la 2e Guerre Mondiale.
Encore aujourd’hui les mots : assignation spatiale, sédentarisation, mise au travail, assimilation, hygiénisation sont couramment utilisés. Bref ce sont des groupes à civiliser, dangereux et asociaux. La question nomade se pose partout dans le monde.- Où sont installés les « gens du voyage » en France ?
Dans les années 1960 sont créées des aires d’accueil spécialement aménagées pour recevoir les familles nomades. Près de 18 000 familles sont recensées (soit 80 000 personnes). Elles doivent être munies de livrets régulièrement présentés dans des commissariats. Cette loi de 1968 sera abolie en 2012. La vie de tous les jours reste une longue succession de rejets et de débrouilles pour ceux que William nomme les Voyageurs. Une grande question reste posée : d’où viennent leurs revenus ?
– Les aires d’accueil se ressemblent toutes. Celle de Saint-Dié-des-Vosges est située à 1 heure de marche du centre ville et devant le stockage des ordures ménagères.
Une aire d’accueil (si on peut appeler cela ainsi) est donc un parking, étendue de goudron et de béton, encerclé de grillages, avec des traits blancs au sol pour déterminer l’emplacement des caravanes. Au centre, dans un bloc, sont regroupés des espaces administratifs et de santé.
Lieux de relégation, elles sont situées à proximité des abattoirs, des stations d’épuration, de zones industrielles plus ou moins à l’abandon, entre voies ferrées et autoroutes ou zones aéroportuaires. Dans la zone portuaire de La Pallice, près de la Rochelle, l’aire d’accueil a vu grandir sa grand-mère. En 1916, une usine d’explosifs avait explosé, faisant 177 victimes.
– Parfois ces aires sont appropriées par des sociétés privées (exemple, Vago) : vous prépayez un montant d’eau et d’électricité, une fois la consommation atteinte, tout se bloque jusqu’au prochain paiement. Chaque aire d’accueil a son règlement intérieur.
Si deux aires parisiennes, situées à l’orée des bois de Boulogne et de Vincennes sont considérées comme exemplaires, l’aire de Castres a tout d’un camp retranché et celle de Strasbourg est appelée « la petite Auschwitz » !
Actuellement, les communes comptant moins de 5 000 habitants ne sont pas obligées d’avoir des aires d’accueil, ce qui est paradoxal puisque cela rend les « espaces naturels » inaccessibles aux Voyageurs. Pire encore, les mouvements écologistes qui demandent d’amples territoires préservés rendent possibles de très nombreuses expulsions. L’écologie devient une variable d’ajustement de l’exclusion. Effet paradoxal !- Nos trois intervenants se demandent ensuite comment lutter contre ces formes de racisme et d’exclusion.
Myriam évoque le mouvement Purple rain en Afrique australe, soutenu par l’Eglise anglicane qui offre des lieux de réunion. On se délecte à l’évocation, par Myriam, d’une manifestation où les jets de liquide rouge pourpre lancés par les policiers (afin de reconnaître plus tard les manifestants), se sont retournés contre eux. Dans la salle, on se détend un peu.
? Géopolitique et effet papillon
Linda évoque la création de jardins créoles comme mode de résistance au système des plantations. William explique que le mode de résistance des Voyageurs est celui de la langue parlée, une langue que les sédentaires ne comprennent pas.
Sont évoqués aussi, le déboulonnage des statues, l’ajout de cartels sur les lieux de mémoire en Afrique du Sud et la mise en tourisme des townships.
Racisme et géographie ont encore beaucoup de choses à se dire.En lien avec l’actualité à défaut de l’être avec les thématiques du FIG de 2021, cette rencontre a eu lieu dans la cathédrale de Saint-Dié. Animée par Paul Didier, étudiant en affaires internationales, cette rencontre, entre des intervenants de premier plan a été passionnante de bout en bout. Quand ce qui se passe dans un coin de la planète retentit dans le monde, c’est ce que l’on nomme l’effet papillon.
Michel Foucher, déjà nommé, Pascal Boniface, géopolitologue et Olivier Weber, écrivain, grand reporter, ont confronté leur positionnement sur un conflit revenu sur le devant de la scène internationale avec la prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021.
Michel Foucher évoque le chaos du premier jour, les 123 000 personnes évacuées par les Etats-Unis. Mais il estime qu’il y a eu sur-réaction face à cet événement puisque le retrait américain était programmé. Les talibans étaient déjà maîtres de tout le pays et dans les quelques 21 vallées descendant de l’Hindou Kouch ils prélevaient des taxes sur tout. Le retrait américain s’est seulement fait avec 15 jours d’avance, à cause de la fuite du président Karzaï craignant pour sa vie. Il faut sortir d’une guerre sans fin, conclut-il.
La vision de Pascal Boniface est toute autre.
Pour lui, il s’agit d’une défaite déguisée en retrait négocié. C’est une défaite de l’OTAN et des Etats-Unis qui pensaient pouvoir créer en Afghanistan une démocratie à l’occidentale. L’armée américaine, aidée par des armées privées, était initialement venue pour traquer Ben Laden à l’origine des attentats contre les Twin Towers de New York, le 11 septembre 2001. Mais rapidement, cette armée est apparue aux yeux des Afghans comme une armée d’occupation.
Olivier Weber parle aussi de croisade démocratique en échec mais il estime que la guerre était légitime à partir de la destruction des bouddhas de Bamiyan. Les puissances occidentales ont mal joué, car avec le réveil des tribus, l’Afghanistan est devenu un cimetière des empires.- Mais l’Afghanistan, c’est où, c’est quoi ? On peut le rappeler avant d’aller plus loin.
C’est un pays très pauvre qui compte environ 38 millions d’habitants dont plus de la moitié a moins de 25 ans. Plus de 70 % vit sous le seuil de pauvreté. Ils sont de confession sunnite ou chiite, parlent des langues iraniennes (Pachtouns, Tadjiks, Hazaras, Aïmags) ou des langues turcophones (Turkmènes, Baloutches).
- On situe ce pays soit en Asie Centrale, soit en Asie du Sud.
Les montagnes de l’Hindou Kouch, au centre du pays culminent à plus de 3 000 mètres d’altitude et rejoignent celles du Pamir, au nord-est de la Chine. A l’est et sud-est, elles s’ouvrent par la passe de Khyber sur le Pakistan et la vallée de l’Indus. A l’ouest s’étirent des steppes et déserts partagés avec l’Iran.
Les Pachtouns (ou Afghans) y vivent depuis les alentours de l’an mille, divisés en tribus montagnardes volontiers guerrières. Leur capitale est Ghaznî, au sud de Kaboul.
Jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’ouest de l’actuel Afghanistan appartient à l’Empire perse, Kaboul et Ghaznî sont aux mains des Grands Moghols, alors que le nord du pays est dominé par les Ouzbeks. Au sud du pays règnent les Pachtouns. Leur capitale est Kandahar et c’est là que fut longtemps caché le plus beau diamant du monde le Koh-i-Noor (montagne de lumière). Il fut saisi par la Compagnie anglaise des Indes. Il a aussi très récemment donné son nom à un immeuble de Montpellier.
Au XVIIIe siècle un bref empire afghan se forme et prend Kaboul pour capitale.
Au XIXe, un Grand Jeu est engagé entre les Russes et les Britanniques qui s’installent dans le pays et en font un Etat tampon avec l’Empire des Indes. La frontière du nord de l’Etat actuel est fixée par un accord anglo-russe dans les années 1880. Les frontières ouest et sud sont fixées unilatéralement par les Britanniques dans les années 1890 : c’est la ligne Durand qui consacre la partition des Pachtounes entre l’Afghanistan et le Pakistan.
En 1919, la Grande Bretagne reconnaît l’indépendance de l’Afghanistan et les Soviétiques s’engagent à lui fournir des aides annuelles.
Après la 2e Guerre Mondiale, les Afghans pensent que le temps de la réunification est venu. Mais les pays voisins s’y opposent. Un Parti Communiste afghan est fondé en 1965 et en 1978 tout le pouvoir est aux mains des communistes, les armées soviétiques s’installent dans le pays où elles resteront jusqu’en 1989. Le retrait des Soviétiques entraîne la reprise des combats jusqu’à l’arrivée du commandent Massoud en 1992.
Les partis islamistes de la résistance au régime communiste se sont réfugiés au Pakistan et les Etats-Unis vont financer « l’ennemi de leur ennemi » et entraîner les moudjahiddines, ces fameux combattants de la guerre sainte contre l’URSS.- Les talibans à présent de retour, ont-ils changé ?
– Nos trois intervenants sont cette fois d’accord pour dire que les talibans n’ont pas changé, qu’ils ont mis en place un régime totalitaire et immensément corrompu (90 % des fonds envoyés dans le pays sont détournés). Le pays a beaucoup d’or, de cuivre, de métaux rares mais c’est surtout la drogue (cannabis, héroïne) qui alimente les caisses de l’Etat.
Cependant, la société civile a changé et dans les grandes villes une partie de la population n’est plus en adhésion avec eux.
Ailleurs, les islamistes les plus radicaux subsistent. Les attentats de ces derniers jours en témoignent : le 8 octobre une mosquée chiite de Kunduz dans le NE du pays a fait plus de 55 morts. Cet attentat visait la minorité Hazara qui représente entre 10 et 20 % de la population afghane. Il est revendiqué par l’EI (Etat Islamique) qui avait aussi revendiqué l’attentat sur l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier (182 morts). D’autres attentats se poursuivent en ce mois d’octobre, également revendiqués par l’EI.– Alors, les Occidentaux sous le mandat de Donald Trump (Accords de Doha en février 2020) ont-ils eu raison de signer des accords avec les talibans réputés certes nationalistes mais promettant de ne plus commettre des attentats en dehors de leur territoire ?
Aucun gouvernement n’a à ce jour reconnu les nouveaux dirigeants du pays, mais aucune puissance régionale n’a intérêt à l’accroissement des troubles qui engendreraient de nouvelles vagues d’émigration (2,5 millions de personnes se sont réfugiés dans les pays limitrophes).
A la toute fin de la conférence, à l’heure des questions, un Afghan s’est levé et a donné son sentiment sur la situation, avec une grande retenue. La cathédrale s’est emplie de l’émotion des Festivaliers qui n’ont pas pu retenir leurs applaudissements. Que faire pour aider son pays ? En parler, simplement.- Cette conférence a suscité de nombreuses remarques :
Retenons : l’impuissance de la force militaire dans le règlement des conflits de l’après-guerre froide et le fait que l’on n’exporte pas la démocratie par les armes.
Soulignons l’enterrement de deux doctrines occidentales : le renoncement à protéger pour des raisons humanitaires et le renoncement à aider des pays dont on juge qu’ils ne s’aident pas eux-mêmes. Sont-ils indignes de notre intérêt ?
Les Américains, de Trump à Biden, se retirent des alliances internationales, traitent les Européens comme des vassaux et ne jurent que par « America first ». Le titre du dernier ouvrage de Jean-Marie Guéhenno est à méditer : Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde.Le Festival de géographie de Saint-Dié a amplement rempli son rôle en invitant des intervenants aux parcours très variés. Ancien professeur de géographie, en classes préparatoires aux grandes écoles, j’étais aussi émue d’avoir assisté à l’intervention de trois de mes anciens élèves. La relève est assurée. Merci à eux tous.
Maryse Verfaillie, octobre 2021
-
10:03
Panorama de Rouen : triste fin…
sur Les cafés géographiquesPanorama de Rouen. 2015. Cliché Denis Wolff
Chers ami(e)s des Cafés géo,
En 2015, je vous présentais le Panorama XXL de Rouen ouvert depuis décembre 2014, dans cet article.
Lisez-le ou relisez-le avant de poursuivre car aujourd’hui, je vous annonce avec gravité sa fermeture définitive, effective à partir du 20 septembre dernier.
Si vous ouvrez le site internet du panorama (avant sa disparition), vous lirez ceci : « Le panorama a fermé ses portes après 7 ans d’aventures ! Depuis décembre 2014, nous sommes partis ensemble dans des voyages immersifs uniques (…). Merci à tous nos visiteurs, aux fidèles, aux curieux, aux passionnés d’art, aux passionnés d’histoire, petits et grands, venus en famille ou entre amis. Merci à vous tous et surtout un grand merci à nos équipes qui ont rythmé avec passion la vie de ce lieu de culture tout au long de ces 7 années. »
Mais pourquoi ce panorama, unique en France, qui participait à l’aura de la ville de Rouen, a-t-il été fermé ?Plusieurs toiles de Yadegar Asisi, artiste allemand (d’origine iranienne) y ont été présentées ; monumentales (100 m sur 35), elles nécessitent trois ou quatre ans de travail. Certaines avaient déjà été exposées en Allemagne (Rome en 312, l’Amazonie, la Grande Barrière de corail, le Titanic), mais deux ont été réalisées ces dernières années pour ce panorama : Rouen à l’époque de Jeanne d’Arc (1431) et la cathédrale de Monet.
170 000 visiteurs ont découvert ce panorama la première année. Ensuite, il y en a eu environ 130 000 par an (chiffres non concordants selon les sources…) et au total 700 000 en sept ans, ce qui n’est pas négligeable, surtout en tenant compte de la fermeture pendant les mois de confinement. A titre de comparaison, le musée des Beaux-Arts (de Rouen !) en accueille 170 000 les années où il n’y a pas de « grandes » expositions. Tous les visiteurs du Panorama ne sont pas Normands : les Franciliens sont assez nombreux et il y a des étrangers. De plus, ils semblent globalement satisfaits : ils ont laissé 585 avis sur Tripadvisor dont 199 « Excellent » avec une note moyenne de 3,5/5.Cela dit, on est loin des 300 000 visiteurs annuels espérés -et même escomptés- initialement. Le Panorama est donc déficitaire, la métropole de Rouen devant combler ce déficit… Elle a aussi payé (plusieurs millions d’euros) les deux toiles consacrées à Rouen. Cela dit, il ne faudrait pas exagérer l’importance du déficit : le panorama s’autofinance à 70%, taux le plus élevé des équipements de la métropole et même bien placé à l’échelle nationale.
La situation du panorama dans la ville a pu défavorablement jouer : il est certes proche du centre-ville et bien desservi par les transports en commun mais, malgré tout, un peu excentré, éloigné des autres lieux touristiques (cathédrale, musées, anciennes rues…).
Le prix d’entrée de 9,50 € (avec un tarif réduit à 6,50 €) a été jugé excessif par nombre de visiteurs… sans parler de ceux qui ne sont pas venus en invoquant ce motif. Pour un prix proche d’une place de cinéma (11 € en moyenne à Rouen), peu nombreux sont ceux qui y restent plus d’une heure. Cela dit, les prix pratiqués dans les panoramas allemands présentant des toiles de Yadegar Asisi sont plus élevés (entre 11 et 12 €) alors qu’en dehors de Berlin, ils sont situés dans des villes d’ex-Allemagne de l’Est (Leipzig et Dresde) ou en difficulté (Pforzheim).
Alors, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la publicité faire autour de ce Panorama. En dehors de Normands, je n’ai jamais rencontré quelqu’un ayant connaissance de ce Panorama.
On m’a dit qu’il y avait eu des campagnes publicitaires dans le métro parisien… mais je n’ai jamais rien remarqué. L’impact de la publicité semble donc avoir été assez faible en dehors de la Normandie. Dommage…
Par ailleurs, même après quelques années, la population n’a majoritairement jamais accepté ce bâtiment bleu vif (on ne pouvait le manquer !) situé en bord de Seine, sur la perspective de l’avenue Pasteur et de l’église de la Madeleine (voir fin de l’article de 2015). Cette situation ne devait d’ailleurs être que provisoire et, en 2015, on imaginait un déménagement sur la rive gauche pour créer un musée dédié aux œuvres monumentales. Il n’en est plus question, vous l’avez compris…Et maintenant ? La métropole de Rouen doit financer les frais de destruction du panorama. Cette opération devrait coûter 180 000 € mais, grâce à la réutilisation d’une bonne partie des matériaux sur d’autres chantiers (les 3000 m² de panneaux bleus serviront à la construction d’un hangar technique), le coût ne pourrait s’élever qu’à 120 000 €. Mais la dalle de béton de 800 m² ne peut naturellement pas être démolie. On consulte les habitants sur l’avenir du lieu. On semble s’acheminer vers un aménagement paysager, avec de la verdure ; la dalle deviendrait une sorte d’agora où de petits événements culturels pourraient être programmés… Quant aux toiles, on ne dispose d’aucun lieu pour les exposer ; de plus, leur tissu est abîmé en raison notamment de l’humidité liée à la proximité de la Seine. Enfin, elles ne sont pas propriété de la métropole de Rouen mais de l’artiste, Yadegar Asisi. Elles sont donc retournées à Berlin pour être démolies (vous avez bien lu !) et sans doute recyclées. Grâce à l’informatique, on pourra certes en faire des copies pour les exposer à nouveau. Mais les toiles sur Rouen seront-elles un jour présentées en Allemagne ? On peut en douter.
Ainsi s’achève l’aventure du Panorama de Rouen. Un lieu unique en France, à la fois musée et cinéma, a disparu… Triste fin…
Denis Wolff , octobre 2021
-
15:01
Bilbao & l’effet Guggenheim
sur Les cafés géographiquesEn moins de deux décennies, la vieille « citrouille industrielle » s’est muée en carrosse de services et en conservatoire d’architecture contemporaine. Depuis la fin des années 1990, les créateurs les plus célèbres y ont été convoqués, avec succès ! Le pont de la Salve, est dominé par l’arc rouge vif de Daniel Buren L’immense tour noire de César Pelli se profile à l’arrière plan de la photo Au milieu, le magnifique musée Guggenheim créé par Franck Gehry. En 1997 sort de terre, sur un ancien chantier naval un bâtiment énorme qui stupéfie le monde entier. Cette fleur de titane va sauver la ville du naufrage. D’autres villes d’Europe, sinistrées de l’industrie lourde vont suivre l’exemple de Bilbao.
-
14:51
Où en sont les frontières chypriotes ?
sur Les cafés géographiquesMarie Pouillès Garonzi, doctorante en géographie à l’Université Lumière Lyon 2, ED 483, UMR 5600 EVS-IRG, analyse la division de l’île de Chypre de part et d’autre de la « Ligne Verte », pour les Cafés géo de Montpellier.
La polysémie du concept de frontière
En guise d’introduction, Marie Pouillès Garonzi souligne la polysémie du concept de frontières à travers trois définitions proposées par des géographes et politologues français :
- Bruno Tertrais et Delphine Papin définissent la frontière comme une « limite géographique -ligne ou espace- dont le tracé reflète les relations entre deux groupes humains : rapport de force militaire ou diplomatique, mais aussi traditions ou relations de bon voisinage. C’est en quelque sorte de l’histoire inscrite dans de la géographie ou ‘temps inscrit dans l’espace’ (Michel Foucher) ». (Tertrais & Papin, 2016, p.13).
- Jean-François Staszak met l’accent sur les divisions sociales et spatiales établies par la frontière qu’il définit comme « tout dispositif géographique qui opère une division à la fois sociale et spatiale ». (Staszak, 2017, p.25)
- Bernard Reitel insiste pour sa part sur « le caractère ambivalent de la frontière, tantôt fixe, tantôt fluctuante ». La frontière « semble à la fois associer et dissocier, différencier et articuler ». Il explique que la « frontière instituée fonctionne grâce à un jeu de fermetures et d’ouvertures que traduisent des durcissements (bordering), des dévaluations (debordering), voire des raffermissements (rebordering) ». (Reitel, 2017, p.54-55)
Histoire de Chypre
Avant d’analyser le cas des frontières chypriotes à l’aune de ces différentes approches, Marie Pouillès Garonzi rappelle les grandes dates de l’histoire de l’île. Les frontières chypriotes actuelles sont en effet l’héritage d’une histoire mouvementée marquée par des vagues successives d’occupation étrangère, des processus de divisions territoriales et de fortes tensions communautaires.
Située au cœur du bassin levantin, Chypre est depuis l’Antiquité un carrefour de civilisations et un haut lieu d’échanges et de commerce du bassin oriental de la Méditerranée. La colonisation de l’île par l’Empire ottoman en 1571 ouvre une ère d’occupation ottomane de près de trois siècles. Chypre passe sous contrôle britannique en 1878 et accède à son indépendance en 1960 à la suite d’un violent conflit colonial marqué également par des violences communautaires entre Chypriotes turcs et Chypriotes grecs. Ces violences s’intensifient en 1963-1964 et déclenchent l’intervention des Casques bleus avec l’instauration en 1964 de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP). Une première division du territoire s’opère, de facto, avec la formation de 45 enclaves turques sur le territoire. Le coup d’Etat mené par la Grèce en 1974 pour rattacher l’île à la Grèce signale un nouveau tournant de l’histoire chypriote. La Turquie réagit au coup d’Etat grec en lançant « l’opération Attila » qui conduit à l’occupation par les Turcs de près d’un tiers de Chypre et à la partition de l’île en deux parties : une partie nord à dominante turque et une partie sud à dominante grecque. La séparation du territoire est matérialisée par une Ligne Verte, une frontière quasiment impossible à franchir sans toutefois constituer une frontière étatique reconnue par la communauté internationale. Cette division est renforcée par l’auto-proclamation de la République turque de Chypre Nord en 1983. Seule la Turquie reconnait officiellement la RTCN à ce jour. La Ligne Verte est partiellement ouverte en 2003, un an avant l’entrée de Chypre dans l’Union européenne. Neufs points de passages y ont été aménagés depuis.
Chronologie récapitulative
- Age de Bronze récent : hellénisation de l’île
- Vague succession d’occupations par différents acteurs (dont les Lusignan et les Vénitiens)
- 1571 : colonisation de l’île par l’Empire ottoman
- 1878 : cession du pays aux Britanniques
- 1955-1959 : conflit avec le Royaume-Uni
- 1960 : indépendance de Chypre
- Années 1960 : montée de la violence inter et intracommunautaire (pic en 1963 et 1964)
- 1964 : instauration de l’UNIFICYP
- 1974 : Coup d’Etat pour l’établissement de l’Enosis (rattachement de l’île à la Grèce) et intervention de la Turquie. Partition de l’île matérialisée par la Ligne Verte
- 1983 : auto-proclamation de la République Turque de Chypre Nord (RTCN)
- 2003 : ouverture partielle de la Ligne Verte
- 2004 : entrée de Chypre dans l’UE
Malgré la réouverture partielle de la frontière, Chypre apparait aujourd’hui comme un pays et une société divisés. Les frontières chypriotes connaissent des dynamiques de debordering et de rebordering qui agissent profondément sur le territoire et sa division.
Comment appréhender la diversité de ces frontières matérielles et immatérielles fluctuantes ?
I. Des frontières matérielles protéiformes- La question de la Ligne Verte, entre debordering et rebordering
La dénomination de Ligne Verte provient de la ligne tracée au crayon vert sur une carte de l’île par un général anglais chargé du processus d’interposition en 1964. Elle est également appelée « ligne Attila » par les turcophones en référence à l’opération de 1974.
La Ligne Verte est analysée ici comme un phénomène frontalier qui produit des effets sur les espaces. Elle constitue une barrière dont les conditions de franchissement créent des discontinuités géographiques. En premier lieu, la Ligne Verte ne remplit pas la même fonction ni ne s’inscrit dans les mêmes représentations de l’espace de part et d’autre de son tracé, révélant ainsi l’imbroglio juridique dont elle est la matérialisation. Elle est devenue pour les uns frontière d’un Etat (au Nord) tandis qu’elle représente pour d’autres une frontière illégitime (au Sud). Certains chypriotes de la partie nord considèrent le Nord comme une entité d’Ankara, tandis que des habitants du Sud ne reconnaissent pas Chypre-Nord et la Ligne Verte comme une frontière officielle.
La Ligne Verte couvre 3% du territoire, étendue sur 180 km de la partie occidentale à la partie orientale de l’île. Elle comprend deux lignes de cessez-le-feu avec en leur sein une zone tampon, d’une largeur variable (entre 3 mètres et 7,5 km), administrée par l’ONU. Cette zone tampon, bien qu’appelée « zone morte » en grec, n’est pas tout à fait inhabitée. Quelques villages y sont implantés et des champs y sont cultivés sous autorisation onusienne.
La Ligne Verte traverse la capitale Nicosie et la divise entre une partie nord administrée par la RTCN et une partie sud gérée par la République de Chypre. La matérialisation de la frontière à Nicosie varie sensiblement de part et d’autre de la zone tampon. Tandis qu’on observe au Sud la présence de dispositifs relativement légers comme des barbelés, des barils, des sacs de sable, la ligne du côté nord est matérialisée par des dispositifs plus imposants et hermétiques tels des murs de briques ou de béton obstruant la vue. Cette variation dans la manière d’appréhender et de matérialiser cette frontière témoigne des lignes de fracture politique de l’île : le Sud ne souhaiterait pas officialiser la partition alors que le Nord chercherait plutôt à l’affirmer.
Depuis 2003, neufs checkpoints ont été mis en place le long de la Ligne Verte. Certains points de passage sont réservés aux véhicules, et d’autres uniquement aux piétons et aux cyclistes, ce qui témoigne d’une volonté de faciliter les conditions de traversée des usagers. Toutefois, le processus de debordering (ou « défrontiérisation ») de la Ligne Verte doit être nuancé. Elle reste un obstacle pour la circulation de certaines populations. Ainsi les Turcs de Turquie ne peuvent passer dans la partie Sud sans l’obtention au préalable d’un visa. Le géographe Etienne Copeaux, spécialiste de la Turquie, explique à ce sujet que la Ligne Verte tend à devenir une frontière européenne qui ferme l’Europe à l’immigration. Toutefois, dans les faits, il semble que les flux migratoires illégaux sont assez peu contrôlés au niveau de la Ligne. Plusieurs voies d’accès sont envisagées par les migrants pour la traverser : par la mer via les ports de la RTCN avant un franchissement de la Ligne par voie terrestre pour rejoindre la partie sud ou en arrivant directement dans la partie sud par voie maritime ou aérienne. Les demandes d’asile reçues par les autorités chypriotes sont d’ailleurs en forte augmentation, leur nombre étant passé de « 2871 en 2016 à 7761 en 2018 ». (Redon, 2019, p.136-137).
La crise du coronavirus et la question du rebordering sanitaire
Ce processus de debordering doit également être mis en question dans le contexte récent de la pandémie de Covid-19. Marie Pouillès Garonzi dresse une chronologie des restrictions autour du passage de la Ligne Verte mises en place depuis la crise du coronavirus qui touche l’Europe à partir de la fin février 2020. Dès le 28 février, plusieurs points de passages entre le Nord et le Sud sont fermés à la demande des autorités de la République chypriote. Les autorités du Nord ferment à leur tour deux autres checkpoints. A la mi-mars, seuls trois checkpoints restaient ouverts tandis que des mesures distinctes de contrôle sanitaires (quarantaine, couvre-feu…) étaient mises en place de part et d’autre de la zone tampon. Tous les checkpoints ont été fermés pendant une période du printemps 2020 puis progressivement et partiellement réouverts à partir du 8 juin, notamment pour permettre le passage de travailleurs ou d’étudiants transfrontaliers.
La fermeture des checkpoints, décidée par les autorités sans véritable concertation, a suscité de nombreuses tensions et désaccords dans l’île. Certains ont dénoncé les difficultés accrues de passage de la Ligne Verte et le caractère dissymétrique des mesures sanitaires entre les deux parties du territoire chypriote. Ces mesures mettent surtout en difficulté les personnes arrivant du Nord, notamment les travailleurs, qui sont soumis à une quatorzaine pour passer au Sud à une certaine période du printemps 2020. La fermeture des points de passage a également occasionné des manifestations pro-réunification.
En définitive, dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, la politique de debordering de Chypre s’est mutée en l’espace de quelques jours en politique sanitaire de rebordering, témoignant du caractère très fluctuant du phénomène frontalier
(Voir : [https:]] )
- Enclaves et exclaves sur le territoire chypriote
Les exclaves et enclaves chypriotes constituent des particularités territoriales qui résultent de la période conflictuelle de 1963/64. L’exclave de Kokkina/Erenköy (en turc), située dans l’Ouest de l’île à 7 km au sud de la Ligne Verte, est depuis 1976 une base militaire de l’armée turque. Cette exclave est inaccessible aux civils, ce qui a de fortes répercussions sur les temps de trajet des habitants de la région qui sont contraints de la contourner. Des pourparlers sont toujours en cours pour ouvrir une route qui permettrait de raccourcir le temps de trajet et de revitaliser la région. Ce territoire enclavé, dont l’accès est toujours discuté, constitue une discontinuité géographique qui ajoute une frontière dans le territoire insulaire.
Les deux bases militaires d’Akrotiri et de Dhekelia, sous souveraineté de la Grande-Bretagne, forment quant à elles deux enclaves dans la partie sud du pays. Elles se différencient de l’exclave de Kokkina par une relative ouverture. Si certaines zones à l’intérieur des bases restent inaccessibles au public, les usagers ont la possibilité de traverser ces territoires.
La comparaison de deux photographies, l’un représentant la limite de l’exclave de Kokkina et l’autre celle de la base de Dhekelia est, à ce titre, éclairante. La première photographie fait état d’une frontière au caractère militaire affirmé, dotée d’un dispositif de surveillance et de drapeaux (turc et de la République chypriote du Nord). Elle contraste avec la deuxième photographie : la limite du territoire est matérialisée par un simple panneau au bord d’une route signalant aux usagers l’entrée dans la zone militaire.
II. Le reflet immatériel des frontières tangibles Les frontières maritimes de l’île au cœur d’un imbroglio régionalChypre est partie prenante des disputes territoriales turco-grecques autour des ressources sous-marines en Méditerranée orientale. Le plan expansionniste déployé par la Turquie pour la recherche de ressources offshore d’hydrocarbures est à l’origine du contentieux avec la Grèce et le gouvernement de la République de Chypre. La Turquie, qui n’a pas ratifié la Convention sur le droit de la mer de 1982, conteste le tracé des zones économiques exclusives grecques et chypriotes. La présence de navires de forage turcs dans les eaux territoriales chypriotes accentue les tensions. La Turquie refuse de négocier avec Chypre qu’elle ne considère pas comme un interlocuteur valable dans la mesure où le gouvernement de Chypre à la table des négociations ne représente que les Chypriotes grecs. Le règlement des contentieux est ainsi conditionné pour la Turquie au règlement de la question chypriote selon ses conditions.
III. Productions des frontières chypriotes- La frontière comme objet touristique
Les espaces frontaliers comme la Ligne Verte ainsi que la ville-fantôme de Varosha, une station balnéaire abandonnée à la suite de l’intervention turque de 1974, sont l’objet d’un processus d’attrait touristique. La frontière est mise en scène en tant que marqueur spatial de la mémoire collective chypriote. Une économie touristique s’est développée autour de ces espaces, comme en témoignent des encarts publicitaires proposant aux touristes des croisières pour voir de loin la ville-fantôme de Varosha ou des itinéraires en bus qui traversent la Ligne Verte. Les pratiques touristiques autour de ces espaces frontaliers sont associées au thanatourisme (ou « tourisme sombre »), le passage de la frontière par les touristes étant empreint d’une dimension d’aventure : il rend tangible une expérience auparavant impossible.
Ce processus de mise en tourisme est par ailleurs au cœur des débats politiques actuels sur l’avenir de l’île. Au début d’octobre 2020, Ersin Tatar, Premier ministre de Chypre-Nord alors candidat pro-turc aux élections présidentielles, a décidé d’ouvrir partiellement au public l’accès à la plage et une partie de Varosha. Cette décision, prise sans concertation avec le gouvernement, a provoqué de vives expressions de mécontentement dans l’île, certains protestataires dénonçant la mainmise d’Ankara dans cet acte politique. Des heurts ont éclaté en octobre 2020, suivis d’une vague de démissions au sein de la coalition gouvernementale au pouvoir à Chypre-Nord.
- Questions d’actualité : quel avenir pour les frontières chypriotes ?
Les tensions se sont intensifiées après l’élection le 18 octobre 2020, à la surprise générale, de Ersin Tatar à la tête de la République turque de Chypre du Nord. Ersin Tatar, soutenu par Ankara et favorable à une partition de Chypre en deux Etats, succède à Mustafa Akinci, un modéré partisan de la réunification de l’île sous la forme d’un Etat fédéral.
Comme le souligne Marie Pouillès Garonzi, il convient d’adopter une posture d’extrême prudence quant aux conclusions à tirer de ce récent bouleversement politique. Plusieurs scenarii sont envisagés par les observateurs. Certains s’inquiètent de l’emprise de la Turquie dans le règlement de la question chypriote et les plus pessimistes évoquent une possible annexion de Chypre-Nord par la Turquie. D’autres observateurs envisagent une reprise des négociations dans un cadre plus souple et favorables aux requêtes de Chypre-Nord. Enfin, des analystes penchent pour le maintien du statu quo.
En conclusionMarie Pouillès Garonzi souligne le caractère polysémique et multidimensionnel des frontières chypriotes, des frontières à la fois matérielles et immatérielles aux formes fluctuantes. Elles sont confrontées à des effets de debordering, rebordering et à des discontinuités territoriales. Les évènements de l’automne 2020 pourraient avoir des répercussions sur l’avenir des frontières à Chypre : connaîtront-elles un bouleversement ou la permanence du statu quo ? Il convient pour le moment de se prémunir de toute analyse prématurée et de suivre de près les stratégies adoptées par les deux parties.
————-
Discussion / QuestionsQ : La zone tampon située entre les deux lignes de cessez-le-feu est-elle un véritable no man’s land ? Cet espace est-il mis en valeur ou exploité ?
R : Mis à part quelques villages et des champs cultivés, il s’agit surtout d’une zone en friche. Certains espaces ont toutefois été réhabilités. Un hôtel de luxe, le Ledra Palace, qui avait été l’un des théâtres des conflits de 1974, ainsi que d’anciennes maisons laissées à l’abandon ont été réhabilitées et réinvesties par des associations. Par exemple, la Maison de la coopération établie en face de l’ancien hôtel réunit un consortium d’associations qui œuvrent pour le rapprochement communautaire, notamment à travers la mise en place d’activités pédagogiques. Elle propose en particulier aux publics scolaires des dispositifs pédagogiques visant à dépasser les visions unilatérales de l’histoire du pays véhiculées par les manuels scolaires. Le programme Imagine organise depuis 2017 des rencontres entre des classes des deux parties de l’île sur la zone tampon.
Q : Les plans de réunification comprenaient-ils des mesures d’indemnisation des Chypriotes turcs ?R : Des mesures de demandes d’indemnisation ont été mises en place, notamment à destination des Chypriotes grecs ayant perdu leurs biens dans le Nord (avec la Commission des Biens Immobiliers). D’autres mesures existent dans le Sud pour les demandes d’indemnisation des Chypriotes turcs : le Ministère de l’Intérieur de la République de Chypre est le « gardien » des propriétés qui devront être rendues aux Chypriotes turcs après règlement de la Question Chypriote. Mais la complexité et la lenteur des procédures, les moyens financiers limités et l’inertie du problème chypriote semblent constituer un frein à l’aboutissement des indemnisations (recours à la Cour Européenne des Droits de l’Homme).
Q : Est-ce que les négociations entre les deux partis peuvent remettre en cause la place de Chypre dans l’Union européenne ?R : L’Union européenne s’est montrée favorable à l’institution d’une fédération afin de conserver l’intégrité territoriale. Dans le cas où la fédération se mettrait bien en place, la place de Chypre dans l’Union serait sûrement inchangée. À l’inverse, si le Nord de l’île est rattaché à la Turquie ou si une partition advient, cela peut avoir des conséquences et, effectivement, la question du devenir de Chypre nord dans l’Union devra se poser.
Q : Quel est le statut des personnes ayant acheté des maisons prises aux Chypriotes grecs dans le Nord pendant la guerre ? Un certain nombre d’Allemands et d’Anglais ont acheté des maisons à bas prix à cette période. Ce phénomène persiste-t-il ?R : Les personnes ayant acheté illégalement des maisons à Chypre-Nord peuvent être poursuivies. Des mises en garde sont également adressées aux touristes qui peuvent être poursuivis s’ils séjournent dans des hôtels ou des maisons ayant appartenu à des Chypriotes grecs.
Q : Quel rôle l’Angleterre pourrait-elle jouer dans les négociations à venir ?R : Le Royaume-Uni est « garant » de l’île au même titre que la Grèce et la Turquie. Il siège aux négociations onusiennes et est favorable officiellement à la fédération bi- zonale, bi- communautaire. Il est difficile d’évaluer quelle sera l’impulsion britannique dans les futures négociations. Chypre revêt pour les Britanniques un très haut intérêt stratégique dans la mesure où leurs bases militaires sont notamment utilisées pour les opérations menées au Moyen-Orient.
Q : Quelle est la nature des différents types de flux et des dispositifs de contrôle à la frontière ?R : Plusieurs types de flux peuvent être distingués :
- Les flux du Sud vers le Nord sont généralement de nature touristique. Un certain nombre de ces flux sont motivés par l’achat de biens moins chers au Nord de Chypre, notamment d’essence dont le prix a baissé depuis la dévaluation de la livre turque.
- Les flux du Nord vers le Sud concernent surtout des mobilités liées aux discontinuités socio-économiques entre les deux territoires. Certains Chypriotes turcs trouvent des opportunités d’emplois à Chypre-Sud ou ont recours à des soins dans des hôpitaux de la partie sud par exemple.
On note une asymétrie des traversées, les plus fréquentes étant celle du Nord vers le Sud. Il existe toutefois un discours dans la partie sud qui associe le franchissement de la frontière à un acte de trahison, ce qui explique le refus de certains habitants de traverser la Ligne Verte ou de faire des dépenses dans le Nord.
Q : D’après une expérience vécue en 2005 et 2007, les autorités chypriotes du Nord à la frontière demandaient aux personnes traversant la Ligne Verte de signer une déclaration de reconnaissance de la frontière avec pour mention « Je me rends dans l’Etat officiel de Chypre-Nord ». Ces modalités de passage existent-elles toujours ?R : Je n’ai pas connaissance de l’existence de cette déclaration. Actuellement, au niveau des checkpoints réservés aux piétons, sont présentés des encarts avec les résolutions connues, certaines mises en garde aux touristes et des explications sur l’histoire de Chypre. Le checkpoint du Ledra Palace (l’espace de réhabilitation de la zone tampon évoqué) est l’objet d’une mise en scène particulière avec de grands encarts sur les assassinats de Chypriotes grecs tués par des ultranationalistes, avec notamment des photos de mères/femmes de disparus. Un panneau avec la mention « Bienvenue en République de Chypre-Nord » signale l’entrée dans la partie Nord.
Q : On remarque la présence de grands drapeaux turcs sur les photographies du dispositif frontalier. La présence de drapeaux est-elle similaire du côté Sud ? Ce dispositif est-il surtout déployé côté Nord ?R : Un effet miroir s’opère des deux côtés de l’île. Au Nord, le drapeau de la RTCN est accompagné du drapeau truc, tandis qu’au Sud, le drapeau de la République de Chypre figure aux côtés du drapeau grec. Toutefois, les dispositifs en termes de drapeaux ne sont pas exactement similaires de part et d’autre de la frontière. Côté Nord, ils apparaissent plus imposants et voyants. Des drapeaux Chypriotes-nord et turcs sont ainsi peints sur des flancs de montagne au nord de Nicosie. Le drapeau de la RTCN est visible depuis Nicosie sud et clignote la nuit. Une grande partie des Chypriote grecs y voient une provocation à leur égard.
Si les dispositifs sont différents au Sud, le territoire est cependant parsemé de drapeaux (écoles, mairies, églises, habitations, espace public en général…). Les drapeaux marquent dans le territoire la revendication d’appartenances identitaires.
Q: Quelles différences présentent les manuels scolaires en termes de représentations cartographiques de part et d’autre de la frontière ?R : Les cartes présentées dans les manuels scolaires ainsi que dans les offices du tourisme présentent des différences notables. Certaines cartes utilisées par les manuels scolaires mais aussi les offices du tourisme dans le Sud ne représentent que la partie insulaire comme territoire étatique chypriote, le Nord étant présenté comme un territoire occupé par l’armée turque. Certains manuels scolaires de Chypre-Nord ne représentent que la partie nord et mettent en exergue les côtes anatoliennes. Dans la partie sud, depuis les années 1980, une tendance politisée représente l’île dans sa globalité mais Chypre-Nord est matérialisée en rouge afin de mettre l’accent sur la partition et les exactions commises. Des stickers placardés dans les villes représentent l’île avec une partie Nord en rouge qui « saigne » sur le Sud.
Q : Dans la mesure où les tensions intercommunautaires se sont apaisées, pourquoi la mise en place d’une libre circulation n’est-elle pas envisagée ?R : Si les relations communautaires sont désormais apaisées, des heurts peuvent survenir sporadiquement. Surtout, les communautés vivent de manière générale chacune de leur côté. La majorité des Chypriotes souhaite un règlement mettant un terme au statu quo, même s’ils se sont habitués à ce dernier. Les personnes qui militent ardemment pour la mise en place d’une libre circulation dans la situation actuelle sont minoritaires, de même que les partisans de la défiance qui adoptent des positions xénophobes. Par ailleurs, le contrôle des frontières constitue un outil d’affirmation politique pour chacune des deux parties, et particulièrement pour la RTCN. Mettre en place une libre circulation avec le statu quo de la Question Chypriote pourrait signifier la reconnaissance du « fait-accompli » de l’intervention et occupation de Chypre-Nord par l’armée turque. Rétablir une véritable libre circulation nécessiterait le règlement du Problème Chypriote et l’effacement de la Ligne Verte.
Q : Comment interpréter la récente élection de Ersin Tatar ?R : Ersin Tatar a été élu avec 52% des voix. Il a été plébiscité en majorité par les Turcs d’Anatolie installés à Chypre. Ce vote pour le candidat soutenu par Erdogan peut être analysé comme l’expression d’un besoin de reconnaissance et un changement de paradigme dans le règlement de la Question Chypriote. La partition étant déjà inscrite de fait dans le quotidien des habitants du Nord, l’enjeu est surtout de pouvoir enfin légitimer Chypre-Nord face à l’Union européenne et la communauté internationale qui ne la reconnaissent pas. Le résultat de ce scrutin reste un atout pour Ankara, malgré le fait que des soupçons et enquêtes pour ingérence dans cette élection soient diligentés contre la Turquie.
Camille Liffran, Lison Ricordel et Julia Barranger,
Compte rendu Cafés Géo de Montpellier tenu en novembre 2020
Sources
Redon, M. (2019). Géopolitique des îles, Le Cavalier Bleu, 176p.
Reitel, B. (2017) La frontière, une approche polysémique et multiscalaire, in François Moullé (dir) Frontières, Presses Universitaires de Bordeaux, 337p
Staszak, J-F. (2017). (dir) Frontières en tous genres: Cloisonnement spatial et constructions identitaires, PUR, 211p.
Tertrais, B., Papin, D. (2016). L’atlas des frontières, Les Arènes, 132p.
-
23:24
Bùn cha et pad thai : quel avenir pour la « street food » en Asie du Sud-Est ?
sur Les cafés géographiquesLes Cafés Géo de Montpellier ont reçu Gwenn Pulliat, chargée de recherches en géographie au CNRS, UMR ART-Dev pour parler de « street-food » en Asie.
La conférence porte sur la vente alimentaire de rue en Asie du Sud-Est. Le terme de « street food » est très à la mode et un élément de l’identité internationale de l’Asie du Sud-Est connue pour sa gastronomie de rue. Netflix a d’ailleurs créé une série sur la « street food », qui commence à Bangkok. Or la street food fait l’objet d’un contrôle croissant voire d’une éviction par les autorités des grandes villes sud-est asiatiques. Il y a donc une ambivalence entre d’un côté une promotion internationale et de l’autre un contrôle accru des vendeurs. La présentation porte surtout sur Hanoï et Bangkok.
1) De quoi parle-t-on ?La vente alimentaire de rue est un terme polysémique. La FAO la définit comme la vente de repas prêts à être consommés. Ici, dans l’étude, pas de prise en compte des petits restaurants car le fait qu’ils disposent d’un bâtiment fixe implique un rapport à l’espace différent de ceux qui vendent dans la rue. Ne sont donc prises en compte que les formes de vente qui sont déplaçables en 24 heures. En outre est considérée-en plus des repas- la vente des produits bruts (légumes, viande, poisson).
Les modalités de vente sont variées :
- Etal fixe
- Vente sur un vélo
- Chariot de vente ambulante
- Pick-up
Il y a donc une très grande diversité des dispositifs de vente, liée à l’enjeu du caractère déplaçable.
La vente de rue est un élément essentiel dans l’approvisionnement des ménages en Asie du Sud-Est : plus de la moitié du budget alimentaire est composée de repas préparés à l’extérieur (chiffre qui prend en compte d’autres éléments que la street food). Il y a donc une forte externalisation de la préparation des repas. A Hanoï les marchés de frais restent le premier lieu d’achat pour les produits bruts. Pourtant, on assiste à une régulation, des restrictions voire une éviction complète de ces dispositifs de vente de l’espace public.
2) Quels motifs et quelles modalités de pratiques de régulation ?A Bangkok : Exemple d’une rue secondaire sous le contrôle d’une agence publique pour le logement. Il y avait un marché qui s’installait sur cet espace semi-public. Mais le propriétaire du terrain a décidé de fermer le marché au début de l’année 2019 pour mettre à la place un parking privé. Le nouveau marché est réinstallé de l’autre côté de la rue mais il plus petit, plus en retrait et donc bénéficie de moins de passages directs et le paiement officiel de l’emplacement pour ce marché est plus élevé. La politique d’éviction des dispositifs de vente de rue s’est mise en place depuis 2016 en Thaïlande. La loi interdit en effet théoriquement la vente de rue. Mais au cours du temps un certain nombre d’espaces de vente ont été autorisés. S’est posée alors la question de la régulation de ces dispositifs de vente notamment au regard des questions concernant la propreté de la ville et la gestion des déchets. Ainsi les frais payés officiellement dans les espaces autorisés pour la vente de rue sont liés au nettoyage des rues. Une autorisation officielle exige également l’obtention d’une certification et d’une formation obligatoire pour vendre dans ces espaces autorisés (comme pour tout commerce alimentaire). Cette politique d’autorisation et de certification date des années 1990 mais elle s’est limitée aux vendeurs travaillant sur les lieux autorisés. Cela a favorisé la distribution d’une alimentation sûre à un coût abordable. Le problème c’est qu’il y a officiellement 24 000 vendeurs enregistrés, mais officieusement probablement 200 000 à 300 000 vendeurs de rue dont 40 % vendant de la nourriture. Depuis le coup d’Etat militaire de 2014, le gouvernement de la ville a affiché une politique générale de réorganisation de l’espace avec un discours d’interdiction complète de la vente de rue en 2016 y compris dans les espaces qui étaient autorisés. Cependant il existe un écart important entre le discours et la réalité.
A Hanoï : Dans cette métropole un plan de modernisation a été mis en œuvre concernant la vente ambulante et les marchés de rue, y compris formels. Ce plan est appliqué depuis 2009 et l’un de ses premiers résultats est l’éviction des petits marchés de rue informels. Une étude a montré par exemple la fermeture de 200 marchés informels dans le centre de Hanoï entre 2010 et 2013 (travaux de Claudia Atomei). La politique de régulation et d’éviction de ces marchés dépend des lieux où ces derniers sont implantés. Ce sont surtout les zones centrales où la concurrence pour l’espace est la plus forte qui sont affectées par l’éviction. De plus, un dispositif a été adopté en 2008 interdisant la vente ambulante dans le quartier des 36 rues et principalement autour des pôles touristiques. La politique de modernisation, quant à elle, concerne la ville dans son ensemble.
3) Quelles raisons pour justifier ces évictions ?- Rendre les trottoirs aux piétons: L’idée sous-jacente est que le nombre de vendeurs et leur croissance trop importante sont devenus des obstacles à la circulation routière et piétonne. De nombreuses pages Facebook se plaignant de la gêne sur la circulation soutiennent l’éviction des vendeurs de rue. D’autres soutiennent au contraire la vente de rue notamment les vendeurs de boutiques officielles car la street food permet de générer davantage de flux et donc de bénéficier davantage de clientèle.
En plus des problèmes de circulation piétonne les villes d’Asie du Sud-Est font face à des problèmes immenses de congestion et de nombreux embouteillages. Ces problèmes mobilisent des politiques qui donnent aujourd’hui la priorité à la circulation motorisée au détriment de la vente de rue.
- Moderniser la ville: L’idée sous-jacente ici est qu’une ville moderne doit être propre et organisée. Elle s’oppose à la représentation de la vente ambulante comme un dispositif arriéré, archaïque, sale. Cette idée, qui s’inspire du modèle de la métropole de Singapour -notamment à Bangkok- s’appuie sur un discours prônant l’embellissement de la ville. Dans la capitale thaïlandaise, elle s’est traduite par la volonté de relocaliser les vendeurs de rue dans des espaces dédiés (footcamps, espaces privés) à l’identique de ce qui se fait à Singapour. Sauf qu’à Singapour cette politique s’est accompagnée de politiques de soutien (formation, aide à investissement) qui font largement défaut à Bangkok.
- Dimension hygiénique: L’idée sous-jacente ici est celle de permettre la sécurité sanitaire et la gestion des déchets organiques. A Hanoi, certains animaux (les poissons, des poules…) sont abattus au moment de leur vente : la question sanitaire est évidemment essentielle et notamment le respect de la chaîne du froid. Mais les pratiques ne sont pas si mauvaises que ça. Ainsi par exemple cette femme vendant des poissons et disposant d’un aquarium à proximité garantissant une meilleure conservation de ses produits. Au Vietnam, dans un contexte d’émergence, cette question de la sécurité alimentaire est importante notamment pour attirer des investisseurs.
Ces politiques n’ont pas été sans susciter des réactions importantes compte tenu de l’importance de la street food pour ces grandes métropoles et pour leur image. Ainsi, au moment de la politique d’éviction en 2016 à Bangkok, il y a eu une réaction rapide de l’autorité du tourisme en Thaïlande afin de permettre aux vendeurs de rue de rester dans les principaux quartiers touristiques (Khao San Road et Yaorawat). De plus, il y a un conflit très fort entre vendeurs formels et autorités de la ville, les premiers craignant que sans vendeurs de rue, il y ait moins de clientèle pour les vendeurs formels. La vente alimentaire de rue est, en effet, un élément de promotion touristique important avec des succès éclatants comme celui de Jay Fai, ce restaurant de rue de Bangkok (que l’on peut découvrir dans la série Netflix) qui a obtenu une étoile au Michelin et qui symbolise la reconnaissance internationale de la vente de rue. Pourtant, malgré la valorisation de cette gastronomie comme patrimoine et comme produit de loisirs pour touristes et résidents, les vendeurs continuent à être majoritairement informels et à subir les politiques d’éviction mises en place dans les grandes villes.
4) Quels espaces pour les vendeurs dans la ville?Les espaces officiels nouvellement attribués après les évictions se trouvent en périphérie ou dans des endroits qui ne sont pas des lieux de circulation piétonne ; or une des modalités majeures de la vente de rue, c’est l’achat de produits sur le chemin du retour travail-domicile. Les autorités mettent en avant qu’il y a des aides pour la relocalisation mais elles sont mal adaptées. Les pratiques quotidiennes reposent sur l’habitude de faire ses courses plusieurs fois par jour et sans même descendre de son véhicule. Cas d’une personne s’installant sur la place d’un parking privé ; elle arrive à 6h pour vendre des beignets et à 9h s’en va au moment de l’ouverture de l’entreprise. Le lieu est avantageux car c’est un parking ouvert et surtout il y a un arrêt de bus important à proximité. Trouver un bon spot n’est pas évident et cela a un coût important ; il faut avoir un contact ; les contraintes horaires sont fortes ; l’avantage pour les vendeurs d’être protégé par la police est contrebalancé par la une grande précarité du contrat (accord informel, payé à journée). La solution de s’installer dans des espaces privés présente donc des limites.
Les vendeurs de rue restent cependant nombreux. L’éviction complète concerne certains espaces considérés du point de vue des autorités comme stratégiques (grands axes de circulation, lieu avec une image forte pour la ville) ; ailleurs, on observe une politique du compromis. Ces vendeurs font objet de contrôles mais poursuivent leur activité « en jouant au jeu du chat et de la souris » avec la police qui, passant 1 à 2 fois par jour, les chasse avant qu’ils ne reviennent s’installer ; cela provoque une baisse des revenus rendant l’activité difficile et davantage contraignante. Certains refusent de se déplacer dans les marchés autorisés car cela provoquerait la perte de la clientèle d’habitués. Ce jeu d’usure réduit les possibilités d’investissements et d’améliorations de l’activité (pour éviter de se faire confisquer trop de marchandises on limite les stocks) ; les modalités de vente sont alors adaptées au risque d’éviction. Dans tout ce processus de modernisation, les vendeurs ne sont pas consultés et leurs intérêts pas pris en compte. La constitution de réseaux de vendeurs de rues, comme une forme de « syndicats », reste rare en Asie du Sud-Est.
5) La question de la sécurité alimentaire :Les motifs de la régulation de la vente de rue sont principalement non alimentaires. Or quatre éléments majeurs garantissent la sécurité alimentaire :
- Accessibilité économique: Recherche à l’échelle du quartier d’une alternative alimentaire coûtant moins cher. Si les vendeurs de rue disparaissent, cela impliquerait une augmentation du budget alimentaire. L’alimentation de rue fournit des produits très abordables ; en cas de disparition, il y aurait des surcoûts importants pour les ménages les plus pauvres. En effet elle provoque l’explosion des supermarchés qui sont plus chers que marchés formels qui eux-mêmes sont plus chers que les marchés informels. A Hanoï, le budget par foyer pour l’alimentation est de 40% en moyenne, et bien plus pour les déciles les plus pauvres.
- Disponibilité: L’enjeu est important pour personnes les moins mobiles (personnes âgées notamment) ; le rôle des vendeurs de rue assure une desserte alimentaire fine.
- Sécurité sanitaire: À Hanoi, les consommateurs ressentent une très forte défiance sur l’usage des pesticides. La vente de rue apparaît comme le mode de diffusion de la production locale ; elle répond aux attentes des consommateurs avec le maintien de filières courtes et locales. Pour les consommateurs, la crainte des pesticides l’emporte sur l’aspect hygiénique, recherché par les autorités.
- Qualité nutritionnelle et diversité: La vente de rue propose des produits non transformés alors que les supermarchés (Ex : les 7 eleven) ne vendent que des produits transformés.
- La vente de rue est un secteur essentiel d’emplois pour les nouveaux arrivants en ville et les migrants, qu’ils viennent des espaces ruraux ou des pays frontaliers comme le Cambodge, le Myanmar etc. C’est un secteur qui permet l’entrée sur le marché du travail sans qualification.
- C’est un secteur qui permet de concilier l’emploi et la vie domestique. (De nombreuses vendeuses ont des enfants en bas âge.)
- Les tendances actuelles se font au détriment des consommateurs et des vendeurs défavorisés et avantagent les groupes internationaux.
- On assiste à la stigmatisation de ces vendeurs, dans le cadre de la promotion d’un modèle de la ville moderne.
- La différence est grande entre le discours et la pratique : la vente de rue assure un service alimentaire essentiel, à un prix abordable par rapport à la qualité des repas ; il s’agit d’un véritable enjeu sur la politique de régulation.
Il est difficile de savoir qui payait et combien. Les sommes données aux autorités sont importantes pour éviter d’être expulsé. Il s’agit d’une forme de ressource financière pour les policiers locaux et donc ils ne sont pas incités réellement à faire partir définitivement les vendeurs. On peut se demander si cela n’est pas un frein à la mise en place effective de l’éviction. Cela donne un pouvoir important à l’échelle locale de la police.
Il y a eu des espaces publics dédiés aux vendeurs pour la vente officielle avec des coûts très bas ; le problème c’est que ces espaces publics sont peu pratiques et périphériques donc peu prisés ; en revanche des espaces privés sont davantage recherchés, mais généralement bien plus onéreux.
Globalement, la tendance, au Vietnam, est que tout espace, qui peut être cultivé, est cultivé (berges des fleuves, bords des routes avec des poules) ; certains espaces ont une fonction vivrière mais c’est l’espace périurbain qui fournit la plus grande partie de ce qui est produit dans la ville.
Mais l’agriculture périurbaine est confrontée à la question de la rentabilité du foncier. En effet, l’immobilier rapporte plus que l’agriculture d’autant plus qu’on se trouve dans des espaces de forte croissance démographique où la pression urbaine est forte.
Néanmoins, ces espaces périurbains restent des espaces de multi-activité. Il faut donc nuancer ces propos.
4) Est-ce que la pression sur l’agriculture urbaine change les pratiques alimentaires ?
Il est difficile de répondre à cette question mais dans des pays comme la Thaïlande ou le Vietnam, on a une vraie fonction vivrière ; le fait d’avoir une production vivrière, fournit un filet de sécurité.
5) Existe-t-il un processus de sélectivité dans la politique d’éviction et dans l’attribution des espaces selon que le vendeur est un migrant interne ou un migrant international ?Il existe une grande diversité des profils des vendeurs, tout autant que la diversité des modes de vente. La vente de rue peut être très rentable (personne gagnant plus de 100 euros par jour à Bangkok). L’émergence d’une vente alimentaire de rue est vue comme quelque chose de moderne et d’attirant pour certains jeunes qui veulent éviter le salariat. La vente de rue reste une voie d’accès à l’emploi urbain pour des personnes précaires.
A Bangkok, c’est surtout la capacité économique qui est facteur sélectif plus que l’origine géographique.
6) Est-ce que vendeurs se confient facilement quand on mène des enquêtes ?C’est très variable selon les personnes. Se présenter comme étranger et chercheur présente un avantage, les gens aiment bien raconter leur vie.
7) Quel est le circuit d’approvisionnement pour les vendeurs de street food ?C’est principalement l’achat en marché de gros (tous les jours ou deux jours) ; ils stockent les produits chez eux alors que le logement est généralement exigu et ensuite font la vente au détail. On peut également avoir le modèle d’une personne issue d’une famille qui va en ville vendre la production familiale. Parfois, on a une récupération de la production à l’échelle du village pour la vendre en ville (noix de coco, légumes, etc). Le transport s’effectue en pick-up ou à moto.
Le développement des supermarchés favorise la consommation de produits transformés. C’est difficile de mesurer exactement l’impact de l’éviction car cela se mêle également à la modification des habitudes alimentaires dans le cadre de l’urbanisation, du processus de globalisation et le rôle de la publicité, qui accompagnent les modifications de la street food. Le contexte urbain et l’éviction de la street food vont de paire avec la transformation des habitudes alimentaires. Est-ce que la réduction de ces marchés va engendrer la croissance la consommation des produits transformés qui sont disponibles 24h/24 ? C’est possible et cela risque d’avoir un coût de santé public important.
Agathe Barral et Valentine Marc-Carda
Compte rendu Cafés géo tenu en vision, février 2021
-
21:59
Atlantique
sur Les cafés géographiquesNicolas Escach, Benoït Goffin. Atlantique. Collection Odyssée, villes-portraits. ENS Edition, 2021
Atlantique est le deuxième ouvrage de la « Collection Odyssée, villes-portraits » (ENS Editions) que Daniel Oster a déjà présentée sur notre site (https://cafe-geo.net/de-la-baltique-a-la-mer-noire-atlantique/). Des textes courts livrent le ressenti de géographes, d’architectes ou de journalistes sur une ville à laquelle ils sont particulièrement attachés. Ce ne sont ni des métropoles mondiales, ni des bourgades mais des villes plus ou moins grandes marquées par un long passé qui a laissé des traces dans l’imaginaire collectif, imaginaire parfois en décalage avec la situation actuelle. Chaque article est illustré par des dessins réalisés par des étudiants de l’Ecole Estienne. Le parti pris est celui de la simplicité : quelques couleurs primaires, des perspectives différentes (plongée, contre-plongée, horizontalité) et des symboles simples comme dans les cartes anciennes (arbre, montagne, maison).
Atlantique. Le terme évoque le goût salé des embruns, de lourds paquebots amarrés le long des quais, des bars à matelot et des halles remplies d’un poisson fraichement péché. Pourtant parmi les dix villes évoquées, plusieurs ne sont pas des ports (Fougères et Saint-Jacques-de-Compostelle sont des villes « de l’intérieur »), pour d’autres le riche passé portuaire (Nantes, Bordeaux) ne semble guère intéresser les auteurs. L’océan est peu présent dans l’ouvrage.
Il ne faut pas chercher non plus une description précise de l’architecture et de l’urbanisme, rien qui ressemblerait à un complément du Guide bleu. Le travail des auteurs relève de la géographie subjective. On pourrait parler d’ego-géographie comme d’autres font de l’ego-histoire. Chacun a un intérêt de nature particulière pour la ville qu’il évoque, qu’il y réside, qu’il y ait passé sa jeunesse, qu’il y travaille ou qu’il y vienne ponctuellement. Ainsi la question des transports est-elle primordiale pour Benoît Montabone qui, soumis aux déplacements pendulaires, déplore longuement la disparition du train à Fougères, et pour Alain J.F. Chiaradia contraint de traverser Cardiff, « ville découpée en rubans par les chemins de fer et les cours d’eau », en empruntant successivement ponts et tunnels.
Si à Dublin, « archipel urbain chaotique aux limites floues », le promeneur voit la ville à travers le regard d’écrivains ou de cinéastes, à Belfast, il est constamment heurté par les obstacles laissés par les émeutes sporadiques des dernières décennies du XXe. Dans l’une, on déambule sur les traces du Léopold Bloom de Joyce, dans l’autre, des murs, nombreux, témoignent des relations hostiles entre catholiques et protestants.
L’imaginaire et l’histoire oeuvrent à parts égales pour façonner le regard sur des villes qui furent de grands ports à l’époque où l’Europe dominait le monde. De leur passé où commerce transatlantique et commerce colonial les enrichissaient, il ne resterait à Liverpool, à Nantes et à Bordeaux que des docks et des bassins abandonnés….si le concept de patrimonialisation n’était venu au secours de leur renouveau. On réhabilite les vieux bâtiments, les quais et on requalifie des lieux qui étaient consacrés à l’industrie en centres tertiaires et culturels à l’architecture novatrice. Mais respect du passé et modernité sont parfois difficilement conciliables (1). Dans ce sens Bordeaux et Nantes s’en tirent mieux que Liverpool, même si Guy Di Méo juge « clinquante » la modernisation de Bordeaux et si Laurent Devisme ironise sur la « quête de labellisation » de Nantes.
L’imaginaire qui associe à Saint-Malo tempêtes et aventures lointaines est aussi opposé à un « paysage tranquille et banal », animé par les encombrements provoqués par des touristes pressés de fréquenter boutiques et crêperies. C’est la vue du haut des remparts qui, pour Hervé Regnauld, sauve Saint-Malo. Cette vue permet d’admirer les îles voisines et le tombeau de Chateaubriand, mais surtout elle amène à se perdre dans le paysage mobile des estrans et les mouvements incessants des goélands, des mouettes, des huîtriers…
L’Atlantique est pratiquement absent du texte sur Saint Jacques de Compostelle. Tout juste sait-on qu’il est à trois jours de marche de la ville, ville riche par sa longue histoire liée au christianisme, son patrimoine, son activité politique et universitaire. Saint-Jacques doit plus à son chemin terrestre qu’à sa proximité de l’océan.
C’est Bayonne, « espace rond et dense » à l’intérieur de sa muraille Vauban, qui suscite le plus d’enthousiasme chez son auteur qui y aime son architecture colorée, « pimpante », ses belles vues sur la Nive, mais surtout la chaleur et la gaieté de sa vie sociale, qu’elles s’expriment dans les marchés, lors des fêtes ou des matchs de rugby. Mais peut-être ma sympathie personnelle pour cette ville m’influence- t-elle…l’egogéographie est aussi dans l’esprit du lecteur.
Michèle Vignaux, août 2021
-
20:14
Des lieux religieux associant culte et tourisme, monastères grecs orthodoxes dans l’île de Chypre, marabouts soufis en Tunisie
sur Les cafés géographiquesAu début du XXIe siècle, deux phénomènes se télescopent dans le monde, le poids croissant des religions et la mondialisation spatiale du tourisme. Le développement inexorable du tourisme, comme genre commun de l’humanité, transforme les lieux sacrés, saints, religieux, en patrimoine matériel, à visiter par les touristes du monde entier.
Le tourisme international pénètre, d’une part les lieux saints et les sanctuaires, dans lesquels les cultes ne sont plus célébrés. Il s’immisce d’autre part, dans les lieux de culte en activité, mais bien souvent en perturbant le déroulement des célébrations et des rites. D’autres lieux de culte ont été désacralisés (perte de la fonction religieuse pour une activité profane). Sur l’île Chypre à Nicosie Nord (partie de la ville occupée par la Turquie), des églises, à Athènes (Froment, 2019), des mosquées, ont perdu leur fonction cultuelle première. Dans la capitale grecque, la mosquée Fethiye, édifiée au XVIIe siècle, a été restaurée et transformée en lieu d’exposition. La mosquée Tzistarakis, construite en 1759, malgré plusieurs tentatives pour la rétablir dans sa fonction cultuelle originelle, sert d’annexe au musée d’Art populaire grec (Froment, op. cit.).
Au Maghreb (Tunisie), en Méditerranée orientale (partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie), perdurent, depuis des siècles, des lieux saints partagés, entre les fidèles des trois religions monothéistes du Livre. Ils sont de surcroît ouverts au tourisme international, de populations non-croyantes.
L’étude se focalisera sur la Tunisie et l’île de Chypre. Les desservants des zaouïas soufis, les moines des monastères grecs chrétiens orthodoxes, sont-ils davantage que les popes des paroisses, que les imams des mosquées, ouverts à une fréquentation interreligieuse, plus tolérants envers les non-croyants, envers les visiteurs et les touristes? Comment, les capacités d’écoute de l’autre, avec les croyants et les visiteurs, les possibilités d’hébergement, le partage de certaines prières, sont-ils si spécifiques, dans les zaouïas et dans les monastères ?
Un premier temps sera consacré à la commercialisation d’objets artisanaux pieux et profanes, vendus comme souvenirs, dans les monastères orthodoxes grecs de la partie occupée par la Turquie de l’île de Chypre. Un deuxième développement étudiera la cohabitation entre tourisme et religion, chez les soufis tunisiens (zaouïas ou marabouts).
Enquêtes dans des sites religieux mêlant : déroulement du culte et pratiques touristiquesDans la partie occupée par la Turquie de l’île de Chypre, les recherches et la prise de photographies ont été réalisées par Jean Rieucau, en mai 2019. Les enquêtes ont consisté en des entretiens semi directifs, in situ, dans plusieurs monastères grecs orthodoxes, d’une part avec des personnes-ressources (moines, guides touristiques), d’autre part avec une centaine de visiteurs, interrogés de manière aléatoire (chypriotes turcs, grecs, touristes internationaux).
Les enquêtes de terrain, en Tunisie, se sont déroulées dans la zaouïa de Sidi El Kantaoui, en juin 2015. Mohamed Souissi, géographe de l’université de Sfax, a travaillé une semaine in situ, dans le marabout, pour administrer des questionnaires (70 personnes interrogées), à des pèlerins, des fidèles et à quelques touristes. Le résultat de ce travail, rédigé conjointement par Jean Rieucau et Mohamed Souissi, a été publié en 2016, dans le livre La zaouïa au Maghreb. Entre le religieux et le tourisme rituel. Le cas de zaouïa de Sidi El Kantaoui (Tunisie).
Les investigations dans le marabout de Sidi Mehrez à Tunis, ont été faites en juillet 2017. Les deux chercheurs, entre 2015 et 2018, ont enquêté dans l’ensemble de la Tunisie, dans une vingtaine de zaouïas, sur la question du culte soufi, du culte des saints, en présence de touristes internationaux non musulmans.
Le tourisme pénètre le religieux dans les monastères grecs orthodoxes de la partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie La complexité politique et géopolitique de l’île de ChypreL’île du Chypre, située à 60 km de l’Anatolie turque, d’une superficie de 9 251 km2 , compte 1 219 051 habitants en 2018, dont 838 897 Chypriotes grecs, 300 000 Chypriotes turcs et 14 000 citoyens britanniques.
L’île se compose de la République de Chypre (61% du territoire), membre de l’Union Européenne depuis 2004 et de la partie occupée par la Turquie dite la République turque de Chypre Nord (36% du territoire), autoproclamée en 1983, seulement reconnue par la Turquie, et d’enclaves militaires britanniques (3% du territoire).
Deux cent mille Chypriotes grecs, depuis l’invasion turque de la partie nord-est de l’île, en 1974, ont été contraints d’abandonner leurs terres. De nombreux monastères ont été fermés. La ville principale de l’île, Nicosie, est divisée en deux entités.
Vente d’objets artisanaux et de produits du terroir, dans le monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-BarnabéLe monastère chrétien orthodoxe de Saint-Barnabé, dédié à Barnabé, apôtre et saint patron de Chypre, est établi dans l’Est de l’île, près de la ville romaine de Salamine. Ce monastère, situé dans le territoire occupé par la Turquie, a d’abord été fermé, après l’invasion turque de 1974, puis rouvert ensuite. Des icônes provenant d’églises orthodoxes fermées dans cette partie de l’île, ont été déplacées vers ce monastère et ainsi sauvegardées. Un pèlerinage de Chypriotes chrétiens orthodoxes grecs s’y déroule chaque année, pour vénérer Saint-Barnabé.
Le monastère s’est spécialisé dans la culture de « produits du terroir », vendus aux habitants de la région : gousses de caroubier servant à élaborer de l’encens brûlé dans les chapelles, sirop de caroubier recherché par les Chypriotes pour soigner la dysenterie. Le jus de grenade est également vendu aux visiteurs et aux touristes. Les moines cultivent des figuiers, des néfliers, des amandiers, des oliviers, des grenadiers, des orangers, des caroubiers et des palmiers dattiers. Le travail agricole monastique est important dans toute l’île, en particulier l’entretien des ruches pour la production de miel.
L’établissement s’est également lancé dans la vente de produits artisanaux aux visiteurs chypriotes et aux touristes internationaux. Ces objets sont vendus sur des étals dressés en plein air (Document 1). Ils sont profanes (éventails, pendentifs, pierres, en souvenirs de Chypre, etc.). Au pied d’une icône représentant saint Barnabé, les moines font appel aux dons, au moyen d’un tronc qui recueille les deniers du culte.
Figure 1 Saint Barnabé. Vente de produits artisanaux
Le monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-André, lieu saint partagé entre Chrétiens, Musulmans, touristes internationauxLe monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-André (Apostolos-Andreas) est situé sur le cap éponyme, dans la péninsule de Karpas, à l’extrémité nord-est de l’île de Chypre, dans la partie occupée par la Turquie. Cet établissement monastique est établi dans une zone de faible densité démographique (30 habitants au km2), propice à la vie monastique. Cette région est méconnue, peu touristique et peu occupée par des casernes de l’armée turque. Dans cette région, une centaine de Chypriotes grecs sont demeurés sur place, après l’invasion turque.
Le monastère est bâti à l’emplacement d’une église primitive, datant du Ie siècle après J-C. L’église est reconstruite au Ve siècle, puis devient un monastère au XVIIIe siècle.
Cet établissement religieux revêt une forte dimension politique au sein de l’île de Chypre. Il est attractif par la sacralité du lieu, depuis plusieurs siècles. Il est le siège d’un pèlerinage chrétien orthodoxe annuel. Les moines se montrent très ouverts à l’altérité et à la diversité religieuse des visiteurs non chrétiens. L’établissement fonctionne selon un pluralisme cultuel (Trouillet, Lasseur, 2016), tel un lieu de dévotion partagé. Il est fréquenté par des Chrétiens orthodoxes, des Catholiques romains, des Musulmans sunnites, et par des populations pieuses, recherchant un lieu sacré pour se recueillir et prier face à l’icône de Saint-André. D’autres visiteurs, simplement superstitieux, des touristes libres penseurs, non concernés spirituellement, sont seulement curieux de l’architecture du lieu et du site côtier. Ils se limitent à la prise de photographies.
Ce lieu de vie communautaire fonde surtout sa fréquentation, sur la présence de la fontaine miraculeuse, à un degré moindre sur l’église, et sur la visite du monastère. Au pied de la bâtisse monastique, au bord de la mer Méditerranée, sourd une source miraculeuse naturelle, dont l’eau est mise en bouteille et vendue in situ (Document 2). Les visiteurs boivent cette eau, s’en enduisent le visage et les bras, et achètent également des bouteilles. Ce type de source d’eau miraculeuse est sensé guérir la maladie, apporter du réconfort. Dans le monastère, sont également vendus des cierges, fabriqués par les jeunes moines de cet établissement religieux
Figure 2 Saint André. Source miraculeuse
Le tourisme s’immisce dans les lieux de l’islam soufi en Tunisie Marabouts (zaouïas) et soufismeLe soufisme est commun aux trois branches de l’islam, sunnisme, chiisme, et kharidjisme. Il est fortement enraciné au Maghreb et apparaît avec l’islam, dès le VIIIe siècle, en réaction à une pensée et une religion trop formalistes. Il se structure dès le XIIIe siècle, période à laquelle, les grandes confréries soufies sont devenues des puissances économiques et sociales (Syrie, Égypte).
Ce n’est qu’à partir de l’essor du wahhabisme, dès le XVIIIe siècle, et du salafisme au XXe siècle, que se développe un discours virulent à l’égard du soufisme, considéré par ces deux mouvements, comme une forme d’idolâtrie, de paganisme (culte des saints, pratique de la transe, ésotérisme, etc.). L’affirmation qu’il n’y a qu’un seul Dieu structure la religion des Musulmans. Certains pays musulmans où le wahhabisme (vision rigoriste et fondamentaliste du sunnisme) est majoritaire, interdisent même le soufisme, le jugeant hérétique.
En Tunisie, après le « printemps arabe » de 2011, depuis le début de la guerre en Syrie et du conflit en Lybie, 100 zaouïas ont été incendiées par de jeunes Musulmans radicalisés (wahhabites, salafistes). Ils s’en sont pris à ces lieux sacrés, où s’enchevêtrent soufisme, culte des saints, maraboutisme, fréquentation touristique, parce que l’unicité du culte d’Allah, selon eux, ne serait pas respectée.
Le terme marabout est polysémique. Il désigne, selon les régions, soit le bâtiment religieux, soit un individu, un ascète, un homme saint (sidi), un savant, un maître spirituel (cheikh) se réclamant de l’islam ou d’un syncrétisme musulman (soufisme).
En France, le terme marabout est le plus utilisé. D’autres termes synonymes existent au Maghreb et au Machrek : koubba (signifiant coupole en arabe), wali (Tunisie, Algérie), türbe en Turquie (Rieucau, Souissi, 2016). Ces termes désignent tous un petit établissement religieux, contenant le tombeau d’un saint, une école coranique, un cimetière attenant, réservé aux membres de la famille du saint. Le mausolée est aussi appelé marabout au Maroc. Les marabouts ou mausolées (tombeaux des saints) sont présents dans l’islam sunnite et chiite. En Inde, le Taj Mahal est un mausolée.
Les marabouts, au sens des individus, fondent leurs pratiques sur une lecture ésotérique du Coran. Ces maîtres spirituels, descendants de saints soufis, mènent une vie mystique entraînant le respect de leurs fidèles. La communication avec le saint, enterré dans la zaouïa, détenteur de pouvoirs bénéfiques (baraka,), se fait au moyen d’offrandes déposées au pied du tombeau (sucre, pièces de monnaie, etc.). Encore au début du XXIe siècle, lors de fêtes rituelles, des sacrifices d’animaux ont lieu dans les zaouïas : têtes de coq tranchées, moutons égorgés (Rieucau, Souissi, op. cit.).
La zaouïa de Sidi Mehrez à Tunis, lieu de culte soufi et du tourisme internationalLe mausolée de Sidi Mehrez (b-Rieucau, Souissi, 2020), installé dans la zaouïa éponyme, classée monument historique en 1912, est situé dans la médina de Tunis. Cette zaouïa a été restaurée dans les années 1990. Ce marabout (mausolée, coupole, salle de prière, hébergements), constitue, au même titre que la grande mosquée proche, un des patrimoines les plus visités de cette ville médiévale arabo-musulmane. Depuis son inscription, par l’UNESCO, au patrimoine mondial de l’humanité, cette médina reçoit chaque année, 220 000 visiteurs.
Cette zaouïa urbaine, abritant le tombeau du saint patron de la ville de Tunis, connaît une fréquentation partagée, entre fidèles, pratiquants soufis issus de toute la Tunisie, touristes tunisiens et visiteurs internationaux (polonais, russes, européens de l’Ouest, etc.), dans une mixité homme-femme et dans une diversité intergénérationnelle (Document 3). Les guides touristiques insistent sur le rôle de protecteur envers les Juifs, joué par le sage Sidi Mehrez (950-1022), qui repose aujourd’hui dans le mausolée (Mahersi, 2006).
Figure 3 Zaouïa de Sidi Mehrez. Tombeau
La zaouïa de Sidi Mansour à Sfax, tensions entre soufisme et sunnismeDans l’ensemble de la métropole de Sfax, deux zaouïas ou walis (appellation locale) sont particulièrement fréquentés par les habitants : Sidi Bouakazine au sud et Sidi Mansour au nord.
Les fidèles et visiteurs de la zaouïa de Sidi Bouakazine, au sud de Sfax, lui reconnaissent plusieurs avantages. Elle offre, en saison estivale, un confort bioclimatique, quand les températures diurnes dépassent 40°C (Jarraya, 2020). Des pouvoirs sont attribués au saint qui y repose, dont l’apaisement supposé des crises d’épilepsie. Le lieu permettrait également un ressourcement, le rétablissement d’un équilibre psychologique, l’acquisition d’une estime de soi.
Le wali côtier de sidi Mansour (b-Rieucau, Souissi, 2020), est construit au XVe siècle, sur un cap situé à 12 km au nord de la ville de Sfax. Cette zaouïa est consacrée au saint noir Sidi Mansour Gholam, considéré comme un sage (wali). L’édifice se compose d’un dôme de couleur ocre, abritant le tombeau du saint et d’une extension en mosquée, faite d’un minaret et de deux dômes blancs, l’ensemble formant un petit complexe religieux et social (Document 4). Bien qu’accolés, marabout et mosquée fonctionnent séparément. L’installation côtière, sur ce site, de la mosquée et de la zaouïa, est liée à la présence de l’eau de mer, considérée comme pure dans l’islam, et permettant de se purifier lors des ablutions qui précèdent la prière.
Figure 4 Sidi Mansour. Mosquée et zaouïa.
Toute l’année, hommes et femmes, venus de la métropole de Sfax, viennent comme l’on dit, « visiter le wali ». À l’intérieur du marabout, les pratiques religieuses consistent à prier, à réciter des versets du Coran. Les fidèles apportent des cierges, de la nourriture, en offrande aux pauvres (morceaux de viande, plats de couscous), qu’ils déposent au pied du tombeau du saint. En été, des dizaines de personnes peuvent se rassembler et circumambuler autour du sanctuaire. En juillet et août, fonctionne à proximité du wali, un marché municipal aux poissons, où s’installent des pêcheurs locaux, pour écouler leur production. Des vendeurs proposent de la viande cuite en méchoui. Des commerçants ambulants proposent des jouets aux parents et enfants.
Bien que très respectée et fréquentée par les Sfaxiens, la zaouïa de Sidi Mansour n’est pas classée par le ministère de la Culture tunisien, ni entretenue par la municipalité de Sfax. Depuis 2011, le contexte de tensions religieuses en Tunisie, consécutif au « printemps arabe » dit « Révolution de jasmin », se traduit localement, par l’agrandissement incessant de la mosquée, aux dépens de la zaouïa. Son gérant déplore, d’une part, d’être dépourvu de titre de propriété, et d’autre part, il se plaint du détournement, par les responsables de la mosquée, des fonds de la collecte du denier du culte musulman.
Plusieurs aspects s’entrecroisent autour de ce marabout : le religieux, le cultuel, le social, le culturel (visites touristiques recommandées par l’Office de Tourisme de Sfax).
La zaouïa de Sidi El Kantaoui à Hammam Sousse : retraite spirituelle et loisirs balnéaires pour des femmes et leurs enfantsLa zaouïa Sidi El Kantaoui, située à 7 km au nord de la ville de Sousse est bâtie sur une colline de 18 m d’altitude, à 500 m du littoral, dans un milieu constitué de pinèdes et d’oliviers. Le marabout est localisé au sein de la station touristique d’El Kantaoui. Cette station comporte un port de plaisance, intégré dans une marina (Port El Kantaoui), un terrain de golf, des résidences touristiques, des hôtels. Son plan de masse se déploie en forme de village balnéaire, inspiré de l’architecture du village de Sidi Bou Saïd, localisé dans la banlieue nord de Tunis, singulier par son style architectural arabo-andalou (Rieucau, Souissi, 2016).
Ce lieu religieux soufi (coupole, tombeau du saint, salle de prières, hébergements) est enchâssé dans un paysage touristique et récréatif, lié au tourisme de masse littoral. Le marabout est intégré dans les circuits touristiques de la ville de Sousse. Ce lieu cultuel et de sociabilité pieuse est préexistant à la station d’El Kantaoui. Il jouxte un parc aquatique et des résidences hôtelières. Cette station littorale a été frappée par un attentat terroriste, perpétré par un groupe affilié à l’État islamique, en juin 2015, entraînant la mort de 38 personnes, principalement des touristes britanniques.
L’histoire de cette zaouïa, située dans la municipalité de Hammam Sousse, qui en possède le terrain, remonte au début du XVIIIe siècle, avec l’arrivée à Sousse, d’un réfugié « morisque » (les Maures sont expulsés d’Espagne au début du XVIIe siècle), d’origine andalouse, du nom de Sidnè Cheikh. Ce musulman sunnite, versé dans les questions spirituelles, riche, est généreux avec les pauvres (aide fournie aux pêcheurs locaux, aux marins en escale). À sa mort, sa maison prend son nom, en respect de son œuvre sociale et deviendra la zaouïa Sidi El Kantaoui. Son corps repose dans le tombeau situé sous le dôme.
La zaouïa offre un hébergement, surtout estival, bon marché, pour les Tunisiens. Les visiteurs, pour seulement 23% d’entre eux, mentionnent seulement les pratiques religieuses, comme raisons de leur visite. Globalement les motivations les plus citées par l’ensemble des personnes enquêtées sont : le dépaysement, la possibilité de faire une retraite spirituelle, la recherche de la sociabilité, couplés avec l’agrément des loisirs offerts par la station touristique.
Les fidèles, pèlerins et visiteurs du marabout proviennent en majorité de Hammam Sousse, de Sousse, de la région du Sahel. La fréquentation de cet établissement s’effectue en association avec celles d’autres zaouïas de la région. Des milieux sociaux différenciés (75% des enquêtés ont un niveau d’études primaire et secondaire) fréquentent le lieu. Les jeunes générations (35% des enquêtés ont moins de vingt ans) (Rieucau, Souissi, op. cit.), se retrouvent en fin d’après-midi, en groupes, aux abords de la zaouïa, pour se rafraîchir l’été, et pour le plaisir d’être ensemble.
Les femmes (âgées de 40 à 60 ans) représentent 63% des pratiquants du lieu. Parmi elles, 43% sont des femmes au foyer, sans profession, en situation de précarité sociale et économique. Elles sont les seules utilisatrices des hébergements. Face à leurs difficultés, elles recherchent les pouvoirs supposés du saint (baraka), ainsi que la manifestation des génies et des esprits censés envelopper ce marabout. Des mères de famille et leurs enfants y séjournent, surtout en été (séjours de deux à quatre jours en moyenne). Aux prières quotidiennes, s’ajoutent les loisirs offerts par la station littorale. Les activités de plage, les promenades dans le port de plaisance, des visites au parc de loisirs Hannibal Park, occupent leurs journées.
Au début du XXIe siècle, plus le lieu religieux est complexe (sacralisation/désacralisation, réaffectation successives), s’il est le siège de tensions religieuses, s’il constitue un emplacement disputé ou partagé entre les cultes des religions abrahamiques, plus son intérêt grandit, plus la curiosité des touristes internationaux s’aiguise.
Au Maghreb, la plus petite zaouïa, même isolée, peu accessible, accueille ses fidèles, des pèlerins, reçoit des touristes non soufis, non musulmans. En Méditerranée orientale, dans la partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie, le moindre monastère chrétien orthodoxe grec vend des produits du terroir, commercialise des « souvenirs » du lieu (cierges, objets artisanaux, etc.), collecte le denier du culte, et ouvre largement ses portes aux visites touristiques. Ces monastères sont également accueillants pour les non chrétiens, en particulier pour les Juifs et les Musulmans.
Sur l’île de Chypre, les moines des monastères chrétiens orthodoxes grecs, en Tunisie, dans les zaouïas, les descendants de saints soufis, les gérants, s’interrogent sur les intentions, les motivations, manifestées par ceux, de plus en plus nombreux, qui fréquentent et visitent leurs établissements religieux. Plusieurs catégories et types de populations ressortent de l’analyse des personnes intéressées par ces lieux : croyants, non-croyants, fidèles réguliers, irréguliers, pratiquants impliqués, non impliqués dans le culte, personnes superstitieuses, individus mus par un élan spirituel imprécis, curieux de la géographie du site, passionnés de son architecture, férus de son itinéraire historique.
Jean Rieucau juillet 2021 Quelques lignes de Michel Sivignon sur la fréquentation des monastères grecs en complément à l’article de Jean RieucauOn se limitera ici à quelques mots sur le tourisme religieux dans l’espace orthodoxe grec, pour mettre en perspective les notes de J.Rieucau sur Chypre Nord, envahi par l’armée turque en 1974. Les monastères et plus largement l’Eglise orthodoxe de Chypre dépendent du patriarcat de Constantinople.
Quiconque, avec ses motivations propres peut visiter les sites religieux orthodoxes, en respectant les réserves spécifiques locales. Celles du Mont Athos sont bien connues. Mais il en existe d’autres, par ex. certains monastères de moniales sont interdits aux hommes.
Le développement du tourisme de masse a inclus dans les visites proposées de nombreux sites religieux. Les motivations des visiteurs ne sont pas toutes de l’ordre du tourisme: sont-elles des touristes les femmes qui à genoux, le 15 Août dans l’île de Tinos, grimpent la longue série des escaliers de pierre qui mènent à la basilique? En pays orthodoxe les visites aux sites, aux objets (reliques, icônes) font partie du culte.
Le tourisme de masse se surajoute à ces vieilles pratiques. Les touristes viennent pour satisfaire leur curiosité pour l’architecture, les œuvres d’art, les paysages, et, sauf pour les orthodoxes de toute origine, les particularités du culte leur apparaissent comme un élément du pittoresque.Michel Sivignon juillet 2021
BibliographieAlbrecht P.Y., 2004, Au cœur des zaouïas, rencontre avec des soufis guérisseurs, Presses de la Renaissance, Paris.
Barkey K, 2017, Le monastère de Saint-Georges et ses visiteurs non chrétiens, Coexistences, Lieux saints partagés en Méditerranée, Musée de l’Histoire et de l’Immigration/Actes Sud, Paris, p 66-65.
Froment P., 2019, La Méditerranée, La Documentation Photographique, CNRS-Éditions, Paris, 64 p.
Jarraya M., 2020, La fréquentation estivale de la zaouïa Sidi Bouakazine (Sud de la ville de Sfax) : quelles considération bioclimatiques et thérapeutiques ?, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 67-85
Mahersi H., 2006, Sidi Mehrez, Soltane El Medina, Éditions Déméter, Tunis, 301p.
Rieucau J, 2020, Introduction, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 11-34.
Rieucau J., Souissi M., 2016, La zaouïa au Maghreb. Entre le religieux et le tourisme rituel. Le cas de zaouïa de Sidi El Kantaoui (Tunisie), l’Harmattan Paris, 98 p.
a-Rieucau J. Souissi M., dir. 2020, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, 252 p.
b-Rieucau J., Souissi M., 2020, Un lieu sacré vivant, siège d’une religion populaire, ouvert au tourisme, les zaouïas en Tunisie, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 87-113.
Trouillet P. Y., Lasseur M., 2016, Les lieux de culte entre territoires et mobilités du religieux : cadre théorique et perspectives contemporaines depuis les Suds, Cahiers d’Outre-Mer, Bordeaux, n°274, [En ligne]
Jean Rieucau
Professeur émérite (géographie)
Université Lyon 2
jeanrieucau@orange.fr -
13:00
Montpellier l’audacieuse
sur Les cafés géographiquesLes berges du Lez © maryse.verfaillie
Les Cafés géographiques ont proposé à leurs adhérents un court séjour à Montpellier, cité millénaire qui se réinvente à toute vitesse. Son cœur ancien, l’Ecusson, est presque entièrement réhabilité. Son extension, le long des berges du Lez est spectaculaire puisque les architectes les plus audacieux de la planète s’y sont donné rendez-vous.
Un dossier a été réalisé par les organisateurs : Maryse Verfaillie, responsable Voyages des Cafés géographiques. Et trois Montpelliérains : Gloria Huet-Garcia, co-organisatrice de ce séjour, Jean-Pierre Huet et Jean-Luc Pépin qui ont réalisé techniquement l’impression du dossier en version papier pour les participants et en version pdf, ci-dessous.
-
21:35
Des lieux entre mémoire, géographie et imaginaire (3) : La route de Leh (Inde)
sur Les cafés géographiquesUne route. Pas une autoroute, une voie express, un périphérique, mais une route étroite, sinueuse, au bitume mal ravaudé. C’est pourtant cette route qui relie deux univers opposés, celui des jardins luxuriants des miniatures mogholes à celui des terres minérales et arides des hautes terres himalayennes. Parmi les peu nombreuses routes transhimalayennes, la NH 1D conduit de Srinagar, capitale d’été du Cachemire, à Leh au cœur du Ladakh, le « pays des hauts cols ».
L’aventure commence par un séjour paisible dans la ville qu’aurait fondée Ashoka il y a plus de 2000 ans. Située à 1760 m d’altitude, Srinagar offre une villégiature fraîche en été à ceux qui veulent fuir la touffeur de la vallée du Gange et de la plaine du Penjab. Rois bouddhistes, empereurs moghols, maharajas hindous puis colons britanniques en ont goûté l’atmosphère.
Srinagar est une ville de verdure et d’eau. Entourée de rizières en terrasses que surplombent les sommets enneigés de la chaîne Pir Panjal, elle séduit surtout par ses jardins, les jardins de Shalimar, conçus sur le modèle des jardins persans, lieux de repos, de plaisir et de méditation. C’est pour son épouse bien aimée que l’empereur moghol Jahangir les fit aménager au début du XVIIe. Les jardins, strictement structurés, sont dédiés aux fleurs et aux arbres mais surtout à l’eau, présente sous la forme de canaux, de fontaines, de bassins.
L’eau est au cœur de la ville avec le lac Dahl, un lac habité. De nombreuses maisons flottantes occupent le lac, legs des Anglais qui n’avaient pas le droit d’acheter de terres où construire les résidences de leur villégiature estivale. Bien sûr nous y logeons, au milieu des fleurs de lotus. De minces shikaras (barques) se glissent entre les house-boats pour proposer produits du marché et objets artisanaux dont les plus appréciés sont les châles en pashmina, cette laine douce et chaude recueillie sur le cou des chèvres qui gambadent au-delà de 4500 m d’altitude. « Séjour idyllique » dit le guide, avis que partagent tous ceux qui n’ont pas de curiosité excessive sur la qualité de l’eau du lac qui sert à tous les usages domestiques.
Mais il faut abandonner les douceurs du Cachemire pour affronter les pentes raides du Petit Himalaya. 400 km de route et plus de 2000 m de dénivelé pour atteindre Leh avec une étape nocturne à Kargil, en bus catégorie B, choisi non par souci d’économie mais parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de transport.
La route glissante et les virages serrés n’expliquent pas, seuls, la lente progression du bus brinquebalant. Il faut céder constamment la place aux véhicules, camions et jeeps, de l’armée indienne chargée de protéger la région de toute nouvelle incursion chinoise depuis le conflit sino-indien de 1962, quinze ans plus tôt. Pour « punir » le gouvernement indien d’avoir donné asile au dalaï-lama, les Chinois ont envahi une première fois le Ladakh en 1959. Ils réitèrent trois ans plus tard et, victorieux, annexent le Taksai Chin au Xinjiang.
Nous quittons la vallée du Cachemire en grimpant sur des pentes bien arrosées par la mousson, à travers des forêts de feuillus. Peu à peu les arbres se font plus rares et plus rabougris. De temps en temps le chauffeur lève les mains du volant pour esquisser un geste de prière lorsque nous dépassons un petit édicule consacré à une divinité protectrice des voyageurs. Cette piété s’est avérée efficace car la route Srinagar-Leh a une place de choix dans le palmarès des routes les plus dangereuses du monde.
Le col de Zodji-La, à 3500 m d’altitude, nous fait pénétrer au Ladakh. C’est aussi une frontière climatique. La mousson ne le franchit pas ; aussi le paysage change-t-il brutalement. Les orangés des roches magmatiques dominent dans un paysage entièrement minéral vibrant sous une lumière intense, interrompu par quelques oasis autour des villages. Au sommet d’un col, le bus est brutalement arrêté. La haute silhouette d’un officier sikh barre la route, les mollets moulés dans des bottes luisantes et la tête recouverte d’un turban rouge vif. Du bout de sa badine il ordonne de balayer la route à de pauvres hères courbés sur leur balai de branchages. Balayer une route à plus de 3000 m d’altitude, au cœur de l’Himalaya….Plus que le théâtre de Ionesco, cette scène incarne pour moi l’idée même de l’absurde.
L’étape du soir se fait à Kargil (2800 m), dernière bourgade musulmane sur la route de Leh. Son principal attrait réside dans son site : vergers et champs fertiles se pressent le long de la rivière Suru, dominés par des pics de plus de 7000 m. Une grande partie de la nuit se passe à écraser des punaises à la lumière d’une lampe de poche. Au petit matin certains voyageurs se livrent à des ablutions sommaires autour de la fontaine avant de reprendre notre vaillant bus.
Panorama de Kargil. Wikimedia. [https:]
Shergol est le premier village bouddhiste. Nouvelle frontière culturelle qui se traduit dans le paysage de multiples façons. Les monastères aux façades de briques blanchies à la chaux sont accrochés aux falaises. Dans les vallées, les chörtens, monuments en forme de bulbe sur plan carré, accueillent les reliques de saints hommes. Il faut les contourner dans le sens des aiguilles d’une montre pour profiter des bienfaits du Bouddha. Cette bénédiction est aussi apportée par les drapeaux de prières tendus en tous lieux ; il suffit d’un souffle pour que la prière inscrite sur les étoffes usées se diffuse dans l’espace. Ici le vent ne fait pas tourner les moulins à grains, il participe à la spiritualité.
A chaque arrêt, le bus recueille des Ladakhis vêtus de lourdes robes rouge foncé et coiffés d’une sorte de chapeau haut de forme en velours aux bords retroussés. La plupart se rendent au marché de Leh.
Dans la dernière partie du voyage, la route surplombe un ruban vert qui forme comme une cicatrice au milieu des roches ocre. C’est la haute vallée de l’Indus qui garde encore son aspect de cours d’eau montagnard.
A la fin du second jour de voyage, nous arrivons à Leh, le « Petit Lhassa ». Les deux villes sont à peu près à la même altitude (3500 m /3600 m). Ce sont d’anciens grands centres caravaniers sur la route méridionale de la soie. La forteresse du pic de la Victoire (17e) est inspirée du Potala du Dalaï Lama. Les maisons sont dans le même style tibétain traditionnel avec leurs toits plats et leurs boutiques ouvertes sur la rue…et on y mange des momos (gros raviolis cuits à la vapeur).
Près de Leh, plusieurs gompas (monastères) sont des hauts lieux du bouddhisme lamaïque, Hémis, Shey…Particulièrement attractif, Thiksey Gompa est un grand ensemble consacré à l’Ecole des bonnets jaunes (Gelugpa), une des quatre lignées du bouddhisme tibétain. Richement doté de peintures murales, de statues, de mandalas, il est très fréquenté au moment des prières et pendant les fêtes de cham où les danseurs sont masqués. Mais la vie est rude pour les moinillons qu’on voit grimper avec un lourd jerrycan sur le dos et sans doute aussi pour les moniales, très discrètes au sein du monastère. Quant aux moines, certes détachés des vanités de ce monde, ils aiment se faire photographier, hilares, mettant en avant un poignet orné d’une -fausse- montre Rolex. Au lever et au coucher du soleil, les lamas appellent à la prière au son strident des longues trompes qui reposent sur le toit-terrasse.
Trompettes sur le toit de Thiksey Gompa © Michèle Vignaux
Aujourd’hui les étrangers ne sont plus les bienvenus à Srinagar déchirée par les conflits intercommunautaires. On arrive à Leh en avion pour loger dans un hôtel 5 étoiles avec WI FI gratuit.
Michèle Vignaux juin 2021
-
15:35
Congo. Un fleuve à la puissance contrariée. Roland Pourtier, CNRS Editions, 2021
sur Les cafés géographiquesLes Editions du CNRS ont confié à Thierry Sanjuan et Marie-Pierre Lajot la direction d’une nouvelle collection baptisée « Géohistoire d’un fleuve ». Il ne s’agit pas seulement d’y étudier un fleuve dans son hydrographie, ses paysages spécifiques, ses aménagements, mais aussi de prendre en compte son histoire et les imaginaires qu’il a engendrés.
Bassin du Congo © carte de N et R Pourtier. Avec l’aimable autorisation de CNRS EDITIONS
Le fleuve Congo est impressionnant par sa longueur (4700 km), par la superficie de son bassin (3 700 000 km²), par son débit (40 000 m3/s en moyenne). Roland Pourtier le qualifie pourtant de puissance « potentielle » dont les aménagements ont régressé après la colonisation. C’est donc dans l’histoire, ancienne et récente, qu’il faut chercher les clés de l’« énigme » Congo.
Le cours du fleuve est resté longtemps mystérieux. Si le navigateur portugais Diego Cao a pénétré dans l’estuaire dès 1482, son exploration a rapidement tourné court car à 150 km de la côte, les premiers rapides empêchaient la poursuite du voyage. Ce n’est donc qu’au XIXe siècle que s’effectue progressivement la découverte du fleuve, à partir de l’amont, du Lualaba (nom donné au cours supérieur du fleuve) dont on ne sut pendant un temps s’il constituait une source du Congo ou du Nil. Et ce n’est qu’au XXe siècle qu’on a identifié sa source principale, le Chambeshi, qui prend naissance dans les hauts plateaux de Zambie septentrionale.
Une autre originalité du grand fleuve africain tient aux fluctuations de sa dénomination. Congo : nom d’un fleuve ? d’une population ? d’une langue ? d’un Etat ? de deux Etats ? c’est tout cela à la fois, mais pas en même temps. Les Européens l’ont d’abord appelé « Zaïre » avant que « Congo » ne s’impose au XIXe siècle. Mais ce mot de Congo est aussi disputé par Belges et Français pour baptiser leurs possessions respectives dont les frontières ont été difficilement fixées au cours de conventions internationales après la Conférence de Berlin. Aujourd’hui, République du Congo et République démocratique du Congo sont voisines et leurs deux capitales, Brazzaville et Kinshasa, se font face, de part et d’autre du fleuve. Elles partagent le même imaginaire et entretiennent la mémoire de leur passé colonial. A l’époque où, dans les métropoles européennes, l’on abat les statues rappelant la colonisation, Savorgnan de Brazza trône devant son mémorial à Brazzaville et Stanley fait à nouveau face au fleuve à Kinshasa.
La géologie et le régime hydrologique variant selon les précipitations et l’apport des affluents expliquent la grande diversité des différentes portions du fleuve depuis les hauts plateaux du Katanga jusqu’à l’embouchure. Des biefs aux eaux calmes navigables alternent avec des tronçons aux eaux tumultueuses (par exemple les chutes Livingstone en aval des deux capitales) et des cataractes.
La voie royale est la courbe de 1700 km qui relie Kisangani au Pool Malebo. La largeur du fleuve qui reçoit alors des affluents à haut débit s’étend jusqu’à 14 km. Mais en aval la navigation est interrompue par des rapides et l’estuaire, de Boma à la mer, se présente comme un dédale de chenaux que des bancs de sable en constant mouvement rendent difficilement praticables. Et ce fleuve géant se jette dans l’océan au milieu de la façade maritime particulièrement étroite de la RDC : 60 km de côtes coincées entre l’Angola au Sud et son exclave de Kabinda au Nord. Le potentiel économique du fleuve se situe donc essentiellement dans son cours moyen. Il reste considérable, mais quel est l’état de ses aménagements ?
Sur une partie du réseau navigable ne circulent que des pirogues. Trois tronçons accueillent des convois poussés (Kinshasa-Kisangani sur le Congo, Brazzaville-Bangui sur l’Oubangui, Kinshasa-Llebo sur le Kansaï), mais la navigation y est parfois entravée par la divagation des bancs de sable et les jacinthes d’eau. Roland Pourtier insiste sur l’état de délabrement des installations depuis la fin de la colonisation : négligence de la maintenance, disparition des balises et des dragues, abandon de nombreux ports fluviaux. Le Congo n’est-il plus qu’un « cimetière d’épaves » ?
Il y eut pourtant de grands projets importés d’Occident comme de Chine mais les financements ont été engloutis les uns après les autres. Depuis une vingtaine d’années l’Union africaine cherche à valoriser l’immense bassin fluvial transfrontalier du Congo et de ses affluents. En 2015 elle a conçu un « Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux » difficile à mettre en œuvre par manque de données fiables.
Cet immense bassin du Congo est peuplé depuis une époque très ancienne, d’abord par des Pygmées vivant de pêche, de chasse et de cueillette (il en reste quelques dizaines de milliers) puis par des Bantous, il y a 3 000 ans, qui ont pénétré la forêt à partir des voies d’eau.
Aujourd’hui une centaine de groupes distincts se partagent le territoire, très attachés à leurs particularismes et à leurs droits coutumiers sur les ressources, ce qui engendre des conflits à répétition que ne peuvent juguler des Etats trop faibles. Concurrence entre sectes religieuses, oppositions politiques entre fédéralistes et unitaristes en RDC, entre nordistes et sudistes au Congo-Brazzaville accentuent la fragmentation de la population.
Mais les activités économiques divisent surtout la population entre « gens d’eau » et « gens de terre ». L’outil de travail des premiers est la pirogue utilisée pour le commerce comme pour la pêche sur les cours d’eau, les étangs et les lacs. Les seconds pratiquent l’agriculture itinérante sur brûlis, produisant une grande diversité de plantes. Il est intéressant de noter que la base de l’alimentation actuelle est assurée par deux plantes d’origine américaine, le maïs à l’est (Katanga, Kasaï) et le manioc à l’Ouest. Les projets visant à développer l’agriculture agro-industrielle n’ont jusqu’alors pas abouti. Cet échec est aussi celui des plantations, en ruines depuis l’Indépendance. En ce qui concerne l’exploitation de la forêt elle-même, on peut parler de réussite dans le Nord du Congo-Brazzaville car elle prend en compte l’aménagement durable alors qu’elle est catastrophique en RDC où les codes forestiers ne sont pas respectés.
Roland Pourtier insiste sur la répartition sexuelle des tâches dans l’agriculture. Une fois les terres défrichées par les hommes, ce sont les femmes qui assurent tout le travail, des semis à la cuisine. Le portage quotidien de lourdes charges entre les champs et le village en constitue la part la plus pénible. Le géographe met en relation l’absence de greniers qui éviteraient ces transports récurrents avec l’absence de prévisions. On n’investit pas pour le futur.
Le futur se présente surtout sous la forme du défi démographique. L’absence de données récentes n’en facilite pas l’étude. Jusqu’en 1960, la population du bassin du Congo n’aurait pas dépassé 15 millions. En effet un fort taux de mortalité a suivi l’arrivée des Européens. Effets de la traite et épidémies du début de la colonisation se sont ajoutés aux endémies du milieu équatorial. Mais phénomène plus surprenant, la Première Guerre mondiale a été suivie d’une très faible fécondité (on parle de « neurasthénie raciale »). Depuis les années 1960, la RDC connait, au contraire, une explosion démographique avec un taux de croissance annuelle de 3,2%. Le frein au développement que représente l’hyperfécondité semble mal perçu par la population et les autorités commencent juste à en prendre conscience. Néanmoins le bassin du Congo reste encore globalement peu peuplé.
Pour exploiter ce vaste territoire qu’est le bassin du Congo, le fleuve semble être la voie royale, mais c’est une idée fausse comme en témoignent les faibles densités de population de la vallée en opposition aux régions orientales et méridionales relativement peuplées (entre 50 et 100 hab./km2). Hommes et marchandises doivent contourner les obstacles naturels du fleuve. Aussi dès l’époque coloniale s’est posée la question du mode de transport des produits d’exportation, ivoire, bois précieux, ballots de latex…Un modèle fluvio-ferroviaire s’est donc imposé avec la création de la voie ferrée Matadi-Léopoldville en 1898. Le chemin de fer et la route sont donc indispensables sur certains tronçons. Mais actuellement tous les modes de transport sont en difficulté. Certes le milieu équatorial est contraignant (pluies intenses, glissements de sol…) mais c’est la gestion défaillante des pouvoirs publics qu’il faut incriminer, ce qui décourage les investisseurs étrangers. Aucun projet n’a actuellement abouti en RDC. Le Congo-Brazzaville s’en tire mieux avec la réalisation d’un axe fluvio-ferroviaire Bangui-Brazzaville-Pointe Noire qui contribue largement au développement du pays.
Mais alors qu’en est-il de la puissance que le fleuve devrait assurer aux pays de son bassin et particulièrement à la RDC (relire le sous-titre de l’ouvrage) ?
Médiocre utilisation du Congo comme voie de transport de marchandises, mais aussi médiocre utilisation de son énorme potentiel hydro-électrique. Bien que disposant de cette énergie renouvelable et non polluante, le bassin du fleuve affiche un des taux d’électrification les plus bas d’Afrique.
Pourtant les chutes d’Inga, en aval des deux capitales, constituent un site exceptionnel avec leur débit de 40 000 m3/s transportés sur 25 km. Dès 1929 il y eut un premier projet associant barrages, centrales et industries électriques, mais, trop ambitieux, il fut abandonné puis repris puis abandonné. Aujourd’hui deux centrales modestes construites en 1972 et 1982 ne fonctionnent qu’à 50% de leur capacité par défaut de maintenance et ne profitent pas à la population, ayant été conçues pour des projets industriels pharaoniques et irréalisables.
Si beaucoup d’investisseurs étrangers ont été découragés, il semble que se profile un nouveau sauveur, la Chine, premier investisseur actuel en RDC, qui a déjà une position dominante au Congo-Brazzaville). Ce sont les entreprises gestionnaires du barrage des Trois Gorges sur le Yangzi qui ont signé un accord sur la réalisation d’un Inga III, accord largement motivé par les énormes besoins en minerai du pays de Confucius.
La production minière du Katanga est en effet le deuxième fondement de la puissance potentielle du Congo. Actuellement elle bat des records, particulièrement celle du cobalt, indispensable aux batteries des voitures électriques, dont le prix a triplé entre 2015 et 2018. Pourtant ONG et Banque mondiale sont d’accord pour souligner que cela n’a contribué en rien à améliorer le sort des gens, victimes de la corruption des dirigeants. Le travail minier est même celui où se rencontrent les plus fortes inégalités puisqu’à côté des grandes entreprises très outillées travaille une population misérable d’adultes et d’enfants (les « creuseurs ») dans une économie de survie.
Troisième élément potentiel de la puissance, l’« or bleu ». Alors qu’une grande partie de l’Afrique souffre de stress hydrique, le Congo et ses affluents pourraient fournir de l’eau pour irriguer les pays voisins. Il y a bien quelques projets modestes d’acheminement d’eau vers le lac Tchad, mais ils rencontrent l’opposition de la classe politique pour qui toucher à l’eau du fleuve, c’est « faire atteinte à la souveraineté nationale ». Un espoir réside dans la création récente d’un « Fonds bleu » regroupant des pays de l’Afrique sèche autour du Congo.
Les villes les plus anciennes sont situées le long du fleuve, là où se sont fixés les marchés locaux auxquels se sont superposés les « postes » de la période coloniale. Plus tard les mines et le chemin de fer ont donné naissance à d’autres villes comme Lubumbashi.
Les « villes du fleuve » se sont développées sur une seule rive car les ponts sont rares. Autour du centre européen, s’étalent des quartiers aux maisons basses, sans cesse élargis sur l’espace rural car la ville exerce une forte attractivité sur les paysans, même pourvus de terres, alors que la misère et l’« économie de la débrouille » y prédominent. En effet elle représente malgré tout une espérance de changement.
Une des originalités du Congo est d’accueillir, en face à face, sur chacune de ses rives, deux capitales, Kinshasa et Brazzaville. Pourtant aller d’une ville à l’autre n’est pas toujours facile, non pour des raisons géographiques, mais pour des raisons politiques. Ferries, canots, pirogues franchissent facilement les 2 km qui les séparent mais les deux villes sont rivales. Et si Kinshasa l’emporte par son poids démographique (10 millions d’habitants environ), Brazzaville est plus attractive par son niveau de vie, ses productions littéraires (nombreux écrivains, dont Alain Mabanckou bien connu en France), sa presse abondante et variée.
Tous les trafics, licites ou illicites, entre les deux capitales empruntent la voie d’eau. On peut s’étonner de l’absence d’un pont. Plusieurs protocoles en ont déjà envisagé la construction mais ils n’ont pas abouti faute de financement. Un dernier accord a été conclu en 2018 entre les deux chefs d’Etat. Il s’inscrit dans un projet d’aménagement régional qui permettait entre autres le transport des minerais du Katanga vers les ports de l’Atlantique. Mais manque de moyens et Covid-19 se conjuguent pour en retarder les travaux, une fois de plus.
Faut-il être optimiste sur l’avenir du bassin du Congo ? Peut-il sortir de cette apparente contradiction qui associe richesses naturelles et dénuement de la population ?
Roland Pourtier espère une solution dans les nouvelles préoccupations écologiques d’une large part de l’opinion mondiale. Alors que les pays développés n’attendaient de cette région que ses minerais et son pétrole, on commence à s’intéresser à la forêt, deuxième « poumon » de la planète après l’Amazonie et riche d’une grande diversité animale et végétale. L’exploitation raisonnable des ressources forestières permettrait le développement de l’ensemble de la population et non uniquement d’une « oligarchie prédatrice ».
Mais quel que soit le type d’économie choisie, rien ne se fera sans l’effort des hommes en matière de pacification intérieure et d’éducation.
L’ouvrage est très riche en informations et agréable à lire. Il justifie sur plus de 200 pages son sous-titre qui définit la situation du principal Etat du bassin, la RDC. Chaque chapitre est l’occasion de rappeler les nombreux projets d’aménagement qui n’ont pas abouti et dont les financements ont disparu dans des poches privées. Un des pays africains les mieux pourvus en ressources, un des pays au plus faible indice de développement humain (175e rang sur 189). Espérons, avec Roland Pourtier que les inquiétudes portant sur la forêt équatoriale toucheront plus l’opinion mondiale que le sort des enfants du Katanga.
Michèle Vignaux, Juin 2021
-
21:44
Le Monde à l’heure chinoise
sur Les cafés géographiquesÉric Chol, Gilles Fontaine, Il est midi à Pékin, Fayard 2019
La Chine nous fascine depuis toujours. Les titres d’ouvrages qui lui sont consacrés en témoignent : Quand la Chine nous précédait, Quand la Chine s’éveillera, etc. Aujourd’hui, nul ne l’ignore, la Chine veut redevenir l’empire du Milieu. Elle veut effacer les « 150 années d’humiliations » (1799-1949) vécues sous les dominations coloniales des Occidentaux et des Japonais.
Le 1er octobre 1949, est proclamée la République Populaire de Chine. Pékin retrouve son statut de capitale et pour assurer l’unité nationale, Mao Zedong décide de supprimer les 5 fuseaux horaires en vigueur depuis 1912, au profit d’un seul, celui de Pékin. Actuellement, une même pendule règle la vie quotidienne de 1,4 milliard de Chinois sur les 5 000 km d’Est en Ouest de l’empire du Milieu.
Xi Jinping l’affirme : « Les pays qui ont tenté de poursuivre leurs objectifs de développement par l’usage de la force ont échoué. C’est ce que l’histoire nous a appris. La Chine s’est engagée à maintenir la paix et à construire une communauté de destin pour l’humanité ».
Ces paroles, brutales, illustrent la volonté du Dragon, aujourd’hui bien éveillé, de rattraper puis de dépasser la puissance des Etats-Unis.L’ouvrage, Il est midi à Pékin, est écrit par
– Eric Chol, directeur de la rédaction de l’Express, correspondant à Hong Kong de 1996 à 1999,
– Gilles Fontaine, rédacteur en chef de Challenges, qui a réalisé de multiples reportages en Chine depuis une quinzaine d’années.
Ce livre comporte 38 chapitres qui analysent selon les 24 fuseaux horaires de la planète les implantations chinoises les plus stratégiques, les plus variées, les plus pharaoniques.Le projet, grandiose, s’inscrit dans le programme Belt & Road Initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », qui rappellent le temps où les caravanes de chameaux traversaient l’Asie et le Moyen Orient pour faire parvenir jusqu’à Venise les soieries, les épices et les porcelaines les plus fines.
La dictature communiste chinoise a tout appris du grand capitalisme occidental. Elle tisse une immense toile d’araignée planétaire pour acquérir les ressources dont elle a besoin (matières premières, terres agricoles, technologies apprises dans les plus prestigieuses universités anglo-saxonnes) et partout, elle injecte des milliards de dollars pour construire des routes, des voies ferrées, des ports, des aéroports et des câbles sous marins pour se relier à ses principaux clients et fournisseurs. Elle affirme que ce projet sera « gagnant gagnant ».
Le Tigre chinois adopte partout la même stratégie :
1er temps : l’offensive de charme
2ème temps : la réalisation des projets dans un entre soi chinois et leur sécurisation par des bases militaires
3ème temps : la mise en place du piège de la dette auprès des banques chinoises, afin que désormais les pays concernés obéissent au doigt et à l’œil et adoptent « une mondialisation à la chinoise ».?L’importance des routes maritimes.
C’est la deuxième fois que la Chine se lance à la conquête des océans, 600 ans après l’expédition de l’amiral Zheng He, sous la dynastie Ming de l’empereur Yongle (1405-1433).
Plusieurs chapitres sont consacrés à la réalisation d’un « collier de perles maritimes ».
Le premier exemple est fondamental pour la Chine : elle doit pouvoir sortir de chez elle, c’est-à-dire de la mer de Chine méridionale. Mais toutes les grandes puissances sont aux aguets.
Pékin considère que les îles Spratleys et Paracel sont chinoises et se moque éperdument du droit international. Des îlots sont pourvus de ports et d’aéroports.
Et en quelques années seulement la Chine s’est dotée d’une flotte maritime forte de 600 bâtiments de combat et de soutien. Cette flotte est numéro 2 derrière l’US Navy.
Sept chapitres étudient les grandes escales portuaires sur toutes les mers du monde et dans les régions polaires. Plusieurs sont consacrés aux îlots éparpillés au milieu de nulle part mais qui détiennent des zones économiques exclusives et sur lesquelles la Chine installe des infrastructures : îles Marshall, jadis théâtre des rivalités atomiques entre Etats-Unis et URSS : îles Salomon, jadis connues pour Guadalcanal et ses GI ; île de Clipperton où flotte encore le drapeau français. On peut retenir deux exemples portuaires majeurs.
Dans le sultanat d’Oman, une zone économique spéciale a été créée en 2011 par le sultan Qabous bin Saïd. Comme ses voisins, il sait que la rente pétrolière ne va pas durer et qu’il faut au plus vite trouver d’autres ressources, à l’exemple de Dubaï ou en utilisant les splendides plages de sable qui peuvent attirer des millions de touristes en hiver.
La ville de Duqm sort de terre en 2011 et dès 2016, arrivent les investissements chinois : 11 milliards de dollars sont mis sur la table pour créer un port et une Sino-Oman Industriel City. Les Chinois arrivent de Ningxia, province autonome et musulmane de la Chine.
Stratégiquement l’emplacement est génial : à mi-chemin entre l’Inde et l’Afrique, à proximité du golfe Arabo-Persique mais en dehors du détroit d’Ormuz que les Iraniens pourraient fermer. Les auteurs de l’ouvrage précisent que les Chinois ne sont pas les premiers arrivés. Déjà se sont installés des Portugais, des Coréens, des Qataris, etc. Le sultan a autorisé la marine chinoise à y faire escale, mais il avait déjà autorisé la marine américaine à faire escale. Le sultan se proclame aussi neutre que la Suisse.
Djibouti fut pendant longtemps « la » base militaire française de la Corne de l’Afrique, dans le Territoire français des Afars et des Issas. Aujourd’hui Djibouti est un territoire indépendant, qui dès 2003, ouvre son port aux Américains, Japonais, Italiens, Espagnols.
En 2017, l’arrivée des Chinois n’est pas franchement une surprise car la position est stratégique. Elle assure le contrôle du détroit de Bab el Mandel qui permet l’accès à la mer Rouge et au canal de Suez. Cette voie maritime assure une continuité entre mer Méditerranée et océan Indien, c’est l’une des voies les plus fréquentées du monde.
Pour les Chinois, Djibouti est aussi l’accès au continent africain et immédiatement une voie ferrée est construite pour atteindre Addis Abeba. Une zone franche prend place sur le port et aussi un aqueduc pour apporter l’eau nécessaire au développement de cette zone aride.
L’implantation de la Chine dans les régions polaires est déjà très connue. Le Groenland peut contrôler la 1ère route maritime du Nord-Est qui relie directement la Chine à l’Europe.
Dans l’Antarctique, la Chine détient déjà 4 bases scientifiques dont Great Wall installée au plus près du Cap Horn. Elle rejoint les 12 pays qui s’étaient partagés le continent au traité de Washington en 1959. Aujourd’hui une cinquantaine de pays sont présents. Les routes maritimes sont bien gardées !? Les routes terrestres ne sont pas moins nombreuses et permettent tout autant que les routes maritimes d’importer les matières premières nécessaires au développement de la Chine et d’exporter des produits finis. Ces routes irriguent les continents et rejoignent les routes maritimes du « collier de perles » : ces corridors accumulent les infrastructures. Retenons trois exemples :
Duisburg, sur le Rhin, est le plus grand port terrestre du monde. Ce hub multimodal reçoit 80 % des trains en provenance de Chine en 2019. Plus de cent sociétés chinoises y sont installées et la cité allemande est liée depuis 1982 par un accord de jumelage avec la ville de Wuhan, autre port terrestre, désormais suspecté d’être le point de départ de la pandémie qui affecte la planète depuis 2020.
Un train mesure en moyenne 700 mètres de long et peut embarquer 50 conteneurs chargés de matériels électroniques et informatiques. Il sillonne les anciennes routes de la soie empruntées par les marchands du IIème siècle av. J.-C. jusqu’au XIVème siècle. Il fait plusieurs escales, retenons celle de Khorgos, au Kazakhstan.
Ville sortie de terre en 2009, à la frontière entre la Chine et le Kazakhstan, elle est le point de passage obligé entre Orient et Occident. En 2019, 180 trains sont passés par la gare ferroviaire de Khorgos. Ils ont desservi, entre autres, la Pologne, l’Allemagne, la France (Lyon).
Le Kazakhstan, ancienne république soviétique, est grand comme 4 fois la France mais dans ses steppes désertiques ne résident que 19 millions d’habitants. Xi Jinping a noué une ribambelle d’accords (pour 30 milliards de dollars) avec son homologue car cette Asie centrale regorge de richesses dont 40 % de la production mondiale d’uranium, du pétrole et du gaz, etc.
Enfin le contrôle de cette région aussi riche que stratégique assure la mise en valeur des provinces de l’Ouest chinois (Xinjiang, Tibet, Yunnan). Le Xinjiang, jadis Turkestan chinois, est aussi cette région peuplée de Ouïgours contraints malgré eux à un développement forcé lié à ces routes qui transportent des matières premières et énergétiques qui ne demandent qu’à être transformées au passage. Nul n’ignore aujourd’hui que plus d’un million de personnes travaillent dans des camps qui rassemblent aux camps de sinistre mémoire de la 2nde Guerre mondiale.
A partir de Kachgar, ville stratégique de l’extrême ouest du Xinjiang, où en 1904, les Russes et les Anglais se partageaient le monde (on peut encore y voir les consulats de ces deux puissances), les Chinois réalisent un CPEC (China Pakistan – Economic Corridor) qui permet d’atteindre l’océan Indien : ce corridor comporte des routes, des voies ferrées, des lignes électriques.
Signalons que la traversée du Pakistan et en particulier de la province du Balouchistan n’est pas de tout repos pour les Chinois. Ici aussi on s’insurge contre leur venue et de nombreux attentats sont fomentés contre les « colons chinois ». Si bien que le corridor est gardé par des soldats chinois et que des professionnels de la sécurité sont venus, sur le modèle américain d’Erik Prince et de sa société Blackwater, assurer la sécurité ! La société chinoise Frontier Services Group, basée à Hong Kong a noué des liens financiers étroits avec Blackwater, entreprise militaire privée.Les routes terrestres et maritimes permettent d’acquérir toutes les denrées nécessaires au développement de la Chine : du bois en Sibérie Occidentale, des produits laitiers en Israël, du cobalt dans la République populaire du Congo, du poisson dans le Golfe de Guinée, de l’uranium au Groenland, du pétrole au Venezuela, etc. Bien d’autres voies vont permettre à la Chine de se positionner tout en haut du podium.
?La puissance par le soft power
Le soft power est défini comme instrument d’influence avec des moyens non coercitifs, c’est-à-dire sans faire la guerre. Aujourd’hui se sont les nouvelles puissances économiques qui le convoitent, dont la Chine. Citons quelques exemples proposés dans cet ouvrage.En Inde, où les classes moyennes s’étoffent (comme en Chine) on ne rêve plus que de voyages. Le géant chinois Ctrip, spécialiste des voyages en ligne, vient de s’installer à New Delhi. Il a juste imité le modèle du géant californien Oracle !
Au Zimbabwe, la Chine peaufine son savoir faire dans le secteur de la télésurveillance. Son leader, Hangzhou Hikvision Digital Technology, détient ¼ du marché planétaire : il est présent dans les stades de football en Allemagne, dans les aéroports français, dans les forces de police au Royaume Uni. Toujours à Harare se développe la technologie de l’intelligence artificielle pour la reconnaissance faciale, en particulier sur les smartphones. Souriez, vous êtes flashés !Dans la pampa argentine se construit une base spatiale chinoise qui a réussi l’exploit de faire atterrir Chang’e 4 sur la face cachée de la Lune. Est-elle seulement scientifique ?
Une surveillance électronique planétaire est déjà assurée par les Five Eyes (USA- RU – Canada – Australie –Nouvelle Zélande) et par l’Europe à partir de l’Ecosse. Souriez, vous êtes toujours plus surveillés !
Des antennes 5 G de la marque chinoise Hua Wei, ont été déployées dans la région de Montpellier. Un accord entre Hua Wei et Monaco Télécom (détenue à 55 % par le français Xavier Niel) a été signé sur la 5 G…
En matière de cyberespace, cinquième terrain d’opérations militaires après la terre, la mer, le ciel, et l’espace, les deux seules grandes oreilles planétaires sont encore la Chine et les Etats-Unis.Le soft power chinois s’implante aussi dans tous les segments de la vie culturelle, de la gastronomie à l’art contemporain.
La Chine s’investit dans la gastronomie, sous toutes ses formes. Le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, est venu à Pauillac et depuis, pas moins de 154 châteaux bordelais sont détenus par des Chinois. Rassurez-vous, ils ne détiennent encore que 3% des surfaces viticoles du bordelais.
Un autre aspect à retenir : la multiplication des Instituts Confucius sur la planète.
Fondés en 2004, ils se sont propagés à toute vitesse : on en compte plus de cent aux Etats-Unis, 15 en France. Ils enseignent le chinois et le culture chinoise en s’associant avec des partenaires locaux. Ils sont l’équivalent des Instituts Goethe en Allemagne ou de l’Alliance française. Mais ils transmettent aussi une propagande sans limites, si bien que la France a fermé celui de Lyon.
Confucius (551-479 av- J.C.) a délivré une doctrine politique et sociale qui dit que : les femmes doivent obéir aux hommes, les cadets aux aînés, les fils aux pères et les sujets à leurs dirigeants. Jusqu’en 1911, le système des examens en vigueur en Chine était fondé sur l’étude du corpus confucéen. Les dirigeants actuels ont trouvé très commode de les remettre en vigueur.
La Chine joue un rôle de plus en plus important dans les institutions internationales : à l’ONU, elle est devenue le deuxième contributeur au financement des opérations de maintien de la paix après les E.-U. En conséquence des casques bleus chinois sont présents dans les zones de guerre. De nombreux postes à haute responsabilité leur sont confiés.L’ouvrage ici résumé dévoile l’immense toile d’araignée que la Chine tisse sur les 24 fuseaux horaires. Le projet grandiose des « Routes de la soie », à plus de 1000 milliards de dollars est aussi délibérément ambivalent : il n’en existe aucune carte officielle. Mais il vise à redonner à l’empire du Milieu le premier rang parmi les grandes puissances
Partout à la manœuvre, affirmant que chaque contrat est « gagnant-gagnant » la Chine prend au piège de la dette tous ceux qui ne peuvent rembourser. Le yuan est devenu une devise de référence à côté du dollar. La suprématie digitale est déjà acquise.
On prête à Napoléon la prophétie suivante : « quand la Chine s’éveillera le monde tremblera ». Alain Peyrefitte en avait fait le titre d’un ouvrage publié en 1973 chez Fayard.
Xi Jinping est l’homme le plus puissant de la planète mais il est mortel. Et la Chine peut aussi être perçue comme un colosse aux pieds d’argile. Deux éléments sont à prendre en compte.
La démographie d’abord : la politique de l’enfant unique a permis le décollage économique, mais il faut qu’il y ait 2 enfants par famille pour assurer le renouvellement de la population. Xi Jinping le demande à présent à ses compatriotes, mais la population vieillit et, en 2100, on ne comptera plus peut-être que 700 000 millions de Chinois au lieu de 1,4 milliard aujourd’hui.
Si la Chine avance à pas de géants, c’est parce qu’elle a confisqué la démocratie. Aujourd’hui s’opposer au Tigre c’est s’exposer à une répression féroce. Mais demain, les Chinois seront-ils toujours aussi obéissants ?Cette carte est issue d’un numéro Hors-Série du Monde [40 cartes pour comprendre la Chine] publié en janvier 2021. Elle permet d’actualiser les derniers projets chinois. Delphine Papin, responsable du service infographie du Monde et Francesca Fatttori (cartographe) évoquent dans ce dossier comment la Chine est devenue le nombril du monde : la conquête ne se fait pas par les armes, mais par les bulldozers et l’aménagement du territoire. La carte ici reprise est celle réalisée par Hao Xiaoguang.
Maryse Verfaillie, mai 2021
-
20:54
De la Baltique à la mer Noire Atlantique
sur Les cafés géographiquesDe la Baltique à la mer Noire et Atlantique sont les titres des deux premiers volumes de la collection « Odyssée, villes-portraits », publiés par ENS Editions sous la direction de Nicolas Escach et Benoît Goffin. Ils viennent de paraître en avril 2021 et l’éditeur annonce pour 2022 deux autres volumes : Arctique et Balkans. Disons-le d’emblée, c’est une réussite éditoriale, bâtie sur une collaboration originale entre des géographes et des artistes, pour faire dans chaque volume le portrait de dix villes entre géographie subjective et littérature de voyage.
Les auteurs (universitaires, écrivains, journalistes, architectes…) n’hésitent pas à donner leurs impressions et leurs ressentis pour mieux faire comprendre l’espace urbain décrit. Quant aux illustrateurs ils composent plusieurs types de dessin à partir de différents documents fournis par les auteurs pour rendre compte de la variété des configurations spatiales. Les dessins du volume De la Baltique à la mer Noire ont tous été réalisés par Marie Bonnin, ancienne élève de l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs. En revanche, les dessins du volume Atlantique ont été l’œuvre d’une dizaine d’anciens élèves de l’école Estienne (un illustrateur différent pour chacune des dix villes).
Pour chaque volume une « introduction subjective »
Chaque volume de la collection propose une introduction de quelques pages qui se veut « subjective ». C’est ainsi que l’espace atlantique est défini comme « une bascule géographique » tandis que l’espace entre Baltique et mer Noire est présenté comme « un intermédiaire menacé ». Le caractère hétérogène de ce dernier ensemble, véritable Entre-Deux russo-européen, apparaît tout au long de l’itinéraire choisi entre Saint-Pétersbourg au Nord et Tbilissi au Sud avec les dix villes décrites dont Riga, Kiev, Odessa, Sébastopol et Sotchi. Si l’expression de périphéries ou de marges vient immédiatement à l’esprit pour décrire cet espace, il faut pourtant ajouter que les régions traversées ont « participé de manière fondamentale à la construction identitaire et mythologique de la Russie et de plusieurs Etats de l’Union européenne ». En tout cas, ces pays et régions d’un Entre-Deux disparate se prêtent clairement à une analyse géopolitique dont les rapports entre la Russie et l’Union européenne constituent la principale clé de lecture.
Dix villes, dix auteurs
Le cœur de chaque volume est formé par dix portraits urbains qui constituent autant de petits textes de quelques pages qui réussissent à faire ressortir « l’âme » d’une ville sans pour autant négliger les principales informations factuelles. Chaque lecteur aura ses préférences parmi ces textes en fonction de ses goûts et ses attentes mais l’objectif de la « géographie subjective » choisi par les deux directeurs de la collection est toujours atteint. Prenons l’exemple de la ville de Sotchi présentée par le géographe Jean Radvanyi qui nous a particulièrement plu. L’auteur se demande pourquoi Sotchi attire tant les Russes et cela depuis le XIXe siècle lorsque cette partie du littoral de la mer Noire devient une des grandes régions balnéaires d’Europe. La réponse à cette question est l’occasion d’évoquer d’indispensables considérations géographiques (la mer, la montagne, le climat « subtropical humide ») et historiques (les étapes d’une histoire mouvementée et coûteuse du développement touristique). Jean Radvanyi met clairement en valeur les trois principaux moments de l’essor de la région de Sotchi (périodes tsariste, soviétique et post-soviétique) en montrant comment ceux-ci sont liés à chaque fois à d’énormes travaux d’infrastructures de transport et d’hébergement. Particulièrement réussie, la dernière partie du texte décrit le Sotchi russe à l’heure de l’olympisme pour conclure sur le nouveau visage de la station touristique.
« L’offre de séjour s’est nettement améliorée, transformant une partie de la ville, auparavant populaire et bon enfant, en une résidence à la mode, avec ses boutiques, restaurants et clubs de luxe, hôtels multi-étoilés et yacht-club, même si la qualité des services reste à améliorer. Curieusement, à l’heure où le régime critique les influences pernicieuses d’un Occident amoral et cynique, le grand parc d’attractions d’Adler et les résidences de Krasnaïa Polina sont des calques de leurs modèles nord-américains mais, pour le touriste russe moyen, cela ne fait qu’ajouter à un charme dépaysant. »
(Jean Radavanyi, in De la Baltique à la mer Noire, page 132)
Des doubles pages de géographie en mouvement
Une autre réussite de la collection réside dans les transitions faisant passer d’une ville à l’autre « en pointant les seuils, les gradients, les rebours et les carrefours ». Sur deux pages, une illustration d’inspiration cartographique souligne un fait essentiel de l’espace compris entre deux villes voisines qui est explicité dans une courte légende. Ainsi, entre Sébastopol (présentée par le géographe Kevin Limonier) et Sotchi (présentée par Jean Radvanyi), l’illustration représente le gigantesque pont de Crimée construit sur le détroit de Kertch et inauguré par Vladimir Poutine en 2018. La compréhension géopolitique de la région est immédiate : contrôle russe de la mer d’Azov, enchevêtrement territorial des zones continentales et maritimes de l’Ukraine et de la Russie, ligne de front de la région séparatiste du Donbass, etc. La légende de la double page « cartographique » est rédigée par Benoît Goffin qui a proposé avec Nicolas Escach des documents ayant permis le travail de l’illustratrice Marie Bonnin. Cet exemple, parmi beaucoup d’autres, souligne le remarquable travail d’équipe à l’œuvre dans cette collection qui a innové pour mettre en résonance textes et propositions graphiques.
Nous attendons avec impatience les parutions prochaines annoncées pour 2022 (Arctique et Balkans).
Daniel Oster, mai 2021
-
13:17
Joyeuse Amazonie ou l’expédition en Guyane française de Raymond Maufrais
sur Les cafés géographiquesR. Maufrais préparant son expédition
Dans Aventures en Guyane [1] un récit vécu jusqu’à la mort et écrit entre juin 1949 et janvier 1950, Raymond Maufrais parvient à lier intimement recherche de l’absolu et géographie. Né à Toulon en 1926 et fils unique, il participe à 18 ans aux combats de la Libération. Durant l’après-guerre il voyage comme reporter dans les pays nordiques et part ensuite au Brésil se joindre à une expédition chez les Indiens Chavantes dans le Mato Grosso. Il rentre en France puis repart trois ans plus tard, en 1949, à 23 ans en Guyane française. Son carnet intime, miraculeusement retrouvé par un indien au cœur de la forêt amazonienne en Guyane française, est écrit sans recherche d’e?ets littéraires. La trame de ce récit est fondée sur une sincérité totale de l’auteur à l’égard de son périple, des peines, des échecs, mais surtout de ses découvertes géographiques et humaines. Motivé par la quête d’une nature vierge, et d’une « vie pure », son objectif était d’établir la jonction Guyane-Brésil par le fleuve Jari, en solitaire, à pied et en pirogue. Ce jeune explorateur rêvait de parvenir aux monts Tumuc- Humac encore inexplorés.
(© Collection Maufrais AAERM)
Cet espace géographique a contribué à nourrir le mythe d’un Eldorado en Guyane, di?usé par Walter Raleigh [2] dès 1595, créant ainsi une « bulle dans l’imaginaire européen » [3]. Il fut décrit comme une chaîne de montagne mystérieuse et inaccessible peuplée d’indigènes. La persistance de ce mythe, encore très vivace en 1950, s’explique en partie par l’absence de levées topographiques et par une transmission littéraire et vécue. Ce lieu idéalisé correspond dans les faits à une succession de dômes structuraux et d’inselbergs enchevêtrés ne dépassant pas 900 mètres d’altitude et non peuplés. Ces données, Maufrais ne pouvait les connaitre.
Son carnet de route, soutenu sans cesse par un esprit pionnier et écrit sous la forme de notes quotidiennes, veut dépeindre cette expédition avec une totale et intense transparence. Jour après jour, Maufrais décrit son épuisement progressif, le fait qu’il ne cesse de se consumer physiquement et psychologiquement. Serait- il tombé dans le piège de l’Eldorado et quel or cherchait-il vraiment ? Bien que l’on puisse s’étonner de la façon dont il a préparé son expédition: des moyens matériels inadaptés, une préparation hâtive, un endettement… Il reste que ce carnet nous livre une description très intéressante de la Guyane de l’après-guerre et de la fascination qu’elle pouvait alors exercer.
Il est intéressant de suivre le processus et l’itinéraire de cette expédition: le débarquement à Cayenne, ses rencontres avec les orpailleurs, les Bushinenges, les métropolitains, les Antillais, ses premières découvertes de la faune à travers sa rencontre avec un jaguar, des tortues…Ce carnet est d’abord un témoignage géographique et social sur les différences culturelles et identitaires qui unissent ou séparent les habitants de Guyane. Il est aussi une lumière sur les modes d’habiter propres à la forêt amazonienne, les mobilités intenses bien ciblées dans un lieu réputé désert et hostile. On pourrait penser que Maufrais dédie son œuvre à mère Nature et ouvre ainsi la réflexion écologique qui va caractériser notre époque. Ce carnet nous rappelle, en effet, que si la nature est indispensable à l’homme, la réciproque n’est peut-être pas nécessaire.
Il s’agira dés-lors de voir comment ce témoignage est représentatif d’une certaine Guyane de l’après-guerre, à partir d’éléments sociaux et géographiques, et d’une vision occidentale de l’Amazonie.1. De l’imaginaire aux réalités géographiques et sociales guyanaises.
Parti du Havre et arrivé à Cayenne le 8 juillet 1949, via le Gascogne, navire de la Compagnie générale transatlantique, Maufrais s’étonne que le navire se soit « transformé en marché persan ». Il décrit, en fait, la multiculturalité de la Guyane et des Antilles françaises et anglaises où le navire a fait plusieurs escales. Les « ponts sont envahis d’Hindous, de Noirs, de métis, de Chinois ». Bien que maladroite, cette phrase montre la richesse culturelle de la Guyane des années 50. La Guyane, en e?et, a connu d’importantes migrations. Les « Noirs » sont les Bushinengués, aussi nommés de nombreuses fois les « Bosh », qui accompagneront Maufrais sur une grande partie de son expédition. Il s’agit des descendants d’Africains transportés comme esclaves au Surinam, ex- Guyane hollandaise, où ils s’installèrent au sud- est, ainsi que sur le fleuve Maroni. En 1950, ils sont localisés dans l’ensemble de la Guyane française. Les « métis » présents sur le navire sont principalement des Antillais créoles, descendants d’esclaves eux aussi. Leur présence sur le Gascogne était motivée par l’or dont recèle abondamment la Guyane. Sont-ils tombés eux aussi dans le « piège de l’Eldorado » ? Les « Chinois », terme d’une catégorie englobante, désignent plus généralement toutes les personnes d’origine asiatique, dont les parents auraient migré. Maufrais a vu des Martiniquais, des Surinamiens et des Guyanais d’origine chinoise. On émet l’hypothèse qu’ils soient principalement Hakkas, originaires de Canton, implantés depuis les années 1920-1930 en Guyane. Cette mobilité s’exprime principalement par l’implantation de commerce en Guyane (toujours très présent) par la communauté chinoise et par la promesse d’une vie meilleure. L’auteur évoque à de nombreuses reprises la place qu’ils occupent dans le commerce local : « épicier Chinois », « photographe chinois ». Nous voyons aussi que la Guyane est un territoire de circulation et d’échange à l’échelle nationale (paquebot venant de métropole), mais surtout à l’échelle régionale (liaison Amérique du Sud – Caraïbes). Maufrais évoque peu l’espace urbain car cela lui rappelle la métropole : «Je hais Cayenne. On n’y respire que la médisance. Je hais les villes, leurs mondes, leurs lois ». Le centre historique de la capitale est évoqué, il s’agit de « la place des Palmistes, encombrée de baraques où l’on joue et danse ». Notons que cela correspond à une réalité toujours actuelle. Cette place en e?et, pleine de palmiers royaux, est proche de la préfecture et reste un espace de croisement interculturel. Néanmoins, Maufrais s’attarde peu sur ces aspects, l’appel de l’Amazonie semble plus fort.
Le 4 septembre 1949, Maufrais est toujours à Cayenne. L’expédition prend du retard. Il perd son argent aux jeux. Il cohabite avec un « forçat qui lui raconte sa vie »: il terminait sa peine en tant que « cuisinier, laveur, repasseur, bonne à tout faire, brave garçon, trois évasions, des histoires invraisemblables ». Maufrais indique également la présence de forçats à Maripasoula et dans des villages plus éloignés. Ils étaient « infirmiers» et pratiquaient des soins à la population locale pour purger leur peine. Cet aspect du récit nous montre qu’en 1949 les bagnards font encore partie du maillage de la population. Rappelons que la Guyane est depuis Napoléon III (1854) un espace de relégation pour les bagnards français. L’abolition ne sera effective qu’en 1953, quand un dernier convoi organise le rapatriement de ses ultimes forçats [4].
Par la suite, Maufrais longe la Guyane côtière. Il quitte la capitale, à pied et va de Cayenne à Mana, en passant par Kourou, Sinnamary, en terminant par la jonction Iracoubo-Mana. C’est à Mana, le 6 octobre 1949 qu’il quitte la côte pour s’enfoncer dans la Guyane profonde. Il sera accompagné de « créoles » et de « Bosch » durant une grande partie de son expédition. De village en village nous découvrons la géographie humaine de son périple intra-Guyane, c’est-à-dire d’une autre Guyane. Là est la complexité et la beauté de cet espace, aspects parfaitement compris par Maufrais. D’un espace d’intense marginalité, nous verrons que le sacro-saint modèle du centre et de la périphérie devient caduc face à des espaces dynamiques et vivants, quoique souvent mouvants et éphémères. Maufrais nous livre dés-lors une facette intéressante de la Guyane de l’après-guerre : atomisation politique et économique, urbanisation éclatée, littoralisation de la population et des activités, centre vide et périphéries pleines, espace de mobilités, espace de relégation, espace de comptoir, territoire envié, territoire soumis, espace de circulation des biens et de marchandises, frontière mentale et physique entre la côte et l’intérieur forestier, ainsi qu’un large spectre lié au sentiment d’appartenance territoriale qui diffère selon la personne ou les communautés concernées.2. L’expédition dans la forêt amazonienne : un « enfer vert » qui cache les richesses d’une vie humaine, animale et végétale.
A lire Maufrais, l’expédition parait simple : « je prendrai donc la Mana (fleuve réputé aux 99 sauts); de là, je joindrai l’Itany, puis l’Ouaqui et enfin le territoire inexploré ». On peut se demander (et lui-même s’interroge à plusieurs reprises) pourquoi ne s’est-il pas contenté de suivre le cours de l’Oyapock à l’Ouest, en pirogue sur plus de 370 km afin d’arriver aux Tumuc-Humac. Comme s’il n’avait pu s’empêcher de pénétrer dans la forêt. Ce qui est intéressant, c’est qu’il suit (dès le départ sur le Mana), des commerçants, « les ravitailleurs », groupe composé de femmes et d’hommes qui alimentent, avec leurs longues pirogues en bois aux moteurs allemands (si rares et si précieux à l’époque), de petits villages, voire de simples carbets (abris en bois, ou petites cases) d’orpailleurs ou d’habitants locaux. Maufrais s’insère progressivement dans un réseau humain et naturel « sauvage », dans un itinéraire géographique du Nord au Sud de la partie Est du territoire de l’Inini (l’intérieur de la Guyane). Pour ce faire, il fera escale le long du fleuve Mana dans les villages de Mana, de Fromager Tamanoir et de Dépôt Lézard. Entre ces trois villages, il ne cesse de conter la complexité de passer les Sauts en pirogue surtout en groupe : « tirés à la cordelle, poussés au Takari, les canots franchissent péniblement le double obstacle pour se trouver nez à nez avec le Saut Patowa ». Il passe ensuite sur le fleuve du Petit Inini, a?uent du Maroni, il fera escale aux villages de Dégrad Sophie, Dagobert, La Grève, Cambrouze puis Maripasoula (simple bourgade à l’époque qui ne comprend que « six cases », Maufrais s’énerve même de l’absence d’un poste radio), sur le fleuve du Grand Inini le 13 novembre 1949.
Il ne le sait pas, mais à ce moment, Maufrais a déjà parcouru un peu plus de la moitié de son expédition. Une fois rejoint le fleuve de l’Ouaqui, il s’arrête dans les petits hameaux de Ouaqui, Dégrad Roche, Grigel, Dégrad Vitallo et enfin celui de Tamouri où il sera aperçu pour la dernière fois. Nous sommes alors en décembre 1949. Marge dans la marge, ce chapelet de villages (en 1950) crée des formes de dynamisme par les mobilités qu’il provoque. Si beaucoup de ces villages n’existent plus ou sont réduits en friches, certains ont explosé démographiquement, à l’image de Maripasoula, plus vaste commune de France en 2021. Maufrais s’intrigue de ces espaces où le mode d’habiter est intense et parfois similaire à celui du littoral. On s’y dispute, on va chez le pseudo commerçant pour y acheter du « corned beef » avec des pépites d’or, on y achète un gramme d’or la douzaine de bananes ! On mange, on prie pour certains, on fume et on boit pour d’autres, bref on vit. Ces espaces de vie éphémère, pour certains issus de l’orpaillage (principalement venant des Antilles et notamment de Sainte-Lucie), pour d’autres des tribus amérindiennes comme les Wayana, très présents dans le territoire de l’Inini, créent des paysages de friches : « nous atteignons un terrain peu accidenté (…) il y a eu des cultures. Quelques bananiers sauvages, un citronnier, des arbres sciés, les bois du carbet se sont e?ondrés, la broussaille a recouvert le village Ouapa ». Ici, nous pouvons nous arrêter sur la façon dont la temporalité agit sur la fragmentation paysagère de ces espaces « le long de l’Ouaqui, on aperçoit les traces de nombreux villages devenue vides et désert ».
L’ethnologue Michèle Baj Strobel décrit avec finesse l’installation de ces chantiers éphémères : « Ce pays des ocres en coulées et des verts en cascades est fait de méandres fluviaux et de petites criques qui se perdent dans le sous-bois (…) c’est à proximité des berges que sont installés des chantiers transitoires où l’on lave le gravier, les roches et les alluvions » [5]. L’auteure décrit également la richesse de la pénétration de la créolité (à travers les orpailleurs antillais) dans les bourgs de Maripasoula. Maufrais en a fréquenté bon nombre et a vécu un temps avec eux, même si cela ne découlait pas de son projet initial. Sans eux, il n’aurait surement pas dépassé le haut Mana. On observe également l’échange entre di?érents savoirs culturels et géographiques : Maufrais apporte avec lui du matériel et des pratiques, répandus sur la Guyane côtière mais rares dans l’intérieur « me voici transformé en toubib, prenant le pouls d’un bébé malade, ordonnant tisanes et cachets, supprimant tafia (eau-de-vie composée de mélasse de canne à sucre et de gros sirop) et piments aux estomacs fatigués ». Lui aussi apprend beaucoup, il s’enrichit à travers la connaissance des Buschinenges, véritables maitres des lieux. Maufrais apprend à construire une pirogue, à fuir le jaguar, à cuisiner le manioc, le couac, le wasay, boire le tafia, à s’orienter dans la forêt, à chasser le cochon, l’iguane, le pécari, le hocco. Il apprend progressivement à comprendre et à dompter son milieu, celui de la forêt amazonienne. Maufrais apprivoise progressivement un espace et se familiarise avec un territoire éclaté, mais parsemé d’indices de vie humaine, animale et végétale. Nombre de ses descriptions concernent la majesté de cet écosystème amazonien : « Les lianes énormes traînent par paquets dans le courant et servent d’asile aux martins-pêcheurs qui nous défient de leur vol étincelant, des feux de leur ventre rouillé et des ailes bleu d’acier ». Maufrais loue la forêt amazonienne et nous invite à ne pas l’interpréter aux dépends d’un centre. L’explorateur – comme le géographe- se met alors à douter : espace d’hyper-marginalité, ou espace d’intenses centralités géographiques atypiques ?3. Maufrais : de l’expédition rêvée à l’errance, de la persévérance à la folie géographique.
Plus qu’une expédition géographique, ce périple apparait comme un kairos nécessaire dans la